Le téléphone sur son bureau vibra, un son discret mais impérieux dans la pièce silencieuse. Alessandro posa son verre avec une précision mécanique avant de décrocher.
« Je suis là », dit-il, la voix basse, rauque, comme une lame glissant contre une pierre.
La voix de Carlo, son détective personnel, résonna au bout du fil. « Il est mort, Alessandro. Un accident de voiture sur une route gelée près de Saint-Pétersbourg. »
Alessandro ferma les yeux. Viktor Petrov, le serpent russe, l'homme qui lui avait extorqué des milliards et ridiculisé son nom dans certains cercles financiers, était mort. Pas par ses mains. Pas comme il l'avait imaginé. Pas avec la lente agonie qu'il méritait.
« Et le reste ? » demanda Alessandro, maîtrisant le grondement dans sa voix.
Carlo hésita. « Il y a... autre chose. Petrov avait une fille. Sofia Petrov. Une héritière, si l'on peut dire. Elle vit à Londres. Discrète. Aucune implication dans les affaires de son père. »
Une fille. Alessandro laissa cette information pénétrer son esprit. Il n'avait jamais entendu parler d'une Sofia Petrov, et pour cause. Viktor avait gardé sa vie privée hermétiquement close. Un atout caché. Mais un atout qui pouvait maintenant servir Alessandro.
« Trouve tout ce que tu peux sur elle. Âge, cercle social, vulnérabilités. Je veux un dossier complet avant la fin de la semaine », ordonna-t-il, déjà en train de construire des scénarios dans son esprit.
« C'est déjà fait », répondit Carlo. « Je vous envoie tout dans une heure. Mais je dois vous avertir, Alessandro. Elle n'est pas Viktor. Elle a une vie modeste, presque... insignifiante. »
« Personne n'est insignifiant », répondit Alessandro en raccrochant.
Il resta immobile quelques instants, les mains appuyées contre le bord de son bureau. L'information se distillait en lui, froide et méthodique. Sofia Petrov. Ce nom allait devenir sa clé. Viktor était peut-être hors de sa portée, mais cette fille... elle pourrait devenir le catalyseur de sa vengeance.
Une heure plus tard, le dossier arriva dans sa boîte mail. Il l'ouvrit, les yeux parcourant les lignes avec une attention calculée. Sofia Petrov, 27 ans, diplômée en arts visuels, travaillait comme conservatrice dans une petite galerie indépendante à Londres. Pas de propriétés extravagantes, pas de comptes bancaires suspects, rien qui la reliait directement aux crimes de son père. Elle semblait vouloir s'éloigner de son héritage, à moins qu'elle ne soit une actrice talentueuse dans cette mise en scène de banalité.
Mais ce qui attira le regard d'Alessandro, c'était sa photo. Une image floue d'un événement récent, un sourire timide et une lueur dans les yeux, quelque chose de profondément différent de l'arrogance froide de Viktor. Elle était jolie, avec une grâce qui semblait presque déplacée dans le monde qu'Alessandro connaissait.
Le lendemain, il convoqua Carlo à son bureau.
« Je veux la rencontrer », dit Alessandro sans préambule.
Carlo fronça les sourcils. « Vous pensez vraiment que c'est une cible viable ? Elle ne sait probablement rien des affaires de son père. »
« Ce n'est pas ce qu'elle sait qui m'intéresse », répondit Alessandro en fixant Carlo de son regard perçant. « C'est ce qu'elle peut devenir. Un outil. Une faiblesse. Une dette. Viktor a peut-être cru qu'il pouvait mourir en emportant tout avec lui, mais il a laissé une pièce sur l'échiquier. »
Carlo hocha la tête, mais son expression trahissait une réserve. Alessandro l'ignora. L'homme n'avait pas besoin de comprendre sa vision, seulement de l'exécuter.
Quelques jours plus tard, il se retrouva à Londres, dans une petite galerie nichée au cœur d'un quartier bohème. L'endroit était charmant, mais modeste. Rien qui aurait pu suggérer l'ombre de Viktor Petrov. Alessandro entra, son allure élégante et dominante attirant immédiatement l'attention des quelques visiteurs présents.
Sofia était là, concentrée sur une œuvre qu'elle accrochait au mur. Alessandro s'arrêta, l'observant sans se cacher. Il nota la manière dont elle pliait légèrement la tête en réfléchissant, le mouvement fluide de ses mains. Elle n'avait rien de la froideur calculatrice de son père.
Quand elle se retourna, leurs regards se croisèrent. Une étincelle de surprise traversa ses yeux, mais elle se ressaisit rapidement, affichant un sourire poli.
« Bonjour. Puis-je vous aider ? » demanda-t-elle, sa voix douce mais assurée.
Alessandro s'approcha lentement, savourant le moment. « Peut-être. Je cherchais quelque chose d'inspirant, et on m'a recommandé cet endroit. »
Sofia eut un léger rire, sincère. « Eh bien, j'espère que nous ne décevrons pas. »
Il passa plusieurs minutes à examiner les œuvres, jouant le rôle du client intéressé mais difficile à impressionner. Elle finit par s'approcher, un mélange de curiosité et de professionnalisme dans son attitude.
« Si je peux me permettre, vous semblez avoir un œil critique », dit-elle.
« Je dirais plutôt exigeant », corrigea-t-il, un sourire en coin. « Mais il y a quelque chose ici... un certain charme. Discret mais captivant. Comme cette pièce, par exemple. »
Il désigna une peinture abstraite, et Sofia s'anima en expliquant l'histoire derrière l'œuvre. Alessandro écouta, mais il était bien plus intéressé par la manière dont elle parlait, sa passion évidente pour son travail. Elle était un paradoxe fascinant : simple mais magnétique, éloignée de tout ce qu'il avait imaginé.
Quand elle termina, il fit mine d'hésiter avant de demander : « Et vous, avez-vous créé quelque chose ? »
Elle secoua la tête, souriante. « Non, je suis bien meilleure pour mettre en valeur le talent des autres. »
Il hocha la tête, dissimulant sa satisfaction. Elle se sous-estimait, une faiblesse qu'il pourrait exploiter.
« Je vais prendre cette pièce », déclara-t-il, désignant la peinture qu'elle avait expliquée.
Sofia sembla surprise. « Vraiment ? C'est un excellent choix. Je vais préparer les documents. »
Alors qu'elle s'éloignait, Alessandro la suivit du regard. Il savait qu'il venait de poser la première pierre de son plan. Sofia Petrov ne se doutait de rien, et c'était exactement ce qui la rendait parfaite pour ce qu'il avait en tête. Mais alors qu'il la regardait interagir avec un autre client, une pensée inattendue le traversa. Était-elle aussi innocente qu'elle en avait l'air, ou cachait-elle une part d'ombre héritée de Viktor ?
Alessandro n'était pas homme à laisser ses émotions interférer avec ses projets, mais cette fois, une étrange sensation d'incertitude s'insinua en lui. Et il détestait ça.
Lorsqu'elle revint avec les papiers, il la remercia avec une courtoisie qui, il le savait, aurait semblé sincère. Puis il sortit, son esprit déjà en train de tisser la prochaine étape.
La vengeance était une œuvre d'art, et Sofia Petrov était sur le point d'en devenir la muse involontaire.