Ce matin-là, la tension monta d'un cran. Je terminais de rédiger une proposition pour un sous-projet du Wintergreen lorsque Daniel entra brusquement dans la salle de réunion où toute l'équipe était rassemblée. Sa présence imposante fit taire instantanément les discussions animées autour de la table.
- Puis-je voir les résultats du travail de chacun ? demanda-t-il d'un ton sec, ses yeux balayant la pièce.
L'un après l'autre, mes collègues lui présentèrent leurs dossiers. Quand vint mon tour, je tentai de garder une contenance, bien que mes paumes soient moites d'appréhension. Daniel prit mon rapport et le feuilleta rapidement. Ses sourcils se froncèrent légèrement.
- Mademoiselle Dupont, commença-t-il en me fixant d'un regard perçant, il y a ici une erreur flagrante dans les chiffres de projection. Comment avez-vous pu laisser passer cela ?
Je sentis mon visage s'empourprer sous le poids de ses mots. Les murmures autour de la table amplifièrent mon malaise.
- Je... je vais corriger cela immédiatement, balbutiai-je, tentant de masquer ma gêne.
- Non, répondit-il fermement. Vous devriez vous assurer que ce genre d'erreurs n'arrive pas avant de soumettre un document. L'ensemble du projet repose sur une exactitude irréprochable.
Sa voix glaciale résonnait dans la salle, et je n'osais plus lever les yeux. Une fois la réunion terminée, je m'attardai quelques instants, attendant que tout le monde soit parti. Daniel, toujours absorbé dans ses notes, ne leva même pas les yeux lorsque je m'approchai.
- Vous savez, commençai-je, ma voix teintée d'une colère contenue, vous auriez pu me corriger en privé au lieu de me ridiculiser devant tout le monde.
Il leva enfin les yeux, surpris par mon audace.
- Ce n'était pas personnel, dit-il calmement. C'était une question de professionnalisme.
- Ah, bien sûr, répondis-je, croisant les bras. Parce que humilier quelqu'un est la meilleure façon de montrer son professionnalisme ?
Un éclat traversa ses yeux, comme s'il hésitait entre irritation et amusement.
- Si vous passez autant de temps à perfectionner votre travail qu'à argumenter, nous n'aurons plus ce genre de discussions, conclut-il avant de tourner les talons.
Je le regardai partir, bouillonnant de frustration. Mais au fond de moi, je ne pouvais nier l'étrange mélange de colère et de respect qu'il éveillait en moi.
***
Plus tard ce soir-là, Clara m'appela avec une énergie débordante.
- Écoute, je sais que t'as eu une journée pourrie, mais j'ai une idée pour te changer les idées, dit-elle d'un ton conspirateur.
- Si ton idée inclut de rester à la maison avec une pizza et un film, je suis partante, répondis-je en soupirant.
- Pas question ! J'organise un dîner improvisé ce soir. Viens !
Je tentai de protester, mais Clara était une force de la nature lorsqu'elle avait une idée en tête. Quelques heures plus tard, je me retrouvai chez elle, entourée de quelques visages familiers... et d'un visage que je ne m'attendais absolument pas à voir. Daniel Calloway, vêtu de manière décontractée, était là, un verre de vin à la main.
Je me tournai immédiatement vers Clara, qui arborait un sourire innocent.
- Ne me regarde pas comme ça, chuchota-t-elle. C'est un ami d'un ami. Hasard total.
- Hasard, vraiment ?
Avant que je ne puisse lui demander plus de détails, Daniel s'approcha, son regard toujours aussi difficile à lire.
- Mademoiselle Dupont, dit-il avec un sourire en coin. Quelle surprise.
- Une surprise pour moi aussi, répondis-je, tentant de garder un ton neutre.
Les heures qui suivirent furent ponctuées d'échanges subtils entre Daniel et moi. À chaque remarque sarcastique que je lançais, il répondait avec une précision calculée, ses mots habilement choisis pour me déstabiliser. Pourtant, il y avait des moments où l'atmosphère devenait presque légère, comme lorsque Clara insista pour jouer à un jeu de société absurde.
- Allez, Daniel, montre-nous si les grands PDG savent aussi perdre, plaisanta-t-elle en lui tendant un jeu de cartes.
Il esquissa un sourire rare avant de répondre :
- Je ne perds jamais, Clara.
- On verra ça, ajoutai-je, un sourire défiant aux lèvres.
À ma grande surprise, il joua le jeu, et pendant quelques instants, le mur froid qu'il érigeait constamment sembla se fissurer.
***
La soirée terminée, je rentrai chez moi, épuisée mais étrangement revigorée. Alors que je m'apprêtais à me coucher, une notification illumina mon téléphone. C'était un email anonyme. Le sujet était court, mais glaçant :
> **Objet** : Faites attention.
> Méfiez-vous de Caroline.
Il n'y avait aucune explication, aucun détail. Seulement ces mots énigmatiques. Je relus le message plusieurs fois, essayant de comprendre qui aurait pu l'envoyer. Une chose était sûre : ce dîner m'avait laissé bien plus de questions que de réponses.
La soirée avait mal commencé avant même que je mette les pieds dans ce fichu restaurant. Clara m'avait envoyé pas moins de cinq messages pour s'assurer que je ne décommande pas, ajoutant même des émojis menaçants à base de couteaux et de regards furieux.
- Émilie, tu DOIS venir. Ce dîner est une occasion en or pour te détendre un peu et... qui sait, peut-être rencontrer quelqu'un ? avait-elle insisté dans son dernier appel.
- Clara, je doute que discuter factures et présentations PowerPoint avec des collègues soit particulièrement "relaxant", avais-je rétorqué en luttant pour enfiler ma robe noire toute simple.
Je savais déjà qu'elle ne lâcherait pas l'affaire, et à vrai dire, après l'email anonyme que j'avais reçu la veille, rester seule chez moi avec Toby, mon fidèle chien, me semblait étrangement oppressant.
Quand j'arrivai enfin au restaurant, l'ambiance chaleureuse des lieux n'aida pas à apaiser ma nervosité. Clara m'accueillit avec un large sourire et me tira presque par le bras pour rejoindre une table déjà bien remplie.
- Émilie, tu connais tout le monde ici, pas vrai ? lança-t-elle en agitant la main vers les visages familiers des collègues.
Tout le monde... sauf lui.
Daniel Calloway était assis à l'extrémité de la table, un verre de vin à moitié vide posé devant lui. Son expression était neutre, mais il avait ce regard qui semblait tout voir, tout analyser. Je déglutis et essayai de masquer mon malaise en prenant place le plus loin possible de lui.
- Alors, Émilie, prête pour une soirée mémorable ? ajouta Clara avec un clin d'œil exagéré avant de filer rejoindre Alex, un autre collègue à l'air jovial.
Je n'étais pas prête. Pas le moins du monde.
***
Les conversations autour de la table étaient animées, et j'essayai tant bien que mal de m'y mêler. Cependant, à chaque fois que je me permettais de rire ou de parler un peu plus fort, je sentais le regard de Daniel peser sur moi. Il ne disait pas grand-chose, se contentant d'intervenir ici et là avec des remarques incisives qui faisaient taire les plus bavards.
- Vous êtes bien silencieuse ce soir, Émilie, finit-il par dire après un moment. Quelque chose vous tracasse ?
Je relevai les yeux, tentant de lire dans son expression. Était-ce une pique ? Une tentative de gentillesse mal déguisée ?
- Je suis simplement fatiguée, répondis-je d'un ton neutre. Pas facile de jongler entre les erreurs flagrantes et le perfectionnisme exigeant de certains.
Un sourire imperceptible effleura ses lèvres, mais il ne répondit rien, se contentant de lever son verre à ses lèvres.
C'est à ce moment qu'Alex, qui s'était assis à côté de moi, se pencha légèrement pour engager la conversation.
- Émilie, tu fais un travail impressionnant sur le projet Wintergreen, vraiment. Je voulais te le dire depuis un moment, mais on dirait que tu es toujours absorbée dans tes dossiers.
- Merci, Alex, répondis-je en souriant. C'est gentil de le noter, surtout venant de toi.
Il était charmant, avec ses cheveux en bataille et son sourire sincère. Parler avec lui me fit oublier un instant la tension que Daniel imposait à la soirée.
- Tu devrais prendre un café avec moi un de ces jours, continua-t-il. Promis, je ne parlerai pas de boulot.
- C'est une offre intéressante, plaisantai-je, me sentant soudain plus légère.
Je ne remarquai pas immédiatement que Daniel observait notre échange, mais lorsque nos regards se croisèrent brièvement, je fus frappée par la lueur étrange dans ses yeux. De la jalousie ? Non, c'était impossible. Il n'avait aucune raison de ressentir quoi que ce soit pour moi.