Capítulo 4 Le bleu de la mer

̶ On en a déjà parlé Joras, c'est non. Je ne veux pas d'enfant. C'était clair. Nous partirons dans un mois pour la Suisse. Organise-toi.

̶ Un mois ? Mais pourquoi est-ce que tu me balades comme ça ? Tu as dit que cette fois nous ne reviendrons pas en arrière, soit, mais je veux des enfants. C'était clair pour moi aussi.

̶ Bien... Je t'autorise à les faire avec une autre.

̶ Tu m'autorises ? Mais qu'est-ce que tu racontes ? Mais tu te rends compte de ce que tu dis ? Et c'est quoi ton plan ? Tu ne m'en as même pas parlé, j'ai l'impression d'être ton animal de compagnie. Tu te rends compte de ton comportement ? Je sais pourquoi tu ne veux pas d'enfant, tu m'infantilises !

̶ Alors comporte-toi comme un adulte... Je ne veux pas d'enfant, point.

̶ Pourquoi ?

̶ C'est mon choix, Joras.

̶ On en a déjà eu, tu étais une mère formidable, j'ai le droit de savoir pourquoi tu me prives de mon plus grand bonheur ?

̶ Arrête d'essayer de me culpabiliser, ça ne marche pas.

̶ Mais explique-toi.

Teska émit un grand soupire.

̶ Les dernières analyses que j'ai pratiqué montrent que nos ADN s'altèrent à chaque voyage dans le temps, nos enfants souffriront de malformations, je ne veux pas leur imposer ça, alors que j'ai la possibilité de faire autrement.

̶ Qu'est-ce que tu racontes ? Les autres étaient en parfaite santé.

̶ Non Joras, je suis au regret de te dire que non. Dorian avait une tumeur cérébrale, inopérable.

̶ Quoi ? Mais comment as-tu pu me cacher ça ?

̶ C'était facile, j'étais médecin à l'hôpital, tout l'équipement à disposition... Pas besoin de ton consentement...

̶ Mais pourquoi tu ne me l'as pas dit ?

̶ Parce que tu n'aurais pas voulu laisser tomber ! tu l'aimes tellement ta famille idéale que tu passes à côté de tout, tu ne te rends même pas compte de ce qui t'entoure. Tu vois les choses petitement, tout ce qui compte c'est ton petit confort. Que ta brosse à dent soit rangée sur la gauche, que la sortie familiale du samedi soit les courses au supermarché comme tous les autres moutons consuméristes et surtout que le monde entier sache à quel point nous sommes classes et enviables. Tu veux que je te traite en adulte ? Et bien change, va faire quelque chose d'utile pour notre monde au lieu de te pavaner en criant partout que tu as une vie parfaite, vois plus loin que le bout de ton nez. Nous sommes nés du bon côté de la planète, ne crois-tu pas avoir un devoir envers ceux qui n'ont pas notre chance ?

̶ A quoi bon ? Pour que tout ce que je fais soit annulé parce que tu décides pour moi de ce qui est juste ?

Les larmes de Joras coulaient à torrent sur ses joues. Il dévisagea Teska la mâchoire serrée, ne reconnaissant plus cette femme insensible, puis se leva. Teska restait assise, partagée entre la colère et la peur de le perdre, elle ne vit pas que Joras avait pris son manteau et se dirigeait vers le garage. Il ne fallait pas qu'il fasse de bêtise, elle n'avait que lui. Fallait-il attendre ? Fallait-il remonter le temps au début de ce diner ? Non, c'était le problème, elle ne devait plus agir sans son accord. Ce n'était pas juste, ni pour lui, ni pour elle. Cela dit, il ne le saurait pas, il ne s'en rendrait pas compte. Ça ne serait pas la première fois, quelques minutes n'altéraient pas tant que ça son corps... La peur l'envahit, qu'allait-il se passer la prochaine fois qu'elle allait remonter le temps, la douleur était bien présente dans son esprit. Quelques heures après avoir réintégrer son corps, elle ressentait des courants électriques dans tout le corps, comme si celui-ci la rejetait, elle suait à grosses gouttes et rien ne la calmait. Cela durait quelques minutes et s'atténuait doucement. Les crises étant de plus en plus douloureuses, l'action méritait réflexion. Au début, elle les sentait plus comme une gêne, elle crut qu'un de ses nerfs étaient coincés lors des chutes qu'ils faisaient en tombant du vortex. Mais elle se rendit vite à l'évidence, son corps ne supportait plus les voyages, aucun moyen de savoir pourquoi. Tandis que Joras ne ressentait pas d'effets indésirables, surement parce qu'il voyageait beaucoup moins qu'elle. Il fallait reconnaitre qu'elle avait tendance à abuser de la magie de la boîte. Pourtant, elle avait fait toutes les analyses possibles et imaginables pour comparer tout ce qui était comparable entre leurs deux anatomies. Et rien... Il fallait qu'elle recommence les analyses et cette fois il fallait creuser son caryotype*.

La voiture de Joras sortit en trombe du garage et disparut dans la nuit. C'en était trop, Teska courut dans sa chambre, cette immense maison vide, ne lui avait jamais parue aussi grande. Ses pensées se bousculaient, elle avait le sentiment d'avoir pourtant tout donné pour leur réussite, un sentiment d'incompréhension dominait sa colère. Une fois dans sa chambre, elle se jeta à genoux au fond de sa penderie, outrageusement pleine se dit-elle, et commença à chercher. Quel était le but de toute cette richesse finalement ? Avait-elle besoin de tous ces symboles extérieurs de supériorité financière, au final, elle n'était pas heureuse, et ce n'était pas l'argent, la reconnaissance ou son niveau d'études qui l'épanouissait. Elle s'était encore trompée de voie. En jetant, derrière elle, tout ce qui faisait barrage entre elle et le Chandrakant, elle se remémora les autres moments difficiles de ses autres vies, était-ce vraiment la solution ? Elle avait l'impression de s'abandonner à la facilité, tout recommencer, encore et encore, il le fallait car elle ne savait pas comment faire autrement. Laisser s'enfuir Joras ? Lui accorder ce qu'il voulait ? Une vie tellement parfaite aux yeux de tous, qui la dévorait de l'intérieur ? Qu'est-ce que ça apporterait au monde d'être juste monsieur et madame tout le monde ? C'était quoi le bonheur ? Mais où était-il cet objet de bonheur ? Elle avait l'impression de ne plus rien savoir, parce qu'au final ce qui est important n'est plus considéré que comme dérisoire lorsqu'on peut tout avoir. Qu'est-ce qui était vraiment important pour elle ? C'était forcément différent pour tous, et visiblement, elle ne pouvait pas placer ses attentes cruciales avant celle de son compagnon, même si elle pensait en avoir de meilleures. Les larmes coulaient sur ses joues, ne pas pleurer, une femme ne pleure pas, une femme c'est fort, ça assume tout, peu importe l'offense ou la douleur, c'était inscrit en elle depuis des générations. Les femmes de la famille hantaient son esprit dès qu'elle se sentait vulnérable. Il était peut-être temps d'oublier ce qu'elle pensait être vrai, et juste se donner le droit d'être elle-même. Il était temps, elle avait le droit, se dit-elle, de rompre avec le passé, et enfin, de se trouver pour devenir.

Teska s'assit la tête entre les genoux, éreintée, il n'était pas là. Le Chandrakant avait disparu. Joras était parti. Elle était seule dans un placard à laisser couler l'eau salée sur ses joues, et même pas de petit chien pour faire un câlin, sourit-elle tristement, elle avait dit non aussi... Joras avait raison pour tout, et même pour les chiens. C'était quand même bien utile un être bienveillant qui vous aime inconditionnellement peu importe votre sale caractère dominateur.

Son corps lâchait, il avait besoin de ce moment, de laisser partir ce qui devait partir, après tant d'endurance. Tant d'années à dominer et tout contrôler. Teska ferma les yeux, et écouta profondément sa respiration, quand une légère douleur irradia sa main gauche. Instinctivement, elle la regarda et découvrit un minuscule point rouge, sur la dernière phalange de son index. Ça ne ressemblait en rien à une piqûre d'insecte. Mais peu importait, le monde aurait pu s'écrouler sous ses pieds, plus rien n'avait d'importance se dit-elle en reprenant sa position initiale, les yeux clos. Une douce chaleur l'envahie petit à petit, ça faisait du bien. Somme toute, la sophrologie avait une action immédiate. Teska continua de respirer. Ce qu'elle ne vit pas, ce sont ses mains qui créaient de fins arcs électriques bleutés. A cet instant, l'information prédominante à toutes émergea dans son cerveau : le Chandrakant avait disparu ?

̶ Oh merde... dit-elle en relevant la tête complètement ravagée par les larmes.

Comme si les filaments avaient peur, ses mains s'éteignirent instantanément. Ce n'était pas encore le moment pour eux de se manifester, mieux valait attendre l'instant opportun et filer sur la pointe des courants bleus électriques.

*

* *

Joras roulait aussi vite qu'il le pouvait, peu importe où. Il fallait juste qu'il s'éloigne de cette femme qu'il ne connaissait plus. Il la haïssait tellement par moments. Des sentiments confus l'assaillaient, l'amour, la haine, la peine, la peur de la solitude, mais il n'avait plus qu'elle. Leur secret les liait, et sans lui, qu'en était-il de ce couple perpétuellement au bord de l'épuisement ? Ses parents lui manquaient, Teska ne pouvait pas remonter le temps et les ramener, elle l'avait prévenu dès le début. La mort aboutira de toute façon, et il ne voulait absolument pas revivre ça. Joras n'avait que 15 ans en 1996 lorsque ses parents étaient partis tous les deux pour un voyage aux états unis. Leur avion explosa en plein vol au large de l'île de Long Island en direction de Paris, sans que l'on ne sache jamais réellement pourquoi. Deux-cent-trente personnes avaient perdu la vie, et Joras avait gagné sa carte d'orphelin. Balloté entre ses grands-parents paternels et maternels, il n'avait jamais manqué de rien si ce n'est de la présence et de l'affection de ses parents. Le hasard avait voulu qu'il tombe éperdument amoureux d'une orpheline également, qui plus est, une orpheline dotée d'un secret de famille hors concours. S'il y avait un palmarès des secrets de famille, celui-ci aurait raflé tous les prix... Pendant que Joras pleurait ses parents et tentait de se construire, Teska et sa grand-mère venaient tout juste d'arriver en France en tant que réfugiées politiques. Joras comprenait bien pourquoi elle ne voulait pas revivre ça, même si Teska avait toujours refusé d'en parler. Ils ignoraient totalement ce qui pouvait se passer dans les couloirs spatio-temporels si leurs destinations géographiques étaient différentes, le risque était trop grand pour tenter l'expérience.

L'autoradio prit le contrôle de l'instant et annonça un appel en cours. Joras ralentit son allure instantanément et appuya avec hésitation sur le bouton vert.

̶ Oui Teska ?

̶ Je te demande pardon, tu as raison, je n'aurais pas dû te cacher toutes ces informations et remonter le temps sans ton accord.

Joras se remémora bien des années en arrière, à cet instant si particulier où ils avaient débarqué dans cette vie. Il comprit le regard vide de Teska. Elle s'était approchée de lui, tel un être sans âme, il se demanda même si « The walking dead » pouvait avoir un fond de réalité. Elle l'enlaça fort. Cette action n'étant pas habituelle et même n'étant pas arrivée depuis fort longtemps, elle déclencha une panique irrationnelle dans son néocortex. Il n'eut cependant pas le temps de faire une boutade dédramatisante. Les bras de Teska se raidirent et l'instant d'après ils plongeaient, sans son accord et avec un immense désarroi, dans le vortex.

̶ Je te remercie, dit-il.

̶ Rentre s'il te plait.

̶ J'ai besoin d'un peu de temps.

̶ Où vas-tu ?

̶ Je ne sais pas... Je roule sans but précis... Je pense que je vais voir le cénotaphe pour mes parents... J'ai besoin de me recueillir.

̶ Ok, je comprends...

̶ Tu pleures ? s'étonna-t-il.

̶ Un peu...

Le cœur de Joras se serra, Teska ne pleurait jamais, comme s'il était interdit d'avoir des sentiments ou de les exprimer. Peut-être était-ce sa culture, son expérience personnelle qui l'avait tellement endurcie ou son fardeau familial. Joras ne saurait jamais, il était interdit de parler du passé avec Teska, il n'existait plus, ne pouvait être changé, il fallait donc ne penser qu'au présent et aux objectifs du futur. Lui, n'était pas comme ça, lui pleurait, il avait le droit. Un souvenir le fit sourire, il ne savait pas qui de ses deux parents avaient dit cette boutade juste avant de prendre ce maudit avion : « pleure, libère tout, tu n'iras peut-être pas mieux après, mais au moins tes glandes lacrymales se nettoies ». Son esprit s'attendrit et la porte de sa maison intérieure s'entrebâilla prudemment.

̶ Je reviens après, ne t'en fais pas.

̶ Le diner va être froid, rit-elle sans conviction.

̶ Tu sais je n'ai plus très faim, dit-il en lui rendant son rire.

̶ Joras...

̶ Oui ?

̶ J'ai un autre problème... qui ne peut pas attendre...

̶ Lequel ?

̶ ... Le Chandrakant a disparu.

̶ Non chérie, c'est juste que tu ignores où je l'ai caché. Il t'est désormais impossible de remonter le temps sans mon accord. Je te laisse.

Joras coupa la conversation sans plus attendre. Il était temps pour Teska de comprendre qui était le patron, du moins, il espérait juste qu'elle ne casserait rien dans leur maison ultra design, ironisa-t-il intérieurement. Il fallait que la situation s'apaise et, en général, ça passait par une crise monumentale impliquant la destruction de biens communs par voies aériennes, mais jamais dans l'intention de nuire, juste pour évacuer la pression. Pouvait-on exiger de la tempérance de la part d'une femme ayant vécu en camps de réfugiés pendant deux ans, juste après avoir vu ses parents mourir sous ses yeux ? Les larmes coulaient encore, par compassion mais cette fois avec un brin de frustration. Il lui avait demandé de ne plus remonter le temps sans son avis, or, si elle avait cherché cette fichue boîte, c'est qu'elle voulait le faire à son insu. Combien de fois avait-elle fait cela pour annuler une dispute ou autre chose ? Combien ? Etait-ce à lui qu'elle tenait par-dessus tout, pour ne pas assumer leurs problèmes ou seulement le confort de leur petite vie de gens aisés ?

Teska regarda le téléphone avec étonnement, il n'avait même pas tenté le coup du tunnel... Elle reposa le combiné et entreprit de ranger tout le bazar qu'elle avait laissé trainer derrière elle. Elle voulait bien être gentille mais il y avait des limites... Depuis quand on raccroche au nez des gens, qui plus est de sa femme, sa femme qui pleure en plus alors qu'elle ne savait même pas qu'elle avait cette capacité physique... Teska était sous le choc. Bon, bon, bon, un moment d'égarement, si on commence à s'énerver pour ça, c'est bientôt la lunette des toilettes qui va prendre son envol à la prochaine incartade, tout cela devenait insensé, se dit-elle. Quelque chose d'étrange se passait cependant, Teska n'avait jamais remarqué ces petites lumières bleues très fines qui couraient le long de ses mains... Encore un effet secondaire du Chandrakant, pensa-t-elle. Sa colère la quitta aussitôt et les lumières disparurent avec elle. Surement un effet d'optique,quoique... Teska se dirigea vers la salle de bain, pour s'examiner du mieux qu'elle put. Tout semblait normal. Elle se regardait droit dans les yeux.

̶ Alors ? Qu'est-ce qui fait des lumières bleues ? La colère ? OK, je vais essayer la colère... T'as rien fait de ta vie, t'as tout gâché, encore. Combien de fois vas-tu recommencer ? Est-ce que seulement tu sais ce qui peut t'apporter le bonheur ? Hein ?

̶ Les larmes coulèrent à nouveau, sans qu'elle puisse faire quoi que ce soit pour les maîtrisées. Un grésillement bleu lui passa devant le visage, elle fut surprise.

̶ Colère, frustration, tristesse... Joras a caché le Chandrakant. Il me l'a caché, pour ne plus que je l'utilise. C'est injuste et ridicule, je maîtrise la situation, il n'a rien à m'interdire. Pour qui se prend-il ? Je lui ai donné la possibilité d'être exceptionnel, c'est comme ça qu'il me remercie ? Que serait-il sans m...

Instantanément, son corps fut parcouru de filaments bleus, elle recula de surprise, avant de s'observer plus longuement. Teska ne voyait plus son visage dans le miroir. Surprise, elle leva les mains devant ses yeux, et se découvrit totalement bleue. Une douce chaleur l'enveloppait partout où les petits éclairs passaient. Mamie Miska n'avait jamais parlé de ça, et bien sûr il n'existait pas de mode d'emploi !

̶ Ok... Bon... Demain c'est prise de sang...

*Le caryotype consiste à observer l'ensemble des chromosomes constituant le patrimoine génétique d'un individu. Une étape de culture des cellules est nécessaire (2 à 3 semaines) de manière à ce que les chromosomes puissent être observés au microscope au moment où ils se divisent. C'est le seul moment où ils sont visibles. On pourra ainsi les classer par paire, et en vérifier le nombre, la forme et la structure.

            
            

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