Chapitre 9 ~ Chapitre 8 ~

Je ne me souviens plus de la dernière fois que j'ai eu une nuit complète et correcte. Trois grandes pensées m'obsèdent : la présence de ma mère chez nous, l'absence de Gwenaëlle et le défi contre Lug sur un malentendu. Elles ne cessent de tourner dans mes pensées inlassablement et m'enfoncent chaque jour un peu plus dans des abysses sombres. Ces songes alimentent la colère et la tristesse qui me tourmentent. Le pire est que je n'ai pas le temps de me recentrer sur moi-même car, quand je ne suis pas appelée par les vivants, je suis appelée par les morts.

Dans la cuisine, appuyée contre le plan de travail, je fixe en silence la sauce que je prépare. Encore une fois, sûrement à cause de la fatigue, je m'enferme dans une bulle et ne fais pas attention à ce qui m'entoure. Distraitement, je remue le contenu de ma casserole. Lucien m'appelle mais je l'entends comme si j'avais la tête sous l'eau. Sans bouger, toujours ailleurs, je demande :

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Il faut vraiment que l'on parle tous les deux de quelque chose de très important.

- De quoi tu veux parler ? Questionné-je machinalement.

- Des quatre reliques.

Des quatre reliques ?

Je réalise immédiatement que ce n'est pas Lucien. Je m'immobilise. Brusquement, je reviens à la réalité et ressens enfin ce grand froid qui me traverse les os. Je lève la tête. De tous les regards que je peux croiser, celui-là est celui auquel je m'attendais le moins.

- À qui tu parles maman ?

Je me tourne vivement vers mes enfants qui m'observent avec insistance. Entre eux, ma mère me toise de la tête aux pieds et me juge. Rapidement, Lucien vient faire la cuisine avec un large sourire.

- Tu devrais aller te reposer un peu dans la chambre, dit-il.

Sans attendre, je m'y rends et ferme la porte derrière moi.

- Te souviens-tu des reliques dont je t'ai parlé ? Me demande Esrhas.

Je me tourne vers lui et m'en approche, les sourcils froncés.

- Que fais-tu là ?

- Gwendoline, on a pas de temps à perdre, Lug a déjà lancé ses premières attaques. Est-ce que tu te souviens des quatre reliques dont je t'ai parlé ?

- Oui, je m'en souviens, réponds-je rapidement.

- Est-ce que Gwenaëlle t'a parlé de la quatrième ?

- Non, ça fait trois jours que je n'ai pas de nouvelles d'elle, informé-je.

Le druide grimace et jure avant de reprendre ses explications.

- Je ne t'ai parlé que de trois reliques : le Chaudron de Gundestrup, l'épée de Nuada et la pierre de Fal que tu as pu toucher, me dit-il. Mais je ne t'ai pas parlé de la quatrième, on a été coupée et elle pourrait être notre solution à tout.

Je fronce les sourcils et porte toute mon attention sur lui.

- Je t'écoute.

- La quatrième relique est la lance de Lug en personne.

Je grimace en entendant son prénom.

- Comme son nom l'indique, elle appartient à Lug et elle permet, à celui qui la détient, de garantir sa...

- Il arrive !

Je sursaute et fais volte-face pour apercevoir Gwenaëlle qui, derrière moi, me sourit à pleine dent. Elle frappe dans ses mains et m'informe :

- Il est en train de se garer devant chez toi ! Il faut que tu ailles à sa rencontre.

Je fronce les sourcils en comprenant à moitié ce qu'elle me dit. Rapidement, elle s'approche et se place entre Esrhas et moi. Elle continue d'insister :

- Pascal Duel, il est devant ta porte !

Soudain, c'est l'illumination. Je comprends et je réalise qu'elle parle de l'homme de mes cauchemars. Mon cœur explose.

- Mais je t'ai juste demandé de lui parler de moi et on prendrait contact ensuite.

- Oui, je sais mais je me suis dis que ça serait mieux de directement vous faire rentrer en contact. Le temps presse et on ne peut pas se permettre d'attendre plus longtemps.

- Justement, en parlant de ça...

Je me précipite vers la porte de ma chambre en ignorant les paroles d'Esrhas.

- Gwendoline, attends ! M'ordonne-t-il. Je dois te parler de la lance de Lug !

- Plus tard, je dois vraiment y aller.

Lorsque j'ouvre la porte, je tombe face à mon mari qui m'informe que j'ai de la visite. Je hoche lentement la tête en le remerciant puis m'approche de notre invité. J'observe silencieusement ce Pascal Duel. Il a retiré son masque – sûrement avec l'invitation de Lucien – et discute avec ma mère. Son sourire accentue les marques laissées par le temps. Une légère barbe poivre et sel orne sa mâchoire. Des yeux pétillants de sagesse transmettent un amour sincère vers les personnes qui l'entourent. Gwenaëlle y est parvenue. Elle a mit trois jours mais elle a retrouvé l'homme qui me suit depuis des nuits. Je connais enfin son prénom. Pour se saluer, il retire son chapeau et nous nous serrons les mains avec un large sourire poli. Il se présente et j'en fais de même. Pourtant, je suis sûre qu'il sait déjà qui je suis comme je sais déjà qui il est.

- Je l'ai averti pour ta mère et tes enfants, me murmure Gwenaëlle dans l'oreille.

Je propose alors à Pascal d'aller faire un petit tour en ville pour lui montrer Augny et pouvoir parler calmement sans avoir ma mère dans les parages. Il accepte avec un large sourire et remet son chapeau.

- Voyons, non ! Vous n'allez pas sortir, il fait froid dehors. Restez donc au chaud et parlons tous ensemble autour d'une bonne tasse de café, réplique ma mère avec un large sourire.

Comme à son habitude, elle ne peut pas s'empêcher de me mettre des bâtons dans les roues. Je pose mon regard sur Pascal dans l'espoir qu'il refuse.

- C'est vraiment gentil mais non merci. J'ai fais plusieurs heures de routes et marcher me fera le plus grand bien.

Il lui sourit et se détourne d'elle pour m'accompagner à l'extérieur. J'enfile rapidement mon manteau, embrasse Lucien et les enfants avant de partir en compagnie de cet inconnu en qui j'ai ,pourtant, totalement confiance.

Les premières minutes de marche sont réservées aux présentations dites « ordinaires » : identité, situations maritale et familiale, profession et toutes ces autres informations un peu inutiles en soi. L'arrivée de ce coronavirus – je grimace en songeant à la manière dont il est arrivé – a chamboulé toute notre vie, un peu de contact humain fait un bien fou. Après notre longue et régénérante discussion, je l'invite aimablement à aller prendre un café à la « Gourmandise des Anges », une petite boulangerie sur la place Saint Jean, réputée pour ses viennoiseries faites maisons. C'est avec l'eau à la bouche qu'il accepte de me suivre.

Lorsque la place est à portée de vue, je m'immobilise subitement. Fixement, j'observe attentivement les lieux sur lesquels une queue d'une vingtaine de personnes attende. Je fronce les sourcils et mon regard se balade de visage en visage. Mon cœur est au bord de l'explosion.

- Il y en a du monde, fait remarquer Pascal.

Je garde le silence. Ce qui me fait le plus peur n'est pas tant la foule qui s'y trouve mais les entités qui l'entoure et le spectacle qui s'y déroule. Je remarque cette vieille femme qui semble protéger sa petite fille contre un homme à la longue chevelure blonde. Les deux esprits se font face et aucun des deux ne baissent les bras. Derrière, une femme vivante s'enroule dans ses vêtements chauds sans se douter de ce qu'il se passe à côté d'elle. Je lève brusquement mon regard vers Pascal :

- Vous les voyez aussi ? Lui murmuré-je.

Il secoue lentement la tête.

- Je ne fais que les entendre, me précise-t-il. Quelque chose ne va pas ?

Je baisse à nouveau le regard sur la foule qui occupe la place. L'une des entités, un homme à la longue chevelure brune et vêtu de vêtement de peau, se penche au-dessus de l'épaule d'un homme dans la trentaine et semble lui chuchoter des mots à l'oreille. Je fronce les sourcils et, après avoir regardé de chaque côté de la route, je traverse pour m'en approcher prudemment. Rapidement, le visage de l'homme change et semble s'impatienter. Il souffle et sautille sur place. À ses côtés, l'entité continue son agissement et sa victime se montre de plus en plus impatiente. Je sens la colère monter en lui. Brusquement, le fantôme braque son regard sur moi. Je sursaute en poussant un petit hoquet de surprise. Son sourire carnassier ne m'inspire pas confiance. Je reste figée au milieu de la place. Lentement, il lève sa main et la pose sur la face de l'homme qui se dandine sur place. Une lueur rouge se dégage de sa main alors qu'il continue à me fixer avec son regard vide d'émotion. Il retire sa main et la réaction de l'homme ne se fait pas attendre :

- Mais putain ! Elles ne peuvent pas se bouger le cul là, il caille dehors !

J'observe attentivement l'homme qui s'énerve de plus en plus fort. Les autres clients se retournent et une femme lui demande d'avoir un peu plus de respect, elles font ce qu'elles peuvent.

- Elles font ce qu'elles peuvent... Si elles faisaient vraiment ce qu'elles pouvaient, je serai déjà passer ! S'écrie-t-il.

Rapidement, un autre homme, d'environ la cinquantaine, entre dans la conversation et tente de le calmer avec toute la gentillesse dont il peut faire preuve. L'agitateur s'énerve et son poing part directement dans le nez de celui qui ose l'importuner. Ne m'y attendant pas, je sursaute et ne bouge plus. C'est Pascal qui, se plaçant devant moi, m'oblige à reculer pour éviter d'être emporter dans la bagarre. Je peux entendre les femmes âgées se dire à quel point c'est affligent de s'énerver pour si peu et qu'il y a un manque cruel d'éducation. Un froid glaçant me prend et j'entends une voix sépulcrale me chuchoter à l'oreille :

- Ta mère est chez toi actuellement, elle va monter tes propres enfants contre toi.

Je sens une grande colère monter en moi. Je respire lentement et serre les poings. La voix continue :

- Ils ne voudront plus te parler et voudront aller avec Dominique. Elle les emportera loin de toi et Lucien ne le supportera pas.

Je fronce les sourcils et ferme les yeux. J'ai une violente envie de frapper voire de tuer. J'ouvre lentement les yeux et je n'ai qu'une volonté : rentrer et mettre ma mère dehors avant que les choses n'empirent. Je fais demi-tour et la voix continue toujours à alimenter cette haine, déjà immense, que j'ai envers cette femme. Lorsque je fais volte-face, je tombe nez-à-nez avec une Gwenaëlle furieuse et Esrhas qui, les mains jointes devant lui, murmure dans sa barbe des paroles incompréhensibles. La voix s'arrête et me contourne pour s'approcher de mes deux... Amis, si je peux me permettre de les appeler comme ça. Il s'agit d'un grand homme à la chevelure blonde attachée en natte. Je sursaute lorsque, dans sa main, j'aperçois une hache aiguisée. Esrhas, les yeux braqués vers lui, termine de marmonner dans sa barbe et l'entité armée disparaît comme de la poussière.

Gwenaëlle m'ordonne de la suivre et de partir aussi vite que possible de cette place. Je me retourne et cherche Pascal du regard. Il fait parti des personnes autour de la bagarre. Mon sang ne fait qu'un tour : est-ce que lui aussi a succombé ? Contre la volonté de Gwenaëlle et Esrhas, je me précipite à lui et attrape son bras. Surpris, il se retourne et m'observe longuement.

- Il faut absolument qu'on parte ! Lui ordonné-je.

Il semble surpris et, avant qu'il ne m'adresse la parole, j'ajoute :

- La police va s'en occuper, on doit partir ! C'est pire qu'on ne le croit.

À cet instant, un nouveau froid me glace entièrement et une nouvelle voix me murmure de terribles paroles. Je prends une grande inspiration et tire Pascal par le bras. Sans dire un mot et m'efforçant de ne pas tomber dans ce piège, je fuis au pas de course.

Rapidement, nous revenons sur nos pas. Je ne comprends pas tout ce qu'il se passe mais on ne peut pas rester ici. Nous courons sur une cinquantaine de mètre quand je m'arrête brutalement. Je pose la main sur le buste de Pascal pour l'obliger à faire une halte. Les yeux écarquillés, j'observe la dizaine d'entités rangé devant moi, l'arme à la main.

- Gwenaëlle, il faut que tu m'expliques ce qu'il se passe là, ordonné-je le cœur battant d'effroi.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? Demande Pascal.

Je ne lui réponds pas. La jeune femme rousse et le druide viennent se placer à mes côtés. Je remarque qu'elle secoue la tête.

- Ce n'est pas bon du tout ! Dit-elle.

Je l'observe. Les battements de mon cœur se font de plus en plus violent.

-Lug attaque, ajoute Esrhas en joignant ses mains. Je vais essayer de les renvoyer au Sidh ! Gwendoline, il faut absolument que tu rentres chez toi avec Pascal et que vous restiez en sécurité, le temps de trouver une alternative.

Je me tourne vers mon invité. Il semble avoir tout entendu mais son regard est plein de questionnement. Actuellement, je réalise que je suis ses yeux. Je lui attrape la main et lui dis :

- Ne posez pas de question, faites-moi confiance et courrez !

Derrière son épaule, j'aperçois une touffe grise de cheveux apparaître. J'ai la terrible crainte que ce soit une de ces voix qui jouent sur nos peurs. Je tire vivement Pascal et l'entraîne dans les rues d'Augny. Je le sens tout de même un peu réticent à me suivre jusqu'à ce que, dans notre dos, la voix d'une vieille femme s'élève :

-Fais-lui confiance mon lapin !

Je ne prends pas le temps de me retourner mais je le sens plus collaboratif. Ensemble, nous nous rapprochons de ce mur d'entités. Celui face à moi lève sa hache au-dessus de sa tête et est prêt à me l'abattre dessus. Je suis prête à m'arrêter mais Gwenaëlle me hurle de courir et de ne surtout pas m'arrêter : ils s'occupent de tout avec Esrhas. À cet instant, je ne suis pas dans la capacité de réfléchir et je me lance à corps perdu à travers la barrière de soldats fantomatiques. Arrivés à sa hauteur, je peux voir les lueurs de colère et de tristesse briller dans son regard. L'arme bien haut, il hurle :

- Pour Dana !

- Pour Dana ! S'écrièrent en chœur ses semblables en brandissant leur hache au ciel.

Il l'abaisse en expulsant toute cette rage qui le consume. Je déglutis et me sens terriblement mal pour lui. Je m'arrête brusquement, mes jambes m'empêchant d'aller plus loin. Je vois cette lame s'abattre sur moi. Je vois le soleil se refléter dans le tranchant parfaitement aiguisé. Je vois le visage de mes enfants et mon mari qui pleureront ma mort ainsi que, étrangement, celui de ma mère. Je prends une grande inspiration et m'apprête à terminer ma vie ici. Avant que la lame ne me touche, l'entité s'envole dans les airs et disparaît. Gwenaëlle surgit à côté de moi et me hurle de courir. Je hoche la tête et, après un rapide regard à Pascal, nous reprenons notre course.

Je dois avouer que je ne peux pas m'empêcher de penser à cet individu. J'ai un pincement au cœur pour lui car, après tout, il n'est qu'un fils qui se bat vaillamment pour préserver sa mère. Je repense à mes enfants qui se sont tous les deux battus à plusieurs reprises pour protéger ma réputation et que j'ai sermonné à cause de ça. La culpabilité me prend. Sur notre route, nous croisons de nouvelles entités armées. Heureusement, Gwenaëlle et Esrhas nous aident efficacement pour les éviter.

Arrivés chez moi, essoufflés et transpirants, j'ouvre rapidement la porte. Pascal s'engouffre dans la maison et s'arrête pour reprendre son souffle. Il se penche en avant, les mains sur les genoux, et réplique :

- Dis donc, c'est mouvementé chez vous !

Je reste figée devant la porte close en fixant la poignée. Je tente de vite faire le tri dans tout ce qu'il vient de se passer mais tout est confus. Je n'arrive pas à comprendre ou, plutôt, j'ai peur de comprendre ce qu'il se passe. Lucien, inquiet, prend de nos nouvelles.

- Il y a eu une grosse bagarre devant la boulangerie et on est vite rentré, répond Pascal.

Je me retourne et lui lance un regard plein de gratitude. Lucien et les enfants viennent me serrer dans les bras. Je profite de ce moment comme jamais parce que je viens de réaliser que ma vie ne tient qu'à un fil qui, à présent, est très fin. Dès que l'on se sépare, je retire mon manteau et fais le tour de la maison pour mettre en place mes protections.

En passant devant la fenêtre de la salle à manger pour placer la dernière, un détail attire mon regard à l'extérieur. Lorsque je tourne la tête, j'aperçois à un mètre de la vitre le visage d'une de ses entités armées. Elle semble me sourire. Derrière elle, alignés, ses comparses entourent l'entièreté de la maison. Je fronce les sourcils et secoue la tête.

C'est quoi ce bordel...

Rapidement, je pose ma protection. C'est ma grand-mère, avant son décès, qui m'a apprit à les faire : un rempart contre les entités mal intentionnées. Un froid glacial me pénètre la peau. Je me tourne vivement et aperçoit Gwenaëlle et Esrhas derrière moi.

- On dirait que nous sommes arrivés à temps, me dit-elle.

Je fronce les sourcils et me tourne vers Pascal et Lucien avant de leur dire d'un ton déterminé :

- Jai à vous parler en privé.

            
            

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