- Ah oui... Tu la détestais vraiment notre dernière vie... Un an de moins et j'étais dans une autre ville. Mais je ne t'aurais pas oubliée ! Je ne sais pas si je t'aurais recherchée finalement... ironisa Joras, un sourire en coin et observant tout autour de lui.
Teska caressa le visage de son compagnon et rit de bon cœur. La chaleur de ce geste adoucit leur retour, quelques secondes plongés dans le regard de l'autre pour ranimer la flamme de leurs vingt ans. Elle en était certaine, ce choix était le bon, il fallait tout reprendre à zéro, encore une fois, une dernière fois, peut-être.
Chacun observa les alentours : un parc rougit par l'automne, l'odeur caractéristique de cette saison qui submerge les narines, les feuilles qui se décomposent au sol, le soleil encore chaud qui éveille les sens, un enclos où paissent des daims, quelques joggeurs, des enfants qui chahutent avec leurs parents.
Teska paniqua intérieurement en voyant les enfants, elle ne voulait pas que Joras reprenne ce sujet controversé. Elle le tira par le bras dans le sens opposé et ils prirent la direction de la sortie.
- Je suis certaine que si, tu m'aurais cherché, nous sommes inséparables ! rit-elle, tu es l'amour de ma vie, c'est douloureux d'être sans toi, je ressens du vide en moi, lorsque tu n'es pas là.
Joras passa son bras autour des épaules de sa compagne et la serra tout en marchant.
- Quelle belle déclaration, dit-il en souriant, je t'aime aussi. Alors où est-on ? Je vois déjà que nous sommes en automne... Pourquoi maintenant ?
- On est à notre troisième rendez-vous, on vient de voir Star Wars épisode 3 au ciné.
Teska sourit malgré elle. Revivre cette période d'allégresse la réjouit.
- T'aurais pu nous remettre juste après notre gain au loto quand même...
- Ne t'inquiète pas, j'ai pris tous les numéros des gains de cette année avant de partir. Si ça devient compliqué, on pourra toujours se servir un peu...
-...Tu l'avais donc prémédité ?
Teska fit face à Joras, immobile et le regard brouillé, les belles déclarations n'étaient que chimères devant les actes. Une ombre de culpabilité obscurcit pour la première fois l'esprit de la jeune femme, elle tenta de s'en servir à son avantage pour déstabiliser son compagnon et reprendre le cours normal des choses, par là même, sa position dominante.
- Je suis vraiment désolée... J'ai cru que c'était ce que tu voulais aussi... Lors de notre dernière dispute tu disais que nous avions fait des erreurs.
Joras se remémora la scène et les autres avant avec abattement. Leurs querelles étaient de plus en plus fréquentes et absurdes. Il ne reconnaissait plus leur couple, d'une vie à l'autre, ils s'érodaient. Il en était conscient, plus les années passaient plus c'était compliqué d'être ensemble. Chacun évoluait à sa manière, et le regard qu'ils posaient sur leur route ne convergeait plus. Revenir au moment où ils se découvraient, au moment où tout allait bien, au moment où tout était à faire, était peut-être salutaire pour eux ; même s'il n'oublierait jamais ce futur « normal » tant convoité, celui qui d'après tout le monde, rend heureux. Joras avait envie de vivre ça jusqu'au bout, lui qui en a été privé par la vie, c'était cela dit, une belle revanche de pouvoir recommencer sans limite à sa guise. Peut-être pourront-ils enfin vieillir ensemble, et survivre à leurs erreurs, enfin... Joras saisit Teska dans ses bras et la serra fort contre sa poitrine, lui signifiant, par ce geste, qu'il avait une confiance inébranlable en elle et que tout était pardonné. Le « passé » étant effacé, il était temps d'avancer.
- Et si on mettait tous les numéros cette fois ? Ça te tente de voyager, après vingt-cinq ans en France ? annonça-t-il goguenard.
- Non... Je veux reprendre mes études.
- Ah oui ?
Joras relâcha son étreinte et dévisagea sa compagne.
- Qu'est-ce qui te tente ? demanda-t-il.
- Je veux devenir chercheur.
- Oh... Un domaine particulier ?
- Cancérologie.
- Très bien... Euh... Une raison particulière ? Jusque-là tu n'avais pas choisi de spécialité.
Teska se dégagea doucement et avança sur le chemin en replaçant une mèche de ses longs cheveux bruns derrière son oreille, il était trop tôt pour aborder ce sujet.
- Eh bien, je me dis que nous avons un devoir pour faire avancer le monde, sachant ce qu'il va devenir... A ce moment de notre histoire, j'entre en troisième années de médecine, ça m'évite de tout recommencer...
- OK... Tu souhaites que nous modifiions l'avenir cette fois ? Non parce qu'on a déjà essayé sur la crise économique de 2008 et ça a eu lieu quand même. A priori, on ne peut pas empêcher les grands événements de se produire.
Teska repensa aux différents conflits qu'ils avaient tenté d'empêcher parfois au péril de leurs vies. Même en ayant connaissance des principaux acteurs liés aux combats entre ethnies, ou des divergences de cultures ou de profits espérés par différents assaillants, les événements universels se produisaient toujours par un autre biais. A croire que l'Homme ne sait pas se comporter autrement que pour son propre profit, peu importe la culture ou l'éducation. Teska refusait ce constat, non l'Homme ne pouvait naître que bon, il fallait s'en convaincre ou renoncer à sa propre part d'humanité, quitte à acheter une île perdue et vivre d'élevage de patates douces. Une idée à creuser, s'il y avait une prochaine fois.
- Oui, on me l'a déjà dit... Nous allons agir sur un autre élément du futur. Il s'avère que j'ai vu une recrudescence de pathologies cancéreuses, liées à beaucoup de facteurs différents, qu'on ne peut pas combattre.
- Tu veux soigner les symptômes et pas les causes...
- Comment veux-tu ? Elles sont trop nombreuses. Je ne peux pas changer toute notre civilisation à moi toute seule en seulement vingt ans... Je souhaite voir plus grand. Je veux apporter quelque chose au monde.
- Mais on ne pourra plus revenir en arrière si tu découvres un nouveau traitement ? Nous serons bloqués, sinon tu n'aideras personne au final.
- Je suis revenue au début pour cela, nous ne pouvons pas revenir plus tôt, car nous ne serons plus ensemble. Est-ce que ça te convient ? Nous pouvons aussi vivre quelques années dans l'oisiveté et revenir encore en arrière, rien ne presse. C'est toi qui choisis.
Joras lui prit la main et l'embrassa, « enfin » se dit-il.
- C'est parfait comme ça, annonça-t-il.
- J'aimerais vivre cette vie comme si c'était la dernière.
- Je te sens pleine de hardiesse, alors, allons-y !
Elle sourit, puis l'embrassa fougueusement. Ils s'étreignirent avec une force ardente qu'ils n'avaient pas ressentie depuis longtemps. Leurs vingt ans retrouvés les rendaient plus impétueux, et elle aimait ça. C'était le renouveau, il fallait faire les choses, bien ! Teska avait hâte de tester leurs anciens corps jeunes avec les apprentissages qu'ils avaient accumulés durant leur longue vie, ça promettait d'être plutôt sympathique comme ébats, pensa-t-elle.
- Et toi ? Qu'est-ce qui te tente ? demanda Teska.
- Je vais me lancer dans l'architecture... Dans l'optique de créer un environnement sain pour tous. Tu agiras sur leur corps et moi leurs esprits. Je vais imposer du vert à notre civilisation bétonnée, ils ignorent ce que l'on sait, disparition des insectes, oiseaux, pour ne citer qu'eux. Et je vais créer notre chez nous. L'endroit qui saura te faire sentir enfin chez toi, pour que tu ne sois plus tentée de repartir.
-...Très bien, dit-elle surprise. Bon, il est temps de bouger. Qu'est-ce que tu as dans tes poches ? dit-elle en fouillant dans les siennes.
Joras s'exécuta immédiatement, un avenir exceptionnel leur tendait les bras, mais d'abord un petit inventaire s'imposait.
- J'ai des clés d'appartement, visiblement... Un mouchoir sale, dit-il dans une grimace.
- J'ai des clés aussi !
- Et un vieux 3310 ! rit Joras. Je vais pouvoir jouer à Snake !!!
- Il est tout neuf ton portable, tu sais ! s'amusa-t-elle.
- Mais oui ! Au fait, on a quel âge ?
- Vingt et un ans. Nous vivons dans la cité étudiante, à un immeuble d'écart. Je vais commencer par rendre ma chambre, la tienne est plus grande. On fera des économies.
- Oui chef, rit-il. Bon, c'est parti pour dix ans d'études, docteur !