Capítulo 8 Passé, présent, futur

Assise dans l'herbe verdoyante, dos accolé à sa maison d'enfance, Teska regardait les champs autour d'elle. Elle s'était installée de manière à entendre tous les bruits de la ferme sans être repérée. Ses yeux plein de larmes, du bonheur simple retrouvé, vagabondaient au gré du vent. Du blé partout, une chaleur bienveillante et le silence, tout relatif fut-il, entre insectes vrombissants et oiseaux chantants. Au loin, des arbres magnifiques, des champs de toutes les couleurs avec quelques cabanes solitaires, un ciel bleu sans nuage, pas de doute, c'était le plus bel endroit au monde.

Le vent chaud, bienfaisant, transportait les effluves du passé avec délectation. Le corps de ferme, perdu au milieu du hameau de trois maisons, était lumineux grâce au soleil couchant orangé, qui l'éclairait de toute sa splendeur. Les poules et les oies rentraient dans le poulailler toutes seules, le chien était couché prêt de sa niche, personne ne l'avait dénoncée, ils la connaissaient bien. C'était un soir d'été, comme il y en avait eu tant, et comme il y en aura malheureusement si peu... Teska savourait cet instant, son cerveau se mit sur off, même si elle savait que le temps du bonheur était compté.

Comme dans ses souvenirs d'enfance, rien n'avait changé. Techniquement, c'était logique vu qu'elle était remontée trente ans en arrière, c'est plutôt son passé qu'elle revivait... Mais peu importait, la complexité de l'instant, l'essentiel était de se ressourcer dans un endroit connu et rassurant, car c'est avec certitude que les paysages de Leštane devaient être bien différents dans son présent. Teska aurait pu être déçue, et ce n'était vraiment pas le moment pour cela, même si le concept de « moment », « présent » et « passé » commençait à devenir dangereusement abstrait et que le temps apparaissait comme obsolète.

Teska passa avec douceur sa main dans l'herbe à sa portée, en respirant à plein poumon l'air pur de son enfance. Elle ferma les yeux et s'oublia dans les bras de Morphée, momentanément.

̶ Teska ! Teska où es-tu ?... C'est pas possible, elle a encore filé... Je suis trop vieille pour ces histoires.

Teska s'éveilla, mais garda ses yeux fermés en souriant. Elle se délecta de l'instant, la voix de sa grand-mère lui apparut comme dans un rêve qu'elle ne voulait pas interrompre. C'était un réel plaisir d'entendre à nouveau mamie Miska crier son nom, à cette époque de sa vie, la faire enrager était une source de bonheur vital et une roue de secours inébranlable face à l'absence de ses parents. Teska essaya de se souvenir de l'endroit où elle se trouvait, lorsqu'elle avait pensé à ce souvenir, elle se rappelait juste de l'odeur des champs et de la voix claire et puissante de sa grand-mère.

̶ T'es qui ? lui demanda une voix enfantine.

Teska ouvrit grand ses yeux bleus et se découvrit en version réduite. La bouche rouge sang et de mauvaise humeur visiblement, la petite fille s'accrochait à son panier rempli de framboises plus qu'appétissantes.

̶ Je m'appelle... Teska...

Il était inutile de mentir, de toute façon sa miniature la démasquerait, celle-ci fronça les sourcils, sentant l'arnaque poindre. La petite fille se mit donc en quête de démystifier l'affaire.

̶ Comme moi ?! D'où tu viens ?

̶ De la ville. Qu'est-ce que tu ramènes là ?

̶ Des framboises, je vais faire de la confiture avec mamie.

̶ Tu es sûre ? Moi, je crois que tu vas tout manger avant, et ta mamie va bien rire en voyant ta bouille toute rouge.

La petite fille eut un éclat de rire, le cœur de Teska se serra à lui faire mal, et les larmes qui s'étaient taries lui montèrent à nouveau aux yeux. C'était si bon un rire d'enfant.

̶ File, ta mamie te cherche partout, tu ne lui as pas dit où tu allais tout à l'heure.

̶ Oui, mais moi je sais où elle est ! Tu en veux ?

̶ ...Oui, je veux bien, merci.

Teska tendit la main et attrapa une poignée de framboises, puis elle se regarda partir vers un moment inoubliable avec sa grand-mère. Elle savait que la petite allait courir vers le verger, là où sa mamie Miska étendait le linge. Elle irait s'assoir auprès d'un arbre où le fil était tendu, et mangerait goulument son butin. Miska, arriverait quelques minutes plus tard, les mains sur les hanches, elle commencerait à gronder la petite jusqu'à ce qu'elle s'approche suffisamment pour voir son visage rouge et collant. Là, la vieille femme rirait de bon cœur et la prendrait chaleureusement dans ses bras. Les tâches sur son tablier ne partiraient jamais, mais à chaque fois qu'elle les verrait, c'est avec affection qu'elle passerait ses doigts dessus, comme pour revivre ce pur moment de joie.

Teska mangea ses minuscules fruits avec délectation. Cette petite boule douce sur la langue, acidulée une fois croquée, lui confirma que plus jamais les framboises ne seraient aussi bonnes que celles-ci.

̶ Il est l'heure, lui dit doucement Miska en s'approchant.

̶ Tu ne devrais pas être là, il faut que tu ailles à l'étendoir, lui répondit Teska une boule dans la gorge.

̶ Ne t'inquiète pas. Je sais ce que je dois faire et surtout quand. Tu me pardonneras, mais je ne peux pas m'assoir à côté de toi, sinon, tu vas être obligée de me relever, et ça ne va pas être beau à voir.

̶ Alors je viens jusqu'à toi, annonça Teska en se levant.

La jeune femme serra avec force sa grand-mère dans ses bras. Elle était si petite, Teska se dit qu'elle aurait tant aimé la connaître davantage, tant aimé comprendre à quel point cette femme était merveilleuse avant qu'elle ne parte définitivement. Tant aimé avoir plus de temps... Le temps... Encore lui... Elle avait la chance de incroyable de pouvoir en profiter, alors elle la saisie. Durant quelques minutes, elle fit l'effort de ressentir chacun de ses muscles et la pression de ceux de sa grand-mère, c'était tellement rassurant. Puis, elle sentit le parfum de la vieille femme et essaya de le graver dans sa mémoire, l'odeur de frais, de fleurs et de framboises... Teska la relâcha doucement, il y avait un point important à éclaircir, et elle voulait la regarder dans les yeux pour cela.

̶ Tu as mangé des framboises ? insinua Teska en essuyant le coin de ses yeux.

̶ Evidemment, tu ne m'en aurais pas laissé une seule ! Alors raconte-moi...lui demanda-t-elle en caressant la joue de sa petite fille.

̶ Que veux-tu savoir que tu ne saches déjà ?

̶ Est-ce que tu vas bien ?

̶ Oui, je vais bien. Est-ce que... Est-ce que tu veux savoir ce qui va se passer ?

̶ Non, ma chérie. Je sais déjà, et tu ne peux pas l'éviter, tu n'as pas le droit de changer le passé. Déjà je me demande comment tu peux être là, et toi petite également.

̶ Je n'ai plus besoin du Chandrakant. J'arrive à créer les vortex avec mes mains.

Miska la fixa, une expression grave sur le visage.

̶ Teska, ce n'est pas naturel.

̶ Les voyages dans le temps ne le sont pas non plus. Mes gènes ont muté.

̶ Tes gènes ? Mais qu'est-ce que tu vas devenir ?

̶ Je ne sais pas mamie, je suis l'unique exemplaire de mon espèce !

̶ ... Oh... Tu n'as pas d'enfant Teska ?

̶ Non, mamie, ce n'était pas compatible avec ma personnalité. J'ai essayé d'avoir la vie que l'on voudrait qu'une femme ait pour être heureuse, mais ce n'est pas pour moi, ça ne fait pas mon bonheur.

̶ Très bien, très bien, tant que tu te sens bien, ça me va. Tu as un bon métier ?

̶ Oui, je suis chercheur, dit-elle en riant. J'ai été médecin et plein d'autres choses. J'ai recommencé plusieurs fois pour trouver ce qui me plaisait vraiment.

̶ Tu as beaucoup utilisé le Chandrakant ?

̶ J'en ai abusé, je crois... Est-ce que tu peux m'en dire davantage sur lui ?

̶ Je sais qu'il est dans notre famille depuis de nombreuses générations. J'ignore comment, je suis désolée. Ce que je sais, c'est qu'il est sacré. Nous avons essayé de l'ouvrir mais nous n'avons jamais pu.

̶ Pourquoi peut-il nous permettre de voyager dans le temps ?

̶ Je ne sais pas comment il fonctionne... Ce que je sais, c'est que la majorité des pierres à l'intérieur s'appellent des hécatolites. Ce sont des pierres de lune. Je sais qu'il y a également une sélénite à l'intérieur et le symbole au centre est fait en basalte. Les interstices du Chandrakant représentent les phases de la lune inversées. Ta mère disait que c'était ça qui faisait remonter le temps, mais il doit y avoir autre chose, sinon tout le monde pourrait le faire.

̶ Comment as-tu su ce qu'il y avait dedans ?

̶ Ta mère est partie au bout du monde pour le savoir. C'est un objet unique et mystique, mais tu connais ta mère, aussi entêtée qu'une dizaine de mules ! Elle a retrouvé sa trace au Sri Lanka. Il y avait un document sacré qu'elle a pu étudier quelques temps, avec tout le descriptif du Chandrakant. Je ne peux pas t'en dire plus, elle n'a jamais pu tout me raconter, nous avons d'autres urgences à régler actuellement.

̶ Est-ce qu'elle a pu conserver une copie ? Faire une photo ? Je ne sais pas...

̶ Non Teska, ta mère n'avait pas ces moyens à l'époque, c'était déjà très compliqué de quitter le pays, elle est partie à la fin des années soixante, il y avait des manifestations partout, des gens disparaissaient sans laisser de traces... Teska, draga moja*, il faut regarder vers le futur, le passé est immuable... Même avec un coup de pouce surnaturel... C'est magique et incroyable qu'une chose pareille soit entre nos mains. Il faut l'utiliser avec intelligence et parcimonie. J'ai confiance en toi, je sais que tu trouveras son utilité et un sens à tout ceci. Les générations qui t'ont précédée n'ont pas eu cette chance et n'ont pas pu empêcher le pire, malheureusement. Mais toi, tu sauras.

̶ C'est vrai ce qu'on dit ? Tu es bien une sorcière ?

̶ C'est possible Teska... J'ai un don que je t'ai transmis par ta mère. Je ne subis pas l'influence du Chandrakant et il y a bien une raison à cela. Je t'ai dit tout ce que je savais, c'est à toi maintenant de trouver les réponses. Pose-toi juste les bonnes questions.

Miska souriait sans cesse, voir sa petite fille adulte lui donna confiance en l'avenir, et en ses futurs choix. Elle prit les mains de Teska dans les siennes et les serra comme seule une mamie sait le faire.

̶ Il faut que je parte maintenant, tu m'attends dans le pré et tu vas manger toutes les framboises. Je ne sais pas quelle bêtise tu vas inventer si je ne suis pas au rendez-vous. Tu me promets de faire attention ?

̶ Oui ne t'inquiète pas pour moi, je suis grande maintenant !

̶ C'est vrai, tu es forte ! Je le vois. Je suis très fière de toi, et tes parents aussi. Si tu savais à quel point nous t'aimons. Tu es celle pour qui nous nous sommes le plus battus, et nous avons eu raison, tu as de grandes choses à faire. Prends ce qui est offert et accepte que cela suffise.

Miska la serra une dernière fois dans ses bras et partit sans se retourner en fronçant le nez de mécontentement. La vieille femme avait bien vu qu'une autre personne attendait son départ pour accomplir un autre dessein. L'apparition ne lui plaisait pas, mais le futur évolue, il ne fallait pas tirer de conclusion hâtive, ni intervenir. Ce qui devra arriver, arrivera...

Teska suivit sa grand-mère du regard, puis baissa ses yeux vers sa main, où la vieille sorcière avait discrètement glissé quelque chose. Encore un mystère à la mamie Miska, une phrase incompréhensible lancée innocemment à la volée, qu'elle balançait d'ailleurs à tout bout de champ depuis sa petite enfance, et une minuscule pierre, d'un bleu profond dans sa paume. Ses mains émirent des arcs électriques, elle enfouit la pierre dans sa poche de veste avant de l'abîmer avec ses super pouvoirs. Tandis qu'elle regardait sa grand-mère partir, un nouveau pincement au cœur endolorit sa poitrine. Teska se demandait pourquoi il fallait qu'elle parte aussi vite et qu'un nouveau secret apparaisse sans plus d'explications. Elle aurait aimé la garder contre elle une éternité et lui poser un million de questions. Pouvait-elle figer le temps ?

Une ombre la fit doucement sortir de sa rêverie. Une femme émaciée qui avait son propre visage en plus mature et abîmé marchait vers elle. C'était elle, et en même temps, c'était une autre personne, et sa coupe de cheveux extrêmement courte n'avait rien à voir avec cette sensation étrange qui la perturbait. Ce corps futur paraissait plus fort que l'actuel, marqué par la douleur et insufflant la peur par son air agressif, prêt à en découdre au besoin. Que se passerait-il dans les années futures ? Mais a-t-on vraiment envie de savoir, se demanda Teska, il est parfois plus rassurant de détourner le regard face à une situation gênante présente ou future.

̶ Tu es moi ?

̶ Oui, en plus fatiguée, rit-elle.

̶ Tu viens du futur ? Sans le Chandrakant.

̶ Oui, par mes propres moyens, mais techniquement pour moi, tu es mon passé, et je suis le présent.

̶ Oh... Est-ce que je dois avoir peur de toi ?

̶ Si je te fais du mal, je m'en fais aussi. Mais l'inverse n'est pas vrai. Ce serait plutôt à moi de me méfier... Mais tu es intelligente, et tu vas prendre le temps de m'écouter, n'est-ce pas ? Je n'ai pas fait tout ce voyage pour rien...

Teska serra les points, et fit un pas en arrière, pouvait-elle lui faire confiance ? Etait-elle réellement son futur ? Cette situation était plutôt complexe à appréhender et Teska n'était pas prête à se laisser berner après tout ce qu'elle avait déjà vécu. Sa confiance se méritait, et c'était un long chemin à parcourir, même lorsqu'on arborait son propre visage.

La femme du futur laissa le temps à Teska d'assimiler la situation, elle savait qu'elle serait difficile à convaincre, elle se connaissait bien se dit-elle. Epuisée et fébrile, elle s'assit contre la maison. Elle espérait pouvoir arriver au bout de la conversation, avant de mourir devant son passé, ça faisait mauvais genre et elle avait encore quelques investigations à mener après cet entretien. Teska du futur, ne se souvenait plus vraiment de sa vie à ce moment-là, il s'agissait plus d'un souvenir apathique que d'un moment fort en sentiments. Mais elle savait qu'elle pourrait se rencontrer en toute sécurité. Elle se sentait diminuée, il était temps d'essayer autre chose que la science pour résoudre les problèmes majeurs de l'humanité, quitte à avoir du sang sur les mains. Pour l'instant, c'était le sien qui coulait depuis son flan. Elle ne voulait pas inquiéter son interlocutrice, mais il fallait un peu accélérer la conversation. Teska du futur se dévisagea et fit un signe de tête pour amorcer le dialogue.

̶ Je t'écoute.

̶ Je suis toi... Je ne te veux aucun mal, au contraire. Si j'ai fait le voyage c'est pour que tu changes le futur. Il n'est pas ce que tu imagines... Il va y avoir beaucoup de changement et beaucoup plus vite qu'on ne le pensait.

̶ De quel ordre ?

̶ Il y a eu beaucoup de changements, et je n'ai pas beaucoup de temps devant moi. Je vais être succincte, tu devras faire tes propres recherches, répondit-elle en cachant le plus possible sa douleur. D'abord ce fut climatique, nous pensions avoir encore cinquante ans pour amoindrir et maîtriser la hausse des températures, mais nous avions tort. Les dirigeants n'ont pas su entendre les suppliques du peuple, malgré toutes les alertes des scientifiques et les mises en garde de la nature, nous avons mis trop de temps à réagir. Et il est trop tard, mais les riches sont toujours riches et bien portants, tandis que les pauvres sont à l'agonie.

̶ De quelle époque viens-tu ?

̶ 2035.

̶ Mais ça ne fait que quinze ans ! Et qu'est-ce qui m'est arrivée ?

̶ J'ai été obligé de prendre des décisions pénibles, ma vie pour l'humanité. Il est évident que tu n'es pas encore redescendue de ton nuage, mais tu n'auras pas le choix...

̶ Raconte-moi, la coupa Teska vexée.

̶ Ça a lentement commencé en 2020 par beaucoup d'incendies. Depuis longtemps, la surconsommation et la pollution, nous enlisaient dans notre fonctionnement consumériste, à vouloir toujours plus... La plupart des gens étaient tellement obsédés par leurs petits plaisirs égoïstes et fugaces que malgré les efforts de certains, nous avons plongés dans l'abîme. Nous savions, mais nous n'arrivions pas à nous maîtriser. Il n'y a plus d'animaux sauvages, plus de poissons, juste du plastique, des populations entières sont mortes de faim ou tuées sous les balles des pays qui ne voulaient pas aider les migrants en nécessité, d'autres ont été empoisonnés à cause des animaux d'élevages infectés par nos propres produits chimiques et la contamination de l'eau par des organismes dont nous ignorons l'origine. Et il y a autre chose....

̶ La cerise sur le gâteau, j'imagine...

̶ En 2030, le permafrost a complètement fondu, libérant des microorganismes inconnus et des gaz à effets de serre encore plus nocifs que ceux produits par l'industrie ou l'élevage de masse. Nous n'avons rien pu faire. Les forêts ont suffoqué, les arbres n'arrivaient plus à absorber le CO2. Les scientifiques l'ignoraient mais un gaz jusque-là inconnu s'est répandu dans l'atmosphère et a bouché les pores de toute la végétation existante. Tout est mort. Il ne reste plus que les océans pour assurer notre oxygène, mais ils sont trop acides désormais, les poissons sont morts pour la plupart ou n'arrivent plus à se reproduire. Les plantes ont contaminé les sols à cause de cette molécule. Les pluies acides sont tombées du ciel. C'est très compliqué de se nourrir désormais, nous n'avons que des cultures en serres et hors sol, sinon nous nous empoisonnons. Beaucoup de gens sont morts, les plus faibles d'abord... Malgré tous nos efforts, un virus inconnu a décimé les plus âgés et les plus faibles au moment où nous commencions à prendre des mesures radicales pour survivre. La population n'excède pas soixante ans. Les gouvernements se sont effondrés les uns après les autres, nous vivons au jour le jour. On estime qu'un tiers de la population mondiale a survécu...

Teska prit quelques instants pour intégrer l'information, c'était surréaliste... Digne des meilleurs films catastrophes à gros budget et en même temps, tellement plausible.

̶ Mais il y a bien des dirigeants quelque part ?

̶ Ils se protègent entre riches... Ils nous rendent esclaves, c'est ce qu'ils ont toujours fait. Ils ne savent pas mettre les mains dans la terre et vivre de leur labeur. Ils nous montent les uns contre les autres, en montrant du doigt tel ou tel groupe de personnes qui serait responsable de nos douleurs. Alors que le problème est toujours venu de l'élite égocentrée sur ses propres besoins, aussi futiles soient-ils. Que veux-tu faire Teska, l'amour n'a jamais fait fonctionner le monde, c'est bon pour les films...

̶ Et les enfants ?

̶ Il n'y a plus d'enfants... ils sont tous morts à cause des pénuries ou des catastrophes naturelles.

̶ Mais l'espèce humaine va s'éteindre !

̶ L'élite survit... Je me bats pour que le monde renaisse de ses cendres, en construisant une société égalitaire. J'ai créé une arche pour cela. Mais, j'en ai payé le prix cher. Je meurs Teska, je me suis téléportée jusqu'à toi pour que tu réussisses là où j'ai échoué. Tu dois changer le futur.

̶ Mais comment ?

̶ Actuellement pour toi, il y a eu une vaste campagne de vaccination, pour une maladie inventée de toute pièce, il s'agissait en réalité de limiter la reproduction de la population, il fallait diminuer le développement en prévision des dures années à venir. Très peu de femmes ont encore la possibilité de se reproduire désormais, principalement des femmes issues des hautes sphères, mais aussi certaines qui n'avaient pas reçu le vaccin dans les classes sociales inférieures. On voulait réduire la population par l'infertilité, pour limiter les dégâts dus aux manques alimentaires futurs, personne n'avait pensé qu'on se tirait une balle dans le pied en faisant cela. C'est, encore, un monde patriarcal, les femmes fécondes paient le plus lourd tribut, elles sont esclaves pour la plupart, peu importe leur niveau social. J'ai découvert un projet auquel je refuse de donner ma participation, le but étant de séquestrer les quelques dix mille femmes encore fécondes et les inséminer de force pour la reproduction. Compte tenu de l'état de notre monde, personne ne s'en soucierait, ça pourrait même donner lieu à un nouveau trafic. Les enfants qui naitront seront élevés ensemble et endoctrinés pour la défense des nantis. C'est inhumain. Mais ce qui reste du peuple gronde, des factions révolutionnaires se sont créées et tous se mettent en marche contre ceux qui nous exploitent, nous voulons nous libérer, et construire un monde meilleur.

Teska dévisagea son futur.

̶ Qu'attends-tu de moi ?

̶ Tu as remarqué que tu avais des pouvoirs depuis peu...

̶ Oui...

̶ Ce n'est pas le hasard...

La femme du futur se détourna et observa les champs prolifiques autour d'elles.

̶ Je t'ai changé...

Le visage de Teska s'empourpra, tandis que son autre se levait, promptement malgré la douleur, et la saisit à bout de bras, anticipant sa réaction agressive.

̶ Comment cela ? De quoi parles-tu ?

̶ Teska, je t'ai injecté un sérum à base des pierres du Chandrakant directement dans le sang. Tu n'as plus besoin de lui, grâce à ça.

̶ Mais tu as vérifié que je ne risquais rien ? Comment sais-tu que ça n'aura pas d'effets secondaires ? cria Teska en se dégageant.

̶ Je le sais car je me le suis fait aussi. Je n'avais pas le choix pour sauver un maximum de personnes.

̶ Mais pourquoi ?

̶ Tu es la seule à pouvoir supporter le sérum.

̶ Comment le sais-tu ? Qui as-tu testé ?

̶ Joras en a fait les frais... Entre autre.

̶ Pardon ? Tu l'as tué ?

̶ Il était volontaire.

̶ Dans quel but ? hurla Teska.

Les corbeaux nichés dans les arbres alentours s'envolèrent en croassant. Des larmes coulèrent le long des joues de Teska et tout son corps dégagea une aura bleue, irradiant à un mètre d'elle.

̶ Voilà où je voulais en venir, calme-toi s'il te plait. Ecoute-moi bien.

Les deux femmes se regardaient dans les yeux, un dialogue sans parole s'instaura et Teska perdit sa couleur petit à petit.

̶ Comme c'est souvent le cas dans ce genre de situation, des groupes extrémistes se sont créés. Je fais partie de la lutte, nous n'avons plus le choix pour sauver le monde. Avec plusieurs confrères nous avons mis au point le sérum. Plusieurs personnes ont subi les injections car notre but était de réaliser le plus de missions possibles dans un minimum de temps.

̶ Que s'est-il passé ?

̶ Je suis la seule survivante. A priori, c'est dû à mon exposition permanente au Chandrakant depuis mon enfance... Je suis désolée Teska... Nous avons perdu bon nombre de gens brillants, c'est le prix à payer...

̶ Et pourquoi m'as-tu inoculé le sérum ?

̶ Je voudrais que tu reprennes la lutte en amont. Il était trop tard pour nous... Toi tu as toutes tes chances. Construis notre monde dès maintenant, sauve-nous.

̶ Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

̶ Tu es arrivée à un moment de ta vie où tu dois faire un choix. Et il n'est pas encore trop tard pour sauver l'humanité et notre monde, c'est tout ce qui compte.

Teska retourna s'assoir contre la maison, suivie par son autre. Toutes deux regardèrent l'horizon sans échanger, rallongeant ce moment de tendresse avec leur passé.

̶ Tu as détruit le Chandrakant pour ça ?

̶ Oui. J'ai réussi à l'ouvrir avec un laser et j'y ai perdu un doigt... Mais j'ai réussi, dit-elle souriante en lui montrant sa main mutilée. Je te déconseille de l'utiliser comme tu le faisais avant, si tu remontes le temps, tu perdras ton pouvoir et nous serons tous perdus.

̶ Quand m'as-tu piquée ?

̶ Lorsque tu cherchais désespérément le Chandrakant dans ton placard. C'est un de ces moments dont je me souvenais bien. Il fallait que je sois certaine que tu étais seule et que psychologiquement tu pourrais assumer.

̶ Je ne t'ai pas vu... Où est le Chandrakant ?

̶ Joras te le dira... Je te laisse la surprise, ça fait beaucoup d'info pour une soirée... Tu dois le récupérer cela dit. Il doit toujours être à ta portée.

̶ Pourquoi ?

̶ Tu vas au-devant de gros ennuis, Teska... Tu n'es pas à l'abri d'avoir besoin de remonter le temps pour t'éviter une blessure mortelle...

̶ Je voulais sauver le monde... Mais différemment.

̶ Ton projet est obsolète, je suis désolée. Il y a plus en jeu désormais. Je sais que tu voulais enfin trouver le remède au cancer, c'était un beau projet, mais là d'où je viens, même le paracétamol est devenu un luxe... Imagines où nous en sommes.

̶ Qu'attends-tu de moi ?

̶ Tu dois tout mettre en œuvre pour nous sauver, au prix de ton serment.

̶ Tu veux que je tue des gens ? c'est ça ? Tu l'as fait ? Et parce que tu es mon futur, tu penses que je suis prête à cela ? Pourquoi ne pas continuer toi-même ?

̶ Je ne peux pas répondre à tes questions. Le moment présent pour toi est le seul où nous pouvons encore arrêter les choses et inverser à la tendance, c'est tout ce que je peux te dire sans risquer d'anéantir le futur. Prends ceci, dit-elle en lui tendant une boîte de la taille du Chandrakant, mais dans une toute autre matière. Ecoute, notre technologie est bien plus évoluée que la tienne, nous nous sommes associés avec des scientifiques hors du commun, qui le sont devenus par la force des choses, tu peux avoir une confiance absolue.

̶ Qu'est-ce que c'est ?

̶ Il s'agit d'un GPS qui localise les lumières que tu dois « éteindre »... Il se met à jour automatiquement et fonctionne avec des cellules solaires, tu n'as rien à faire. Les ingénieurs qui l'alimentent utilisent tes satellites actuels en empruntant la faille temporelle que j'ai créée en te rendant visite la première fois. Je ne sais pas si cette faille se résorbera ou si le monde sera projeté dans le néant, mais étant donné où nous en sommes, peu importe... C'était un risque à prendre. Il se mettra en route dès que tu retourneras dans le présent. Il ne fonctionne que dans le présent. Ouvre-le.

Teska s'exécuta sans vouloir comprendre et examina le petit objet rond et plutôt léger. Une fois déplié seuls un écran, un bouton rouge et un clavier, on ne pouvait plus basique. Instinctivement, elle appuya sur le bouton. Une carte de l'Europe s'afficha, pleine de petites étoiles. En glissant son doigt à gauche ou à droite, la carte faisait apparaitre un autre continent.

̶ Il peut t'indiquer quand agir au mieux pour ta sécurité. La liste comprend 2500 personnes. Ce sont les personnes qui empêchent l'évolution positive de notre monde. Toutes ces personnes n'ont aucune appétence pour la sauvegarde de l'humanité. Leur seul intérêt pour la vie est pécuniaire. Même après le cataclysme que nous avons vécu, rien ne les préoccupe plus que leur petit confort.

̶ Explique-moi ce que je regarde, s'il te plaît.

̶ Chaque lumière représente un endroit où tu dois te rendre pour ta mission. En appuyant sur les lumières, elles t'indiquent qui est la personne, où et quand tu dois te rendre auprès d'elle. Tu vas voyager à travers le temps, pour éteindre la lumière au moment où, la personne aurait pris une mauvaise décision pour la planète. Nous avons enregistré toutes les données que nous avions à notre disposition sur ceux qui tirent les ficelles en secret et ceux qui agissent en leurs noms. Chaque jour, tu recevras un ordre de mission.

̶ Pour les priver de leur futur...

̶ Exactement. Teska je sais que c'est difficile, mais je sais aussi que tu es notre seule chance d'avoir un futur...

̶ A quel prix... On m'a toujours dit qu'on ne pouvait pas empêcher une catastrophe. Et j'ai essayé à maintes reprises, et elles ont toujours eu lieu. Pourquoi penses-tu que celle-ci pourra être évitée ?

̶ Parce que tu as toujours essayé dans la douceur. Il est temps de prendre les armes désormais.

̶ Et comment ? Tu peux m'expliquer comment je suis supposée faire ? Je suis incapable de tuer quelqu'un de sang froid !

̶ Premièrement, tu vas figer le temps.

La femme lui tendit un sachet en tissus noir. Ce minuscule sac empestait horriblement, Teska se fit violence en l'attrapant.

̶ Je peux faire ça ?

̶ Oui, c'est comme ça que je t'ai inoculé le sérum. Je t'ai figée et j'ai fait l'injection. Tu feras la même chose, mais au lieu d'une injection tu mettras trois de ces graines dans leur nourriture.

̶ Qu'est-ce que c'est ?

̶ Un mélange de grande cigüe et d'autres plantes toxiques. Elles calment, endorment et paralysent les voies respiratoires. Ils ne souffriront pas... Techniquement... Et c'est indétectable, on croit à un arrêt cardiaque.

̶ Une mort à la Socrate...

La femme du futur sourit malgré elle, c'est exactement ce qu'elle avait dit quand un de ses confrères écotoxicologue lui avait tendu le sachet nauséabond.

̶ Et le fait que 2500 hommes d'affaires et politiciens décèdent en même temps ne surprendra personne ?

̶ Ils ne mourront pas en même temps, tu voyageras au moment opportun pour les éteindre. Certains dans les années 60, d'autres en 2000... C'est le guideur temporel qui te dira. Des noms risquent de s'ajouter au fur et à mesure... D'autres hommes prendront le relais de ceux qui disparaissent...

̶ Alors pourquoi ne pas faire autre chose ? Empêcher des guerres ou je ne sais quoi ?!

̶ Parce que tu ne peux pas changer le cours de l'histoire... Je te parle de catastrophe naturelle planétaire, pas d'empêcher de mourir nos parents... C'est impossible de ressusciter les morts, mais on peut empêcher la destruction de notre monde avant que ce soit la fin... Je suis désolée...

̶ Quelles seront les conséquences pour moi ? Est-ce que je reprendrai une vie normale ? A cup of tea and scones at four o'clock ?

̶ Il n'y a que toi qui puisse répondre à cette question, je ne suis pas mamie Miska, je ne connais pas le futur, rit-elle spontanément, son flan la rappela violemment à l'ordre. Je suis désolée mais il n'y aura pas de retour cette fois et il faudra que tu détruises le Chandrakant quand tu seras certaine que tout est sauvé. Est-ce que tu en es capable ?

̶ J'ai l'impression que je n'ai aucun libre arbitre dans cette histoire... Très bien... Autre chose ?

̶ ... Bonne chance.

Teska sentit que l'entretien avec son moi futur touchait à sa fin. Elle savait qu'elle était seule désormais et se poids l'accabla davantage, dure journée se dit-elle. Teska attrapa la main de son autre et la serra fort, lui promettant en un regard qu'elle ferait tout pour mener à bien sa mission. Il fallait prendre ce qu'on lui offrait et accepter que cela suffise. Teska lâcha la main froide de son futur et ouvrit un vortex avec ses mains puis disparut dans l'éternité.

̶ C'est vraiment la seule solution draga moja* ? demanda Miska en se triturant les mains.

̶ J'ai tout essayé baka**, au prix de ma vie... annonça-t-elle en écartant sa veste.

Le sang séché inondait son t-shirt et l'intérieur de sa veste. Miska s'approcha lentement, les larmes coulaient sur son visage. Jamais elle n'aurait pu imaginer cela, la vie aurait dû être belle et lumineuse pour sa petite fille, sinon pourquoi tous ces sacrifices ? Elle se demanda si l'organisation de leur fuite en France avait réellement du sens, s'il ne fallait pas attendre simplement d'être tuées par les milices et laisser le monde à sa perte. Fallait-il vraiment tenter de sauver cette humanité ?

̶ Ne t'approche pas Miska, je ne viens pas de ton temps, je risquerai de te tuer rien qu'en te touchant. Le monde n'est plus celui que tu connais.

̶ Moja devojčica***... Est-ce que tu crois que tout ça en vaut la peine ?

̶ Je ne peux pas répondre à ta question... Mais il peut y avoir encore du beau, si nous changeons l'ordre des choses. Il est temps de s'unir pour ce qui nous paraît juste pour tous... Je vais disparaître Miska, je le sens. Ne t'en fais pas, je n'ai plus mal... Je ne suis qu'une version du futur, j'en écris une nouvelle dès à présent. Je n'ai donc plus de raison d'être. Volim te****.

Un vortex bleu s'ouvrit juste le temps de faire disparaître Teska dans le néant. Miska regarda incrédule l'herbe se balancer dans le vent comme si sa petite fille n'avait jamais été là. Rien... Un deuil après l'autre, il fallait avancer et garder la tête haute vers l'avenir, aussi instable fut-il. Prendre ce qui est offert et accepter que cela suffise.

* Ma chérie en Serbe

**« mamie »

***« ma petite fille » en Serbe

****« je t'aime » en Serbe

            
            

COPYRIGHT(©) 2022