Je pose l'énorme plat de dinde que ma mère a fait sur la table. J'esquisse une grimace d'incompréhension sur le visage. J'ai passé une semaine chez mes parents depuis ce qui s'est passé et je rentre demain matin. Cette dinde me fait penser à tort ou à raison que ma mère fête mon départ. Vous voyez en mode Houha tu t'en vas enfin. Je sens bien la tension qui règne dans cette maison, ma mère doit presque se mordre la lèvre pour ne pas me dire ouvertement ce qu'elle pense. D'ailleurs, je me demande ce qui la retient, tout le monde sait très bien que chez les McKane, c'est Lydie McKane notre mère qui porte la culotte. Mon père quant à lui est quelqu'un de très effacé et mort de trouille devant sa chère et tendre. Laïla est venue pour m'apporter du réconfort, mais surtout pour empêcher notre mère de me dire des obscénités. Elle n'a pas à me protéger, depuis le temps je suis habituée.
" J'ai déjà envie de rentrer chez moi. " Dit ma sœur en posant un plateau de pommes de terres cuites au four sur la table.
Je la regarde marcher jusqu'à une chaise et s'y asseoir avec grâce. En dehors de nos cheveux et de la couleur de nos yeux, nous n'avons vraiment rien en commun ma sœur et moi. Elle est grande et fine, raffinée et sophistiquée, tandis que moi, je suis ronde, avec des formes plus que généreuses et pas très grande. Pour couronner le tout, elle est mannequin et voyage beaucoup à travers le monde, tandis que moi, je travaille dans un petit cabinet juridique, je n'ai pas la moitié de ce qu'elle a par mois en deux ans. Alors vous devinez aisément qui est sa petite fille préférée.
" Paris ? New-York ? " Demandais-je en allant prendre les verres dans l'armoire.
" J'ai plutôt envie d'aller aux Caraïbes. "
" Bien sûr les Caraïbes. " Dis-je en montant dans ma chambre.
Je secoue la tête et je commence à faire mes bagages. J'ai parfois l'impression de ne pas être un membre de cette famille. Ces gens sont tellement différents de moi que je me sens exclue. J'ai même parfois l'impression d'être une marginale. On frappe deux coups à ma porte, je lève la tête et je rencontre le regard de mon père. Il s'adossa au chambranle de la porte et me sourit faiblement.
" Tu as perdu beaucoup de poids. " Me dit-il d'un air sombre.
Je me tourne vers ma valise et je continue de plier mes vêtements.
" Je pensais que c'était ce que vous vouliez. "
Mon père entre et referme la porte derrière lui, il s'assoit sur le lit et pousse un soupir.
" Ma chérie, tu dois apprendre à faire ce qui est mieux pour toi. "
" Et c'est toi qui dit ça ? "
Mon père est un lâche, un gros lâche. Il est le premier à fuir devant les ennuis, à s'écraser et c'est à moi qu'il ose venir me parler de courage ?
" J'aime ta mère et elle m'aime aussi. Nos problèmes ne concernent que nous. "
" Tu oses me parler de courage alors que tu ignores le sens même de ce mot. Papa, tu sais quoi ? " Dis-je en refermant ma valise d'un geste sec. " Nous ferions mieux de descendre avant que maman ne vienne nous chercher. "
Je passe devant lui et je sors, lorsque je suis venue ici, je pensais trouver du réconfort et non vivre encore plus de stress que ce que je vis déjà. Ma sœur et ma mère sont déjà attablées, je tire une chaise loin de celle de ma mère. Après avoir béni la nourriture, j'attends que mon père se serve, puis je me sers à mon tour. Je sens bien que tous les yeux sont posés sur moi. Ils se demandent sans doute ce que je vais manger. Ça me coupe l'appétit et je me contente juste de prendre de la salade. Je la grignote du bout des dents. Je sens leurs yeux posés sur moi épiant mes moindres faits et gestes. Je n'ai pas toujours eu ce poids vous savez. J'étais aussi mince que ma sœur, j'étais une enfant heureuse, j'avais des amis et une vie. Je voulais même devenir patineuse professionnelle. Tout a commencé à déraper après le déménagement subite de mon amie Sue. Elle est partie sans rien me dire. C'était ma meilleure amie et je l'aimais vraiment beaucoup, son départ m'a plongé dans une profonde tristesse. Puis il y'a eu cette soirée où je suis sortie avec ma Laïla. Vous ai-je dis que Laïla est ma sœur jumelle ? Non ? Et bien maintenant vous le savez. Nous sommes allées à cette soirée et elle a insisté pour conduire, pourtant elle était ivre, totalement ivre. Nous sommes entrées dans un arbre et j'ai presque failli perdre ma jambe, à cause de cet incident, je n'ai plus jamais remis de patins et je me suis consolée avec la nourriture. À tel point que je suis quittée de cinquante kilos à soixante-trois. J'ai dû me contenter d'une vie banale tandis que ma sœur est devenue un mannequin célèbre. Elle est heureuse et c'est l'essentiel.
" Pouvez-vous arrêter de me regarder de la sorte ? " Demandais-je en reposant ma fourchette.
" Arrête de te prendre pour le nombril du monde, personne ne te regarde. D'ailleurs qui voudrait ? "
Coup de poing en plein ventre, je devrais dire que je me suis déjà habituée à ça, mais ce serait horrible de dire qu'on est habitué à la méchanceté des hommes, surtout venant de sa famille. Le plus dur est que ni ma sœur, ni mon père ne me défendent.
" Oui tu as raison qui voudrait me regarder, je suis grosse et moche n'est-ce pas ? "
" Ne rejette pas tes insécurités sur moi. Tu pourrais faire un peu de sport ou encore un régime pour perdre tout ce poids, mais tu n'en fais rien. "
" Peut-être que mon poids me convient ! Ma vie me convient parfaitement telle qu'elle est. "
" Tu veux me faire croire que travailler dans un cabinet médiocre, avec un salaire qui te suffit à peine te rend heureuse ? Tu allais épouser le futur maire de cette ville et tu as tout gâché ! "
Je secoue la tête perplexe, comment ose t'elle dire une chose pareille. Je lui ai raconté ce qu'il s'est passé, il m'a trompé avec Nicole et pour elle c'est moi le problème ?
" Maman cet homme m'a trompé ! Avec ma meilleure amie. "
" Et alors ? Il ne t'a pas tué non plus. Ton père m'a bien trompé, mais je ne l'ai pas quitté. "
Le silence s'installe autour de la table, plus personne n'ose parler. On pourrait entendre une mouche voler. Cette liaison est le secret de famille des McKane, la liaison de mon père avec une serveuse. Ils ont bien failli divorcer, mais mon père est tellement fou amoureux de ma mère qu'il lui a promis qu'il fera tout ce qu'elle voudra pour qu'elle lui pardonne et depuis des années, ma mère le mène par le bout du nez.
" Je ne peux pas rester avec un homme qui me trompe et qui n'a aucun respect pour moi. Il m'a traité de moche, que j'étais un véritable glaçon, il a été horrible avec moi. "
" Décidément tu ne comprendras jamais rien. Tu continues de fuir face aux difficultés. Il t'a trompé et alors ? C'est toi qu'il a présenté aux médias. Ce mariage allait être ta seule chance d'avoir une vie normale. "
" Mais j'ai une vie normale, une vie qui me va. " Didje avec un petite voix.
" Dis le avec plus de conviction et peut-être que toi-même tu finiras par y croire. " Dit ma mère en avalant une gorgée de vin.
Je secoue la tête et je regarde mon père et ma sœur, ils n'osent rien dire.
" Maman a raison tu sais, si tu veux je peux te faire un chèque pour que tu lances un business ou autre chose. "
" Je n'ai pas besoin que l'on me fasse la charité ! "
Je sors de table et je me dirige vers les escaliers.
" Tu as intérêt à résoudre ce problème si tu veux un jour remettre les pieds dans cette maison. "
Je m'arrête brusquement et je me tourne vers ma mère, pensant sans autre à une plaisanterie.
" Alors le fait d'être la belle-mère du futur maire est plus important que le bonheur de ta fille ? " Demandais-je les yeux remplis de larmes.
" Quand est-ce que tu comprendras que c'est pour ton bien que je le fais ? " Ma mère se lève et m'encadre le visage de ses mains. " Je ne veux surtout pas que tu finisses toute seule. Je veux que tu sois heureuse, tout comme ta sœur. "
" Bien sûr. " Dis-je en regardant par-dessus son épaule.
Je me retourne donc et je remonte dans ma chambre en pleurant. Mais qu'est-ce qui m'a pris de venir ici ? Depuis ce soir, je n'arrête pas de prendre des décisions totalement stupides. D'abord j'ai couché avec un homme au sourire totalement ravageur et qui m'a rendu totalement folle de désir. Ensuite, je suis venue ici dans l'idée d'avoir du réconfort auprès de ma famille, tout ce que je récolte en retour, c'est qu'on m'oblige à retourner avec l'homme qui m'a humiliée. Même Laïla n'a rien dit. Nous sommes jumelles, les jumeaux sont censés avoir un lien ou un truc du genre, alors pourquoi ma sœur et moi n'en avons pas ? J'ai l'impression d'être seule au monde. Je me lève et je vais m'asseoir sur le lit, j'ouvre mon tiroir et j'en sort le seul souvenir qui me reste de Sue. Peu importe l'endroit où elle se trouve, j'espère juste qu'elle est heureuse.