Une chose était certaine, rien n'était meilleur qu'un morceau de sucre qui fond sous la langue et qu'on croque ensuite vigoureusement. Ce goût apaisant et aussitôt désireux de se renouveler, un plaisir insatiable et tellement interdit. Teska, huit ans, regardait avec défi ce pot de sucre en porcelaine blanche de Limoges, peint de ses fleurs roses ridicules, qui venait d'un pays étranger et dont elle était totalement incapable de situer l'origine géographique sur une carte. Un trésor à lui seul, pour sa grand-mère, qui méritait d'être surprotégé, en haut du vaisselier.
Il était formellement interdit d'y toucher. Formellement. La frustration était d'autant plus intense que l'objet fragile et interdit était inaccessible, à moins d'escalader le meuble frontière. Et ça aussi, c'était formellement interdit... Ses petits yeux noirs cherchaient la solution, ses sourcils se froncèrent car une drôle d'impression la saisit. Elle se vit un court instant écrasée sous le meuble. Ce n'était pas un sentiment ou une éventuelle mise en garde de son cerveau, non, on ne réfléchit pas aux conséquences à huit ans... Non, c'était comme si elle avait ressenti la scène. Teska sentit ses yeux effectuer un mouvement anormal, elle les ferma quelques instants pour ramener l'ordre dans son corps tremblant. Du sucre, elle en avait besoin visiblement. C'était une bonne raison pour enfin assouvir cette pulsion irrésistible, même si elle était totalement interdite et d'autant plus séduisante. D'abord, personne ne le saurait... Que pouvait-il bien lui arriver ? Ce n'était pas sa première tentative ; à plusieurs reprises, elle avait tenté de braver les recommandations de mamie Miska, mais la vieille folle surgissait toujours d'on ne sait où juste avant son passage à l'action. A croire que les enfants du village disaient la vérité sur son don de voyance... Teska savait que c'était faux, sinon elle aurait prédit la guerre. Celle-là, elle ne l'avait pas vu venir... Mais pour l'heure, il n'y avait que ce morceau de sucre qui comptait. Ce morceau qui était enfermé dans un pot. Ce pot fragile, qui venait de « je ne sais pas qui » qui avait fait la guerre « je ne sais où »... Enfin bref, le plus simple aurait été d'attraper le balai, d'utiliser la brosse pour faire tomber le pot, et récupérer le sucre entre les morceaux de porcelaine. Mais mamie Miska l'avait déjà prévenue que maman aurait le cœur brisé et pleurerait durant des jours et des jours... Et des jours... Chantage avait-elle envie de rétorquer, mais on ne rigole pas avec mamie Miska, mieux valait changer de tactique. Teska la soupçonnait d'en rajouter, mais à défaut de preuves, mieux valait être prudente, elle était peut-être un peu devin quand même, après tout... Miska avait mis beaucoup de conviction dans son discours... La fillette fit la moue. Il fallait se dépêcher, mamie n'était surement pas loin, elle l'avait vu filer à toute vitesse chez le voisin. La seconde d'avant, mamie Miska épluchait des pommes de terre pour le repas de midi. Elle s'est interrompue toute seule comme frappée par quelque chose, avait posé son couteau et avait couru aussi vite que possible dans la maison d'en face en lui ordonnant de ne pas bouger de la chaise et de finir sagement son coloriage. Mais l'occasion était bien trop belle... C'était le dernier morceau de sucre, maman avait dit qu'on le gardait pour papa, parce qu'il était fatigué de travailler dans les champs et que ça lui remonterait le moral. Et mon moral à moi, s'était-elle dit, ça intéressait qui ? L'école était fermée et personne n'avait le droit de sortir, enfin pas elle en tout cas. Illumination ! Teska ouvrit le placard du bas, posa un pied sur l'étagère et entreprit d'escalader l'immense buffet deux pièces, qui somme toute était effrayant, mais l'effort en valait la peine. D'une poussée, elle tira sur les poignées pour se hisser en haut du meuble et se sentie pousser des ailes. Deux mains la saisir et la levèrent comme une plume, ses pieds battaient dans les airs impuissants et rageurs.
̶ Lâche-moi !!! hurla-t-elle pleine de rage.
̶ Tu sais très bien que c'est interdit fillette ! gronda mamie Miska en la déposant au sol à l'opposé du sucre tant désiré.
̶ Par habitude, Teska croisa les bras, déforma son joli minois dans une expression colérique et fixa le sol. Cette fois, encore, l'échec était cuisant...
̶ Tu vas te faire mal avec tes péripéties. On a bien d'autres choses à gérer, occupe-toi autrement s'il te plaît !
̶ Je veux voir maman !
̶ Teska, je te l'ai dit, maman ne reviendra pas avant une semaine, elle essaie de changer les choses.
̶ Elle veut changer quoi ?
̶ La guerre. Maman essaie d'arrêter la guerre. Et puis ce sont des histoires de grands. Tu ne peux pas comprendre. Trouves toi une occupation, allez, file !
Mamie Miska la poussa dans le couloir et ferma la porte de la cuisine. Conversation terminée. Teska ne se fit pas prier, elle venait d'échapper à la punition en lançant un « je veux voir maman » de circonstance. Les adultes avaient peur de cette phrase, elle était magique. En parlant de magie, il fallait qu'elle sache si cette femme pleine de mystères était ou non une sorcière. Cela devenait perturbant qu'elle sache exactement quand intervenir. Après réflexion, il ne pouvait en être autrement de toute façon. Cela dit, si tel était le cas, il y avait de fortes chances pour que ce soit héréditaire, Teska se frotta les mains mentalement. La fillette poussa doucement la porte de la cuisine, et passa juste sa petite tête angélique dans la pièce.
̶ Maaamie ?
La vieille femme connaissait la question à venir, elle y avait répondu déjà cinq fois auparavant, mais Teska, elle, l'ignorait. C'était ainsi que cela fonctionnait, certains se souvenaient, ou ressentait le souvenir effacé, d'autres non. Miska sourit involontairement et son visage s'adoucit.
̶ Oui, mon enfant ?
Le feu était au vert, Teska avança doucement dans la cuisine, telle une petite fille de huit ans, qui oublie de jouer à la grande, et non comme la furie qui venait de quitter cette pièce quelques instants auparavant. Miska se rassura, en se disant qu'elle n'était qu'une enfant, trop petite pour comprendre tout ce qu'elle savait déjà. Miska avait déjà donné toutes les ficelles à sa petite fille, mais mieux valait la laisser dans son enfance le plus longtemps possible, demain serait un autre jour moins lumineux. Teska la dévisageait. La petite avait surement poser une question qu'elle avait ignoré, toute occupée qu'elle était à ruminer les futurs potentiels et les passés rectifiés. La grand-mère reprit son ouvrage, la purée n'allait pas se faire toute seule.
̶ Est-ce que tu as des pouvoirs magiques ?
̶ Bien sûr que non !
̶ Alors comment tu sais ce que je voulais faire ?
̶ Parce que je te connais bien ! C'était trop silencieux ici, je me doutais que tu préparais quelque chose.
La fillette, incrédule, regardait sa grand-mère comme si elle essayait de lire dans ses pensées, n'y parvenant pas, son visage impénétrable se crispa. Elle s'avança jusqu'à la table et observa sa mamie à la recherche d'une faille. Miska riait intérieurement, heureusement que la petite était là pour lui passer le temps se dit-elle.
̶ Qu'est-ce qui me serait arrivée ?
Miska fut surprise, mais n'en laissa rien paraître. Changement de tactique. Cette enfant la surprendrait toujours. Par cinq fois, le temps avait été modifié sur cette période et à chaque fois l'enfant posait une question différente, mais ayant le même but : savoir comment avait été démasquées ses intentions délictueuses... Depuis le temps qu'elle le remontait, personne ne changeait sa méthodologie d'une fois sur l'autre. Il était probable qu'une mutation de ses propres gênes explique cette adaptation aux voyages temporels. Après tout, elle avait elle-même la possibilité de se souvenir et de s'adapter à la situation sans avoir actionné le mécanisme, capacité que les autres voyageurs n'ont pas.
̶ Et bien, tu serais tombée, voilà tout. Il n'y a pas matière à discuter. Si je t'interdis quelque chose c'est qu'il y a une bonne raison, alors ne cherche pas les histoires, et fais ce qu'on te dit. A ton âge, j'écoutais toujours les adultes, je n'aurais pas fait le quart de ce que tu fais...
Teska fût prise d'un léger vertige et n'entendit pas les remontrances de sa grand-mère. La petite fille se vit à nouveau au sol, cette fois, son genou était blessé.
̶ Est-ce que j'aurais eu mal au genou ?
Miska posa son couteau et fixa le plafond, pour empêcher ses larmes de couler. L'émotion était trop forte et inattendue pour être contrôlée, elle fit cependant de son mieux pour sauver les apparences. Elle n'avait pas le droit d'être faible, trop de combats à mener pour cela...
̶ Oui surement. Allez, va jouer, maintenant. Tu m'énerves avec toutes tes questions ! Va donc fouiller dans le grenier, je suis certaine qu'il y a de vieilles choses qui vont te plaire.
Teska la dévisagea, elle mentait, mamie Miska savait quelque chose mais ne voulait pas le dire. Une chose était certaine, si elle n'avait hérité que d'un seul pouvoir magique de sa grand-mère, c'était l'empathie ! Elle sentait la détresse de la vieille femme, mais ne savait pas comment réagir. Elle paraissait dure comme le roc, mais ce n'était pas la réalité, Teska en était certaine. Pour l'heure, mieux valait faire l'innocente et la cuisiner plus tard... Le grenier lui tendait les bras, et elle avait l'autorisation de fouiner partout, il ne fallait pas louper ça !
Miska, de son air circonspect, la regarda partir. La petite n'était pas ordinaire, c'était certain. Même si elle avait peut-être des facultés se dit-elle, celles-ci n'étaient pas encore assez développées pour se souvenir que la première fois qu'elle était montée sur le buffet la partie supérieure s'était détachée et l'avait écrasée sous son poids. Son petit corps meurtri et transpercé par le verre des placards supérieurs. La deuxième fois, elle s'était cassée le bras en perdant l'équilibre, aucun médecin n'avait voulu faire le déplacement jusqu'à leur maison totalement reculée, et les choses empiraient vite, trop vite, pour une grand-mère de soixante-dix ans, seule. Elle était arrivée cinq minutes trop tard pour l'empêcher de grimper, elle avait juste hurlé depuis la cour, Teska avait perdu l'équilibre, mais le meuble ne lui avait pas volé sa vie, c'était « mieux ». Le temps, quel maître ingrat, elle lui avait pourtant sacrifié beaucoup, son mari entre autres, mais c'était une autre histoire. N'ayant pas le Chandrakant sur elle, Miska était soumise au bon vouloir du porteur. Il suffirait que sa fille remonte de quelques minutes pour qu'elle puisse, potentiellement, monter sur une chaise et attraper ce maudit sucrier, mais au même instant, elle devait empêcher Adem, le voisin, de faire une énorme bêtise lorsqu'il apprit la proclamation de l'indépendance de la Slovénie. Il avait tellement peur d'être réquisitionné pour la guerre et qu'on l'oblige à commettre des monstruosités, qu'il préférait disparaitre. Le spectre de la grande guerre restait présent dans les esprits. Miska avait toujours du mal à la raisonner : « sa mort ne changerait rien », « on ne savait pas de quoi demain était fait », « il fallait attendre » et « on avait besoin de lui, tous les autres étant à la ville, ou morts... Ils étaient beaucoup moins utiles pour le coup », c'est ce qui marchait à chaque fois, un peu d'humour et un verre de gnole. Et hop c'était reparti, mais il fallait se dépêcher un peu plus chaque fois.
̶ Mais pourquoi tu te balades avec de la poire à dix heures du matin ? disait Adem, à chaque fois.
̶ Je ne sais pas, elle traînait là et j'ai eu l'intuition que je devais te l'apporter. Range-moi ce fusil maintenant, ça nous servira dans quelques jours, et laisse le chargé, répondait-elle invariablement l'air mystique, laissant planer le doute sur ses capacités surnaturelles.
Le jeune homme obtempérait plus rapidement à chaque fois, Miska savait quoi dire, à force. Puis, il fallait sauver Teska d'elle-même et de sa gourmandise. Son corps de vieille femme était usé et ne lui permettait plus d'attraper le sucrier, ni de monter sur une chaise, après réflexion. Un cercle vicieux que cette boucle temporelle. Vivement que sa fille revienne et que le futur se remette en place, et qu'on en finisse enfin de tout cela, ce n'était plus de son âge... Elle se promit de briser elle-même cette damnée sucrière dès qu'elle en aurait l'occasion, tant pis pour la peine causée ! Miska espérait secrètement que sa fille arrête d'essayer de modifier le futur, certaines choses ne peuvent être changées, la mort de milliers d'individus en faisait malheureusement partie. Miska n'avait pas pu empêcher la dernière guerre mondiale, malgré tous ses efforts, elle avait dû renoncer et laisser mourir l'amour de sa vie par la même occasion.
*
* *
̶ Non je ne veux pas !
̶ Maman, il le faut, je n'ai pas réussi.
̶ Tu ne peux pas, alors laisse tomber et fuyons !
̶ Non, c'est notre devoir, personne d'autre ne peut agir !
̶ Notre devoir ? Nous avons déjà assez fait, et crois-moi nous avons payé notre dû. ça fait déjà cinq fois que tu essaies, je suis épuisée.
Dans le couloir, des petits pieds nus avançaient lentement mais surement vers la cuisine guidée par des voix familières. Dans sa longue chemise de nuit et serrant sa poupée en tissu contre son cœur, Teska se glissa contre le mur de l'office. La porte était restée entrouverte, une agréable odeur de café titillait ses narines. La petite fille écoutait avec réconfort la voix de sa mère. Celle-ci l'avait tirée de son sommeil avec douceur, malgré l'apparente agitation de la discussion avec sa grand-mère.
̶ Mais tu ne comprends pas que tu ne peux pas sauver tout le monde ?
̶ Il faut essayer.
̶ Jusqu'à quand ? Je ne peux plus assimiler tous ces souvenirs, ma tête explose Dinka. Il faut arrêter et fuir. Notre pays est en guerre, c'est trop tard.
̶ Ils vont tuer des milliers de gens, je ne peux pas...
̶ Nous avons la nuit pour réfléchir, ils n'arrivent que demain soir.
̶ Ils vont tous nous tuer, tu le sais... On ne doit notre salut qu'à Teska qui a trouvé le Chandrakant au bon moment et l'a activé par erreur...
̶ Il faut que tu lui expliques le bon fonctionnement demain matin... Aller, vas dormir, la route était longue depuis Belgrade, et les ennuis ne font que commencer...
̶ Je vais me coucher dans le lit de Teska, si rien ne change dans deux jours... tout sera fini...
Des larmes silencieuses coulaient le long des joues de Dinka, tandis que sa mère la serrait fort et la couvrait de baisers.
̶ Ne pleures pas draga moja*. Tu n'as pas le droit. Tu as fait tout ce que tu pouvais et même plus...
Miska murmurait des mots doux, des mots de mamans qui rassurent et ne veulent croire qu'au meilleur. Elle ne s'autorisait pas à pleurer, son rôle de matriarche lui imposait d'être le chêne qui ne plie pas face au vent, quitte à se briser face à lui.
La petite fille comprit qu'il fallait filer vers son lit et immortaliser l'instant dans son esprit. Demain serait un autre jour et elle saurait, enfin, ce qu'était leur pouvoir magique à toutes les trois.
*Ma chérie en serbe