Chapitre 4 Énigmes

Le lendemain matin, Élodie se réveilla plus fatiguée que la veille. La nuit avait été agitée, hantée par des rêves troublants où le regard d'Arthur la poursuivait sans relâche. Elle avait l'impression qu'un fil invisible s'était tendu entre eux, et malgré tous les avertissements qu'elle avait reçus, elle ne pouvait s'empêcher d'être intriguée.

Après une toilette rapide, elle enfila sa tenue de travail et descendit à la cuisine, où l'odeur du café et du pain chaud flottait déjà dans l'air. Marthe et Pauline s'activaient derrière le comptoir, préparant le petit-déjeuner des maîtres de la maison.

- Bien dormi ? demanda Marthe en lui tendant un torchon.

- Pas vraiment, avoua Élodie en attrapant un plateau d'argenterie pour le nettoyer.

- Il faut t'habituer, ma fille. Ce manoir a un effet étrange sur ceux qui y vivent, dit la vieille cuisinière en levant les yeux vers le plafond.

Élodie fronça les sourcils.

- Un effet étrange ?

Pauline, qui coupait des fruits, gloussa doucement.

- Ne l'écoute pas, elle adore raconter des histoires de maison hantée.

- Ce n'est pas une maison hantée, grogna Marthe, c'est une maison pleine de secrets. Ce qui est bien pire.

Élodie sentit un frisson lui parcourir l'échine, mais elle n'eut pas le temps de poser plus de questions. La porte de la cuisine s'ouvrit brusquement, laissant entrer une femme mince aux traits durs, vêtue d'un tailleur beige impeccable.

- Le petit-déjeuner doit être servi dans dix minutes, annonça-t-elle d'un ton sec.

Marthe hocha la tête sans répondre.

- C'est Madame Morel, la gouvernante, chuchota Pauline à l'oreille d'Élodie dès que la femme disparut. Elle dirige la maison d'une main de fer. Ne te mets pas en travers de son chemin.

Encore une figure d'autorité à craindre.

Élodie soupira en prenant un plateau de viennoiseries. Elle aurait voulu passer une journée tranquille, loin des regards scrutateurs et des tensions du manoir. Mais elle sentait déjà que ce ne serait pas le cas.

Une heure plus tard, elle traversait le couloir principal avec un plateau vide, lorsqu'elle aperçut Arthur Beaumont, debout près de l'entrée du salon.

Il discutait avec un homme en costume sombre, un dossier en main. Contrairement à la veille, son visage était impassible, son ton maîtrisé. Mais Élodie remarqua la tension dans ses épaules, la crispation de sa mâchoire.

Elle ralentit le pas, tentant de ne pas se faire remarquer, mais au moment où elle allait passer devant eux, Arthur tourna la tête et leurs regards se croisèrent.

Un court instant, il sembla hésiter, puis il prit congé de son interlocuteur d'un simple geste de la main.

- Vous, restez un instant.

Élodie sentit son cœur rater un battement.

Elle s'arrêta net, serrant le plateau entre ses doigts.

Arthur s'approcha lentement, ses yeux sombres braqués sur elle.

- Vous m'évitiez ?

Elle cligna des yeux, surprise par la question.

- Non, monsieur... bien sûr que non, répondit-elle d'une voix qui se voulait assurée.

Il esquissa un sourire presque imperceptible.

- Hm. Vous êtes bien la première domestique à ne pas chercher à disparaître dès que je m'approche.

Élodie avala difficilement sa salive. Était-ce une plaisanterie ? Une provocation ?

- J'espère que vous trouvez votre travail satisfaisant, reprit-il après une courte pause.

- Oui, monsieur, répondit-elle simplement.

Un silence s'installa entre eux. Il la scrutait comme s'il essayait de deviner quelque chose en elle, comme s'il sondait son âme.

Puis, il ajouta d'un ton plus bas :

- Faites attention à ce que vous entendez dans cette maison, Élodie. Parfois, il vaut mieux ne rien savoir.

Elle sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale.

Avant qu'elle ne puisse répondre, il s'éloigna et disparut au bout du couloir.

Elle resta figée quelques secondes, le cœur battant.

Qu'essayait-il de lui dire ?

Et pourquoi avait-elle l'impression que, malgré son apparente froideur, Arthur Beaumont la mettait en garde contre quelque chose de bien plus grand qu'elle ?

Élodie resta figée dans le couloir, ses pensées s'entrechoquant dans sa tête. Ce n'était pas la première fois qu'on lui adressait un avertissement depuis son arrivée ici. D'abord Clarisse avec ses paroles troublantes, puis Arthur lui-même. Que se passait-il dans cette maison ?

Elle serra son plateau contre elle et se força à reprendre son chemin. Ce n'était pas le moment de se perdre en suppositions.

- Élodie !

Elle sursauta légèrement et se retourna pour voir Pauline s'approcher d'un pas rapide.

- Madame Morel te cherche. Elle veut que tu aides à préparer les chambres pour les invités de ce soir.

- Les invités ? répéta Élodie, surprise.

- Oui, il y aura une réception importante. Monsieur Beaumont reçoit des associés et quelques personnes influentes. Autant dire que tout doit être parfait.

Élodie hocha la tête, puis suivit Pauline à l'étage.

La chambre qu'on lui avait assignée était vaste et décorée avec une élégance sobre. Un grand lit trônait au centre, drapé de tissus luxueux. Élodie s'affaira aussitôt à ajuster les draps et les coussins, puis vérifia que tout était impeccable.

Alors qu'elle terminait, la porte s'ouvrit brusquement.

- J'espère que tu n'as rien oublié, lança une voix moqueuse.

Élodie se retourna pour voir une jeune femme blonde, perchée sur des talons hauts, l'observer avec un sourire narquois. Elle portait une robe ajustée qui mettait en valeur sa silhouette et semblait parfaitement à l'aise dans cet environnement luxueux.

- Pardon, madame ? demanda Élodie, troublée.

- Oh, ne me dis pas que tu ne sais pas qui je suis ? soupira-t-elle en croisant les bras.

Élodie resta silencieuse.

- Je suis Diane Holmes, la fille de la gouvernante, mais surtout... la fiancée d'Arthur.

Le cœur d'Élodie rata un battement.

Fiancée ?

Elle aurait dû s'y attendre. Un homme comme Arthur Beaumont ne pouvait qu'être lié à une femme du même monde que lui. Pourtant, elle sentit un pincement désagréable dans la poitrine.

Diane s'avança lentement dans la pièce, détaillant Élodie de haut en bas.

- Tu es la nouvelle domestique, c'est ça ?

- Oui, madame.

- Hm... Arthur t'a parlé ?

Élodie hésita avant de répondre.

- À peine, madame.

Diane esquissa un sourire satisfait, comme si c'était exactement la réponse qu'elle attendait.

- Parfait. Alors souviens-toi d'une chose : il est hors de ta portée.

Elle s'approcha encore, baissant la voix.

- Et si jamais tu oublies ta place, je me ferai un plaisir de te le rappeler.

Sans attendre de réponse, elle fit volte-face et quitta la pièce, ses talons résonnant sur le parquet.

Élodie, elle, resta immobile, le souffle court.

Pourquoi cette femme ressentait-elle le besoin de la menacer ?

Et pourquoi, malgré elle, cette nouvelle information lui laissait un goût amer sur la langue ?

Élodie resta un long moment figée dans la chambre, ses doigts crispés sur le rebord du lit. Le ton de Diane, son sourire satisfait, tout en elle respirait la possessivité. Pourquoi avait-elle ressenti le besoin de venir la voir ? Était-ce seulement pour la rabaisser, ou bien y avait-il autre chose derrière cette mise en garde ?

Elle inspira profondément et se força à reprendre ses tâches. Peu importe ce que Diane pensait, elle n'était qu'une domestique ici, rien de plus. Arthur Beaumont ne faisait pas partie de son monde, et elle n'avait aucune intention de s'attirer des ennuis.

Mais alors, pourquoi ces avertissements répétés ?

Le manoir était en effervescence à l'approche de la réception. Les domestiques couraient dans tous les sens pour tout préparer à temps. Élodie avait été chargée de superviser les derniers arrangements dans la salle de réception.

Les tables étaient dressées avec une précision millimétrée, les lustres brillaient de mille feux, et une douce mélodie classique flottait déjà dans l'air.

Alors qu'elle ajustait l'alignement des verres sur l'une des tables, une voix masculine l'interrompit :

- Ce n'est pas parfait.

Élodie se redressa brusquement. Arthur Beaumont se tenait à quelques pas d'elle, les mains dans les poches de son costume impeccablement taillé.

- Monsieur ?

Il désigna un verre légèrement décalé du reste.

- Celui-ci n'est pas aligné.

Elle cligna des yeux avant de se dépêcher de le replacer correctement.

Arthur l'observa un instant, puis esquissa un sourire à peine perceptible.

- Vous êtes minutieuse. C'est une qualité rare.

Elle sentit une chaleur étrange lui monter aux joues. Il ne la quittait pas du regard, et cette proximité soudaine lui donnait la sensation qu'il sondait chaque parcelle de son âme.

- Je... je fais simplement mon travail, monsieur.

- Hm...

Il pencha légèrement la tête, comme s'il cherchait à deviner ce qu'elle pensait.

- Diane vous a-t-elle parlé ?

Élodie sentit son estomac se nouer. Comment savait-il ?

- Elle est passée me voir, oui, répondit-elle prudemment.

Arthur poussa un léger soupir, détournant brièvement le regard.

- Ne faites pas attention à elle. Elle aime rappeler à tout le monde quelle est sa place ici.

"Sa place." Ce choix de mots n'échappa pas à Élodie. Il n'avait pas dit "notre relation" ou "notre engagement". Juste "sa place".

- Je ne veux pas de problèmes, monsieur, assura-t-elle.

Arthur la fixa un instant avant de répondre d'une voix plus basse :

- Vous en aurez quand même.

Puis, sans un mot de plus, il s'éloigna, la laissant là, le cœur battant à tout rompre.

Élodie savait désormais une chose : quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle dise, elle était déjà prise dans quelque chose de bien plus grand qu'elle.

Élodie resta debout, le regard perdu dans le vide, là où Arthur Beaumont s'était tenu quelques instants plus tôt. Ces derniers jours, son instinct lui criait de se faire discrète, d'éviter les ennuis... et pourtant, tout semblait la pousser vers des situations délicates.

Elle inspira profondément et se remit au travail. Peu importe ce que Diane ou Arthur pensaient, elle n'était ici que pour accomplir sa tâche.

La réception débuta peu après la tombée de la nuit. Des voitures luxueuses défilaient devant le manoir, et les invités s'engouffraient dans le hall, vêtus de tenues raffinées et entourés d'un parfum de pouvoir et d'influence.

Élodie, comme les autres domestiques, s'affairait discrètement dans l'ombre. Elle passait entre les tables, veillant à ce que tout soit impeccable.

De loin, elle aperçut Arthur, parfaitement à l'aise dans cet environnement. Il échangeait des paroles avec ses invités, un sourire maîtrisé sur les lèvres, son regard perçant analysant chaque réaction autour de lui.

Diane était à ses côtés, une main posée sur son bras, affichant une mine triomphante. Elle riait aux plaisanteries de leurs invités, s'assurant d'être vue comme la femme idéale pour un homme de son rang.

Élodie détourna rapidement les yeux et se concentra sur son travail.

- Attention !

Un cri retentit derrière elle, et avant qu'elle ne comprenne ce qui se passait, un serveur trébucha, renversant un plateau de champagne en plein milieu de la salle.

Un silence s'installa aussitôt. Tous les regards se tournèrent vers la scène, y compris ceux d'Arthur et de Diane.

Madame Holmes traversa la salle d'un pas furieux, fusillant du regard le pauvre serveur qui, tremblant, tentait de ramasser les flûtes brisées.

- Incapable ! siffla-t-elle. Hors de ma vue !

Elle se tourna vers Élodie.

- Nettoyez immédiatement !

Élodie hocha la tête et se baissa pour ramasser les morceaux de verre. Son cœur battait trop vite. L'humiliation flottait dans l'air, pesante.

Elle sentit soudain une présence proche d'elle. En relevant la tête, elle croisa le regard d'Arthur.

Il la fixait sans un mot, mais il y avait dans ses yeux quelque chose d'indéchiffrable.

Puis, alors que tout le monde s'attendait à ce qu'il ignore la scène et reprenne sa conversation, il se tourna vers Madame Holmes.

- Ce n'est qu'un incident, inutile d'en faire tout un drame.

Un murmure parcourut l'assemblée.

Madame Holmes pâlit légèrement, prise au dépourvu.

- Mais Monsieur, cette réception...

- Se poursuivra comme prévu, coupa Arthur d'un ton calme mais tranchant.

Un silence gêné s'installa. Puis, avec un dernier regard vers Élodie, il se détourna et rejoignit ses invités.

Elle sentit son souffle se bloquer un instant.

Pourquoi avait-il pris sa défense ?

Et surtout, pourquoi son cœur battait-il si fort en réalisant qu'il avait, même brièvement, remarqué sa présence ?

            
            

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