̶ Teska, pouvez-vous venir voir s'il vous plait ? ... Je pense que ça peut vous intéresser.
̶ Mmmh ?
Teska posa son livre sur les mutations géniques et se rapprocha de son homologue biologiste. Elle ne s'était pas assez renseignée sur les nouvelles techniques de prévention et de guérison du cancer dans sa vie précédente, et regrettait d'avoir agi impulsivement pour leur retour en arrière. Voilà quinze ans qu'elle attendait patiemment d'atteindre ce niveau de compétences, quinze ans d'études acharnées, pour pouvoir enfin divulguer les informations qu'elle avait en sa possession, sans passer pour folle auprès de ses pairs. Mais la réalité était bien plus compliquée qu'elle ne l'imaginait. Se faire une place était un sacerdoce.
̶ Que se passe-t-il Piotr ?
̶ L'étude est concluante, les cellules cancéreuses bloquent la production d'Asporine. Vous aviez raison.
̶ Très bien, dit-elle d'un ton détaché mais souriant à pleines dents sans s'en rendre compte.
Teska était radieuse, enfin, Piotr avait trouvé ce qu'il cherchait, avec prêt de 20 ans d'avance ! Avant leur voyage spatiotemporel, elle avait bien retenu l'étude que le professeur venait de publier : l'Asporine, n'est plus sécrétée par les malades atteints des cancers les plus agressifs, cette protéine aide pourtant l'organisme à construire une barrière protectrice pour empêcher les cellules cancéreuses de se propager. Il s'agit de cancers triples négatifs, c'est l'interkeuline 1-bêta*, qui empêche la production d'Asporine.
Piotr la dévisageait, comment avait-elle pu savoir ? Etait-ce cela l'intuition féminine ? Il y avait bien pensé voilà quelques années, mais ses recherches l'avaient entrainé ailleurs. Un sentiment de regret s'immisça en lui, quel temps perdu...
̶ Teska, comment avez-vous su ?
̶ Peu importe, désormais il faut développer un produit contrecarrant l'interkeuline 1-bêta.
̶ Avez-vous une idée ? dit-il en pensant que la jeune femme n'avait pas encore tout révélé.
̶ Eh bien, vous allez me prendre pour une folle, mais... J'ai bien envie d'étudier les anti-inflammatoires.
̶ Une raison en particulier ?
̶ Une intuition ! Ecoutez, je vous propose de revoir ça demain... Je vous amènerai le produit auquel je pense.
̶ Teska... Je... Je ne comprends pas... Comment avez-vous pu donner autant d'information ? En si peu de temps ? C'est perturbant, votre analyse n'est pas complète, votre théorie également... J'ai besoin de comprendre, il n'y a pas de fil conducteur... Ni d'études préalables sur le sujet... C'est comme si vous me sortiez ça de votre chapeau...
̶ Parfois certaines choses ne s'expliquent pas... Je sais juste que c'est LA bonne voie. Prenez ça comme un clin d'œil du destin !
Teska le regarda fixement avec un sourire forcé, espérant que l'orage soupçonneux passe. Piotr céda le premier et se retourna vers son microscope. Après tout, peu importe. C'était lui qui avait fait tout le boulot... Et la reconnaissance de son travail risquait d'être phénoménale ! Sans compter le nombre de personnes qui seront sauvées grâce à eux, à lui... Il ne savait plus... Il leva les yeux vers ce professeur si particulier et découvrit qu'il était désormais seul dans la pièce. Bon... Après tout... Il fallait désormais passer au processus de tests, les malades, c'est tout ce qui comptait.
Dans les vestiaires, Teska chantonnait. Elle posa, pour la dernière fois, sa blouse blanche dans le bac « sale », prit ses petites affaires et fila joyeusement vers la sortie. Son esprit était en liesse, une bonne chose de faite, et un nom à rayer de la liste ! Maintenant, il fallait s'occuper de la protonthérapie**, et pour cela partir en Suisse. Changement d'air radical et très excitant, elle essayait d'ignorer sa petite voix qui lui rappelait que Joras allait faire une crise, pour se concentrer uniquement sur l'instant présent. Vaillante, la tête haute, elle dévala rapidement les escaliers et s'arrêta à l'accueil du centre, devant sa standardiste préférée dont elle connaissait à peine le nom, mais, aujourd'hui, le monde entier méritait d'être aimé !
̶ Bonsoir professeur, que puis-je faire pour vous ? lui demanda la secrétaire souriante avec son accent chantant.
̶ Bonsoir, j'ai un petit mot à laisser à mon collègue, pouvez-vous me donner un papier et une enveloppe, s'il vous plait ?
L'employée s'exécuta, Teska inscrivit le nom des molécules permettant à l'interkeuline 1-bêta d'être entravée, glissa le papier dans l'enveloppe, où elle écrit le nom du professeur puis la tendit à la jeune femme.
̶ Pouvez-vous lui transmettre ceci, s'il vous plait ?
̶ Oui madame, ce sera fait.
̶ Merci, répondit Teska se fendant d'un rictus immense, et, sortant un autre courrier de son sac, ajouta : Tenez, celui-ci est pour les ressources humaines. Je vous remercie et bonne continuation.
Sans attendre de réponse, Madame la professeure Teska, passa la porte du centre de recherches pour ne plus y revenir. Son contrat âprement négocié indiquait qu'il pouvait s'interrompre du jour au lendemain, par la volonté de l'une ou l'autre des parties, sans justification de motif. Rien ne pouvait la priver de sa liberté, elle pensait à tout, se dit-elle fièrement. Elle avait sauvé des milliers de vies, juste en poussant un peu le destin... Son sourire triomphal ne retombait pas, rien ne pouvait l'arrêter. Premier palier vers sa vie professionnelle rêvée : atteint.
Il fallait désormais négocier avec l'autre aspect de sa vie, le côté personnel, qui, lui, ne correspondait pas tellement à ce qu'elle espérait. La lutte était longue et difficile, mais elle avait foi en ses capacités de persuasion. Teska sortit les lunettes de soleil de son sac et s'installa derrière le volant de sa voiture. Son sourire, conquérant, illuminant ses traits, par plaisir et défit à l'avenir, elle fit vrombir son moteur et quitta le parking satisfaite d'elle-même.
*
* *
̶ Chéri ?! émit Teska avec hésitation.
̶ Oui ? Je suis dans la cuisine !
Teska se rua vers la bonne odeur de cuisson, qui paradoxalement l'angoissait, comme une impression de déjà vu, un mauvais déjà vu... On pourrait croire qu'au bout de dizaines d'années d'évolution en faveur des droits de la femme, l'homme moderne aurait changé de tactique pour manipuler sa femelle, mais non.
̶ Qu'est-ce que tu nous prépare de bon ? dit-elle en caressant le dos de son époux visiblement très occupé.
̶ Un Pasulj prebranac*** !
Ses soupçons étaient confirmés. Teska se retourna et constata que le couvert rutilant du dimanche était prêt, alors qu'on n'était pas dimanche. Des bougies parfumées illuminaient la table, et une petite boîte, qui ressemblait fort à celles vendues avec des bijoux dedans, trônait dans son assiette. Ceci lui était forcément destiné puisque c'était sa place à elle, avec son nom dessus, et qu'il n'y avait personne d'autre à qui offrir un cadeau... « Misère » se dit-elle, pensant connaître le but de la manœuvre. Une dispute allait a priori encore éclater ce soir. Elle savait qu'elle avait bien fait de profiter pleinement de sa satisfaction préalable au centre de recherches... Joras n'avait de cesse de la harceler avec ce que la société imposait comme façon d'être heureux, même si le modèle ne fonctionnait pas et qu'ils le savaient tous les deux, ayant essayé de bien des manières différentes. Mais non, c'était une boucle infernale qui comme son nom l'indiquait, n'avait pas de fin. C'était ça ou il avait eu une aventure, ce qui, en l'occurrence n'aurait été plus pratique pour elle. Elle aurait joué la victime, et on n'en parlait plus, refuser d'avoir des enfants la plaçait dans le rôle du bourreau. Et ça, c'était déplaisant. Et puis, l'adultère, n'était pas raisonnablement un problème pour Teska, il est clair, que passer l'éternité avec la même personne peut parfois paraître long. Et personne à part les religions n'avaient interdit de prendre un peu de plaisir avec d'autres, tant que tout le monde était sincèrement consentant. Mais Joras ne le vivait de la même manière. Une sensation d'agacement, commença à poindre dans l'esprit pragmatique de la jeune femme qui avait la sensation de perdre son précieux temps en inepties à résoudre, alors qu'elle avait d'autres projets bien plus importants en cours. Mais sa longue expérience de couple, lui indiqua qu'il fallait que Joras passe par ces phases pour se sentir bien, elle devait être à son écoute, pour que le couple fonctionne un minimum... Communication qu'ils disaient...
̶ Tu rentres de bonne heure dis-moi ! J'ai à peine eu le temps de finir ! dit-il anxieux.
̶ Humm... Dis donc c'est magnifique, c'est pour une occasion particulière tout ça ? lança-t-elle, l'espérait-elle, de manière naïve, autant ne pas perdre de temps en palabres.
̶ ... Je... Euh... Non... Comme ça... Pour entretenir la flamme, ma chérie.
̶ ... Humm très bonne idée, bizarre, mais agréable...
« Lažov**** » se dit-elle. Teska ferma les yeux et se retint de réagir frontalement, peut-être se trompait-elle après tout. Elle posa doucement ses mains sur le plan de travail et s'apaisa en regardant la pluie tomber. La pluie, c'est joli, ça fait pousser les plantes, c'est bien la pluie. Inspire, expire... Bon...
̶ Joras ?
̶ Oui, chérie ?
̶ Devine ce que j'ai fait aujourd'hui ?!
Joras souffla de soulagement, en toute discrétion. Il savait qu'elle savait, qu'elle se doutait en tout cas. Il ne cuisinait Serbe que lorsqu'il avait des choses à se reprocher. C'était son point faible, pour amadouer Teska rien de mieux que de cuisiner un plat lui rappelant ses origines... Mais depuis le temps qu'ils étaient ensemble, elle avait bien compris l'astuce. Ce qui permettait aussi, à Joras, d'amener la conversation au moment où il le souhaitait de manière plus ou moins subtile. Et là, il le fallait vraiment. Continuer de faire l'ignorant pour l'instant, et amener les choses en douceur, elle ne pourrait qu'adhérer à ses demandes... La manipulation mentale était un art extrêmement difficile voire impossible sur Teska, tout comme l'appel à des sentiments comme l'empathie ou la pitié, mais Joras misait sur sa bonhomie et leurs antécédents pour obtenir ce qu'il voulait, c'est-à-dire : un bébé. C'est que l'horloge biologique tournait pour tout le monde et qu'il faudrait commencer à s'y mettre maintenant. C'était bien beau de vouloir sauver le monde, mais après des années et des années d'études, il était temps de mettre un pain au four ! Intérieurement un sourire forcé s'immisça dans son cerveau. Bon... Bon... Bon... ça chauffait et pas que dans le four, il le sentait... Calme et détendu, se répétait-il.
̶ Je t'écoute mon amour...
̶ J'ai démissionné !
Joras s'immobilisa et la regarda éberlué. « Non ! » Tous ses plans étaient remis en question, Teska voudrait surement suivre son programme. Ils allaient encore déménager, mais ça voulait dire tout recommencer, encore, et ses envies ne verraient jamais le jour.
̶ Tu as fini ta mission ?
̶ Oui, c'est bon ! Le professeur a trouvé ce qu'il ne savait pas qu'il cherchait !
Teska le défia du regard, allait-il la cracher sa pilule ? Qu'est-ce qu'il ne fallait pas faire pour éviter une dispute. Il y a quelques voyages dans le temps, elle aurait juste hurlé avant lui pour savoir ce qu'il avait encore bien pu faire pour les mettre dans le pétrin. Comme la fois où il avait donné les numéros gagnants du super loto à un homme vivant dans la rue. Le pauvre bougre était devenu complètement fou, il hurlait dans la rue comme un possédé, lorsqu'il eut compris qu'il avait gagné. Et comme par miracle, il avait retrouvé toute sa famille, même très très éloignée pour l'accompagner dans la sauvegarde de son nouveau patrimoine, incroyable. Joras apprit par les médias que le pauvre avait manqué de se faire poignarder pour son butin. Teska avait mis fin à ce jeu dangereux non sans faire les gros yeux à son conjoint et en s'assurant, néanmoins, que l'homme pourrait reprendre une vie normale, en lui laissant un petit pécule de compensation. Il avait fallu remonter le temps d'un mois et perdre un temps précieux sur l'objectif de cette vie-là... Au final, tout avait périclité... Mais maintenant elle avait vieilli, du moins intellectuellement, car son corps de trentenaire n'avait pas encore pris une ride ou un bourrelet, se dit-elle fièrement, le Pasulj prebranac n'allait pas l'aider dans cette voie cela dit. Tiens, d'ailleurs, c'était peut-être son anniversaire... Elle s'agaçait probablement pour rien... A force, elle ne savait même pas quel était son âge réel. Cela faisait au moins cinquante ans qu'ils avaient arrêté de fêter leur passage à un âge différent... Les années passaient comme des minutes. C'était redondant et à force, ils ne savaient plus quoi s'offrir de toute façon. Teska était perturbée par le temps, car rien n'avait réellement le goût de l'exotisme, tout avait déjà été fait, rien n'avait de valeur, sauf la vie elle-même.
* C'est le laboratoire de recherche sur les métastases de l'Université de Liège, sous la direction du Pr Vincent Castronovo et du Dr Andreï Turtoï, qui a découvert une protéine capable d'améliorer le traitement des cancers du sein de type "triples négatifs" qui constituent environ 15 à 20 % des cancers du sein. Cette protéine, appelée "Asporine", est présente dans les cancers, mais pas dans les plus agressifs. Son rôle est d'aider l'organisme à construire une sorte de mur protecteur pour empêcher les cellules cancéreuses de se propager. L'équipe de l'ULg a trouvé comment les cancers triples négatifs bloquaient l'Asporine dont le rôle est de barrer la route aux tumeurs. « Les cellules cancéreuses produisent une substance, l'interkeuline 1-bêta, qui donne l'ordre de ne pas produire d'Asporine et donc de ne pas construire de barrière anti-cancer. Or, il existe aujourd'hui un médicament, utilisé dans les maladies articulaires inflammatoires, qui inhibe l'interkeuline 1-bêta ! » source : https: //www.cancer.be/nouvelles/cancer-les-d-couvertes-qui-r-volutionnent-le-traitement-du-cancer
** La protonthérapie est utilisée sur les cancers qui ne se sont pas encore propagés, il s'agit d'une forme de extrêmement précise, qui envoie des particules énergétiques dans la tumeur cible qui endommagent l' des cellules cancéreuses jusqu'à finalement causer leur mort. Source : https: //fr.wikipedia.org/wiki/Protonth%C3%A9rapie
*** Dans la cuisine serbe, le Pasulj prebranac est un gratin de haricots blancs accommodé avec de la poudre de paprika, des gousses d'ail et des oignons. On qualifie ce plat végétarien de "cassoulet serbe".
****Menteur en serbo-croate