Ses yeux, froids et calculateurs, se fixèrent sur moi. « Il est peut-être temps d'envisager des options, ma chère. Pour Félix. Pour tout le monde. Cet établissement coûte cher. C'est un tel gouffre financier. »
« Anne-Marie, c'est mon frère », dis-je, ma voix à peine un murmure. Mes mains se crispèrent sur la barrière du lit.
« Oui, eh bien », dit-elle, son ton dépourvu de chaleur. « Et Bastien est mon fils. Il a des responsabilités. Il doit se concentrer sur son travail, sur l'héritage de notre famille. Pas sur... des factures médicales sans fin pour un garçon qui ne se remettra jamais vraiment. »
Ses vraies priorités. Une froideur s'infiltra dans mes veines, une clarté finale et horrifiante. Ce n'était pas seulement Bastien. Toute la famille de Veyrac, drapée dans sa façade opulente, était pourrie jusqu'à la moelle.
Mon corps était de glace. Je me souvins de ce jour à l'université, après le bizutage. Meurtrie, brisée, honteuse. Anne-Marie m'avait rendu visite, son visage un masque d'inquiétude. « Quel dommage, ma chère. Tu es une fille si brillante. Mais ces choses arrivent. Tu dois être forte pour Bastien. »
Forte pour Bastien. Pas pour moi-même. Pas pour la fille brisée que j'étais. Ils avaient toujours privilégié l'apparence à la vérité, la commodité à la justice. La « sympathie » d'Anne-Marie avait été une performance, un prélude à mon sacrifice involontaire.
« J'étais Madame de Veyrac », dis-je, ma voix calme, presque éthérée. « Je croyais en la générosité de cette famille, en votre souci pour mon bien-être. »
Je levai la tête, mon regard rencontrant le sien, sans ciller. « Mais je ne suis plus cette femme. Et mon frère n'est pas un 'gouffre financier'. Il est ma famille. Ma seule vraie famille. Et je le protégerai, avec ou sans votre soi-disant 'générosité'. »
Je me tournai, marchant vers la porte, mes pas lents mais déterminés.
« Élodie ! Où crois-tu aller ?! » La voix d'Anne-Marie résonna derrière moi, vive d'indignation. « Tu ne peux pas simplement partir ! Bastien a besoin de toi ! Cette famille a besoin de toi ! »
Je ne me retournai pas.
Bastien me retrouva au domaine, seule dans la bibliothèque. Il avait l'air hagard, son costume habituellement impeccable froissé. Il posa une tasse de thé sur la table à côté de moi, un geste rare, presque maladroit.
« Élodie », commença-t-il, sa voix douce, « j'ai réfléchi à ce que tu as dit. Et je veux arranger les choses. » Il s'assit en face de moi, son regard sincère. « J'ai annulé toutes mes réunions de la semaine. Je veux passer du temps avec toi. Avec Félix. »
Il plongea la main dans sa poche et en sortit un petit cheval à bascule en bois finement sculpté. « Tu te souviens de ça ? » demanda-t-il, sa voix basse. « Celui que tu voulais pour la chambre d'enfant ? Pour notre futur enfant ? »
Mon cœur se serra. Ce cheval à bascule. Je le lui avais montré dans une boutique d'antiquités il y a des années, lors de notre première année de mariage, quand le rêve d'une famille avec lui brûlait encore intensément. J'avais imaginé un enfant, bercé dans mes bras, se balançant doucement, un symbole de notre espoir partagé.
Il avait souri alors, un sourire fugace et indulgent, et avait dit : « Un jour, Élodie. Quand le moment sera venu. » Le moment n'était jamais venu. Il ne l'avait même jamais acheté. Il avait fabriqué ce moment.
C'est trop tard, Bastien. Les mots étaient un cri silencieux dans mon esprit. Trop peu, trop tard.
Il le tenait toujours, ses doigts traçant la sculpture délicate. « Je l'ai trouvé. Je veux arranger les choses. Je veux essayer à nouveau. Pour nous. »
Il me regarda, l'espoir naissant dans ses yeux. « Qu'en dis-tu, Élodie ? Devrions-nous... faire un nouveau vœu ? Comme avant ? » Il tendit le cheval à bascule, révélant un petit morceau de papier plié niché dans sa selle. « Pour un nouveau départ ? »
Mon regard s'attarda sur le papier. La tradition. Écrire un vœu, le plier, le glisser dans le cheval à bascule. Je l'avais fait si souvent, mes rêves scellés dans son ventre de bois. Maintenant, la pensée me semblait une blague cruelle.
Il prit mon silence pour de l'hésitation. « Je ferai n'importe quoi », dit-il, sa voix sincère. Il sortit son téléphone, composant déjà. « Je vais nous réserver un week-end. Quelque part d'isolé. Juste nous. »
Plus tard dans la journée, il me conduisit dans une boutique de robes de mariée haut de gamme. C'était un endroit que je n'avais jamais fait que rêver de visiter, pour un mariage qui n'avait jamais été vraiment le mien.
Mon moi plus jeune aurait été extatique, submergée par la dentelle délicate, les soies chatoyantes, le savoir-faire exquis. Mais maintenant, cela ressemblait à un spectacle creux.
Une vendeuse, une grande femme au sourire aimable, s'approcha de nous. « Bienvenue, Monsieur et Madame de Veyrac. Comment puis-je vous aider aujourd'hui ? »
Bastien sourit, son bras s'enroulant autour de ma taille, un geste possessif qui faisait autrefois battre mon cœur. Maintenant, il me semblait une cage. « Ma femme a besoin d'une robe », dit-il, sa voix fière. « Quelque chose de simple, d'élégant. Pour une occasion spéciale. »
La vendeuse me conduisit à une cabine d'essayage privée. « Un style particulier, Madame de Veyrac ? »
Je jetai un coup d'œil à Bastien, qui était au téléphone, une conversation rapide et feutrée. Ses yeux rencontrèrent les miens, un regard fugace et plein d'attente. « Quelque chose de pratique », dis-je, ma voix plate. « Quelque chose qui ne gênera pas. »
Je choisis une robe ivoire unie, magnifiquement coupée mais sobre, un contraste frappant avec les robes élaborées qui nous entouraient. Elle me semblait une armure.
Quand je sortis, Bastien venait de terminer son appel. Il leva les yeux, ses yeux s'écarquillant. « Élodie », souffla-t-il, une admiration sincère dans son regard. « Tu es... à couper le souffle. »
La vendeuse rayonnait. « Vous formez un couple magnifique, vraiment. La robe est parfaite pour vous, Madame de Veyrac. »
Bastien me rapprocha, sa main reposant intimement sur mon dos. Un sourire rare, presque joyeux, toucha ses lèvres. Il semblait réellement content.
« Quel style préféreriez-vous pour les photos, Madame de Veyrac ? » demanda le photographe, son appareil prêt.
« Simple, c'est bien », répondis-je, ma voix calme. « Direct. Pas de poses élaborées. »
« Comme tu voudras », intervint Bastien, sa voix ferme. Il me serra la main. « Et la prochaine fois, mon amour, tu pourras choisir tout ce que tu veux. Nous achèterons tout le magasin si tu le désires. »
Les préparatifs commencèrent. Les flashs crépitèrent, le photographe ajusta son objectif. Le bras de Bastien resta autour de moi, une présence constante et lourde.
Je sentis un tremblement subtil me parcourir, une lueur de dégoût. Je le réprimai, gardant mon sourire figé.
« Parfait ! Gardez cette pose, Madame de Veyrac », gazouilla le photographe. « Monsieur de Veyrac, approchez-vous, juste un peu plus intime. »
Bastien obtempéra, ses lèvres effleurant ma tempe. Son parfum, autrefois enivrant, me semblait maintenant écœurant.
« Juste comme ça ! Exquis ! »
L'appareil cliqua, capturant l'image parfaite d'un couple aimant. Un mensonge parfait.
Soudain, un vrombissement aigu et insistant perça l'air. Le téléphone de Bastien. Il vibrait violemment dans sa poche, une note discordante dans l'harmonie fabriquée.