Toute la classe a maintenant les yeux rivés sur moi. Bande d'idiots, vous voulez ma photo?
- Je ne rêvais pas monsieur, balbutié-je
- Ah bon? Si tu ne rêvais pas, je viens de dire il y a à peine 3 minutes la formule de delta à tes condisciples. Peux-tu me la répéter? fait-il en s'arrêtant devant ma table-banc.
Mameeeh! C'est encore quoi delta? Delta du Niger ou Delta force? Ça a une formule?
Je me lève et le regarde avec des yeux de merlan frit. Je jette un coup d'œil vers le tableau pour voir si je peux y trouver la réponse mais rien. Je préfère ne pas me rendre ridicule en donnant une réponse complètement hors gamme.
Tout le monde est calme, attendant ma réponse. Vous attendrez longtemps.
- J'attends, me presse monsieur Okongo
- ...
- Quelqu'un d'autre peut-il donner la réponse? Demande-t-il en me tournant le dos.
Juliette lève rapidement sa main comme si elle n'attendait que ça. Celle-là, elle m'énerve trop. Elle est bonne dans toutes les matières et est toujours première de la classe. Pffff! Elle adore rappeler à tout le monde par ses agissements combien elle est intelligente et combien personne ne lui arrive à la cheville.
- Oui mademoiselle Bizimou! Fait monsieur Okongo avec un sourire attendri en regardant son élève chérie.
Mademoiselle intello se lève, arrange ses petites lunettes et toussote un peu avant de se lancer
- Monsieur, la formule de delta n'est rien d'autre que b carré - 4ac. Et lorsque delta est supérieur à zéro, l'équation a deux racines réelles distinctes. Lorsqu'il est égal à zéro, l'équation a deux racines réelles égales. Et pour finir, quand il est inférieur à zéro, l'équation n'a aucune racine réelle.
Vous voyez les choses? On lui demande juste la formule mais elle ajoute tout un tas d'autres choses. Imbécile! Maintenant je me sens comme une vraie plouc. Je me demande ce qu'elle fait dans la section Psyco-péda. Puisqu'elle aime autant les maths, elle aurait dû faire Math-physique au lieu de venir nous encombrer ici. Tchiiiiiiip!
- Très bien Mademoiselle Bizimou. Quant à toi mademoiselle Munguryeke, tu vas m'écrire 300 fois la formule de delta sur une double feuille quadrillée en utilisant trois stylos de couleurs différentes: Bleu, noir et rouge. Estime-toi heureuse que je n'ai pas ajouté le vert. Tu dois me remettre la double feuille demain matin à la première heure et n'envisage même pas de te faire aider, je connais très bien ton écriture. Ça t'apprendra à penser à ton chéri pendant les cours!
Ah! 300 fois? Et qui lui a dit que je pensais à mon chéri? Est-ce que j'ai même un chéri?
Je me rassois, bien en boule et regarde monsieur Okongo rejoindre le tableau sur lequel il se met à écrire plusieurs équations qui me donnent déjà des maux de tête rien qu'à les regarder. Je pousse un ouf de soulagement quand j'entends le son de la cloche. Merci seigneur.
- Classe? Appelle monsieur Okongo, sans arrêter de remplir le tableau de ses exercices "maux-de-têtuesques ''
- Oui monsieur Okongo! Faisons-nous en chœur
- Vous ne sortez d'ici que quand vous finissez de recopier tous les 30 exercices, c'est compris?
- Oui monsieur Okongo.
Eeeeh! 30? Et Il n'en est encore qu'à 14! Et moi qui rangeais déjà mes affaires. J'ai envie d'aller lui botter son derrière qui bouge frénétiquement de gauche à droite alors qu'il écrit. De mauvaise grâce, Je ressors mon cahier de Math et me remets à écrire.
Je m'appelle Douniya Munguryeke, 17 ans. Mes proches m'appellent Niya, c'est mon petit nom. Je fréquente au Lycée Salema où je fais ma cinquième en psyco-péda. J'ai hâte de passer en sixième, obtenir mon diplôme d'état et faire enfin mon entrée à l'Institut supérieur pédagogique de Bunia afin d'y recevoir la formation dont je rêve. Je vis avec ma mère qui travaille comme infirmière à l'hôpital général de référence de Bunia, Ma mamie (La maman de ma mère) et mon petit frère Divin qui a 3 ans (Mon petit cœur). Papa nous a quitté il y a maintenant deux ans. Accident de voiture. Mon rêve a toujours été de devenir maîtresse d'école. J'ai toujours aimé les enfants. Je les comprends, aime les avoir autour de moi, m'en occuper et suis très patiente avec eux. Si j'étais bonne en chimie et maths, j'aurais peut-être considéré une future carrière en pédiatrie. Mais mes chères, j'ai jeté un coup d'œil au genre de chimie et mathématiques qu'ils enseignent en section Biochimie, j'ai déguerpi aux galops. Ç'aurait été des zéros élastiques assurés pour moi.
Nous sortons de la salle quelques minutes plus tard après avoir fini de tout recopier. La cour de l'école est déjà presque déserte à l'exception des enseignants et quelques élèves qui trainaillent encore çà et là pour des raisons mieux connues que d'eux. Je repère Rika qui m'attend sous un des madamiers de la cour, je presse les pas pour aller la rejoindre
- Mais vous faisiez quoi là-dedans pendant tout ce temps? Me demande Rika lorsque j'arrive à son niveau
- Ma co, laisse, monsieur cauchemar a encore frappé. Il ne comprend pas que quand on sonne il faut tout déposer.
- Vous n'êtes pas les seuls. Notre prof de comptabilité est pareil. Il nous a une fois fait rater la récréation. Une vraie plaie, dit-elle pendant que nous nous dirigeons vers la sortie.
- Des vrais tortionnaires oui! Tu ne vas pas croire quelle punition il a descendu sur moi. Je dois écrire 300 fois la formule de delta avec trois stylos différents.
- Eish pitié hein! Krkrkrkrkr! T'inquiète, je vais t'aider.
Vous l'avez sûrement deviné. Rika c'est ma potesse, ma copine de "dedans". Elle est en cinquième comme moi mais fait la section commerciale et admin. Elle est d'une année plus âgée que moi et contrairement à moi qui suis un peu timide et renfermée, Rika est très extrovertie. Elle est un peu fofolle sur les bords, aime être le centre d'attention (Ce qui n'est pas difficile vu son teint très claire et sa beauté), dit ce qu'elle pense faisant parfois preuve d'un manque de tact qui lui attire souvent des ennuis. Mais je l'aime comme ça.
Notre amitié a commencé il y a deux ans quand sa maman (tantine Jacqueline) dont elle est le seul enfant a été mutée à ici à Bunia. Elle est secrétaire à l'ONATRA (office nationale des transports) bureau de Bunia. Avant, elles vivaient à Goma.
- J'aurais beaucoup aimé que tu m'aides mais ce ne sera malheureusement pas possible, il connait mon écriture, fais-je, dépitée
- Manque de bol. Dépêchons-nous, Mon Micky ne va plus tarder, dit-elle en jetant un coup d'œil à sa montre-bracelet.
Nous nous dirigeons en papotant vers le kiosque de la dame qui vend des beignets à quelques mètres de l'école et passons nos commandes. Beignets bien chauds arrosés d'une délicieuse pâte d'arachide et des jus bien tapés comme d'habitude. Munies de nos casse-croûtes favoris, nous allons prendre place autour d'une des tables en plastique placées là pour les clients qui choisissent manger sur place.
- Mmmm, non. Les beignets de cette maman sont trop bons. J'espère qu'elle ne met rien de vilain dedans, dis-je doucement pour n'être entendue que de Rika.
- Que peut-elle y mettre de vilain? Qu'insinues-tu?
- Tu n'as pas entendu la rumeur sur ce que font les femmes qui sont dans ce business?
- Que font-elles?
- L'une d'elles a été attrapée en train de mettre des fluides des cadavres dans la pâte pour rendre ses beignets plus succulents et attirer une multitude des clients comme des mouches.
- Beuuuurrrk.
J'éclate de rire devant son air dégouté.
- Toi et tes histoires morbides. Je sais ce que tu essaies de faire. Tu veux que je perde mon appétit pour que tu t'empares de mes beignets. Tu as zéro sur dix, fait-elle en continuant à manger ses beignets
- Salut les filles!
Nous nous retournons et tombons sur Micky qui s'approche de nous le sourire aux lèvres, tout en jouant avec les clés de sa voiture. C'est l'un des petits amis de Rika. Eh oui! Madame en a trois. Il y a Micky, André et Achille, tous les trois proches de leur trentaine, déjà des responsables gagnant assez bien leurs vies. Critères très importants lors de ses sélections. Sa majesté Rika a une sainte horreur des hommes immatures et "poches vides" qui ne peuvent rien lui rapporter en retour. Ses bêtes les plus noires. Elle en a trois par précaution. Elle a toujours dit que dans la vie, c'est dangereux de placer tous ses œufs dans un seul panier, qu'il faut toujours assurer ses arrières. Je me demande comment elle les jongle sans se faire attraper. Le jour où elle se fera choper, je prie de ne pas être présente.
Moi, je n'en ai aucun, je pense d'abord finir avec l'école avant d'entrer dans ce territoire. D'ailleurs, maman me tuerait si j'osais m'aventurer à accepter les avances de qui que ce soit. Je vois déjà comment elle me mettrait du piment rouge dans le "fondement". Non merci. Elle me répète tout le temps:
- Pas d'hommes avant l'obtention de ton diplôme d'enseignante, tu as compris? Tu ne fais la course avec personne pour te presser. Tu as encore toute ta vie devant toi, tu m'entends?
- Oui maman.
- Et quand tu rencontreras enfin un homme qui dira vouloir lier son destin à la tienne et à qui tu voudras donner une chance, ne va pas directement lui donner les fesses!
- Oh!
- Ils viennent tous avec des poèmes shakespeariens et des promesses à n'en point finir mais beaucoup d'entre eux sont des escrocs, des petits bandits qui sont passé maîtres dans l'art de la tromperie! Tout ce qu'ils veulent c'est secouer puis disparaitre. Il faut faire attention. 120 jours d'observation pendant lesquels tu ne lui donneras rien à part des chastes baisers sont de rigueur au début de toute relation. Si c'est un petit bandit, il s'enfuira mais si c'est un homme sérieux aux intentions nobles, il restera.
Contrairement à ma mère qui est très stricte avec moi, la maman de Rika est très libérale. Elle permet à sa fille d'avoir des petits amis aussi longtemps qu'elle se protège et ne ramène pas une grossesse. Maman Jacqueline est elle-même ce que j'appellerai une femme libre. Elle n'est pas mariée et des hommes différents que Rika appelle affectueusement ses tontons, défilent chez elle. Pardon, je vous dis même tout ça pourquoi? Ce ne sont pas mes affaires.
- Bonjour Micky! Répondons-nous
- Ça va chéri?
- Oui ça va, fait le fameux tonton Micky en prenant place sur la chaise en plastique libre près de Rika.
Il lui passe naturellement son bras autour des épaules alors que nous continuons de manger tranquillement nos beignets. Il se penche de temps en temps et chuchote des choses que j'imagine peu catholiques à l'oreille de Rika qui pouffe, amusée par ces petits secrets.
Lorsque nous finissons de nous goinfrer, nous allons sauter dans la petite voiture de Micky qui me dépose à quelques pâtées de maisons de chez moi avant de continuer avec Rika. Elle vit dans le même quartier que moi mais Micky et elle vont quelque part où ils ont "des projets" pour le reste de la journée.
Je marche sans me presser vers chez moi en saluant les visages familiers que je croise. Il y a un chien qui aboie par-ci, une mère qui crie sur son enfant par-là, un jeune homme ivre qui danse sur une des tables d'une buvette du quartier, un groupe d'enfants qui courent en riant, le boutiquier qui joue "Shamukwale" de Koffi olomidé full volume, la maman malewa (petit resto de quartier) qui fait frire des tilapias bien juteux qui sifflent dans l'huile chaude, le tacot de papa Ngi qui passe en faisant un boucan à réveiller les morts. C'est mon quartier, toujours bruyant et toujours en mouvement, je l'aime comme ça.
Nous n'avons pas toujours vécu ici. Du vivant de papa nous vivions au quartier Lumumba dans une belle villa toute blanche qu'il avait fait construire. C'était plus calme là-bas. Mais après sa mort inattendue, les choses ont changé à la vitesse grand V. Sa famille nous a jeté dehors dès notre retour du cimetière comme des malpropres, nous laissant à peine le temps d'emballer nos affaires correctement. Les oncles et tantes ont accusé maman d'avoir provoqué mystiquement l'accident qui a tué papa pour pouvoir s'accaparer de ses biens.
N'ayant nulle part d'autre où aller, nous sommes venus nous installer chez mamie, ici à Salongo.
Quand j'arrive enfin devant notre portillon en fer forgé, je fais un signe de la main à Tantine Lucie, notre voisine d'en face qui est occupé à piler du pondu (feuilles de manioc)
- Habari Niya? (Comment vas-tu Niya? Swahili) me crie-t-elle
- Muzuri Dada (Ça va bien grande sœur) David (son fils de 2 ans) va-t-il mieux?
- Oui, Dieu merci. Il n'a plus de fièvre, il dort. Le docteur dit que ce n'est rien de grave. Il lui a juste fait une piqûre et a prescrit quelques médicaments.
Ce matin, le pauvre petit allait très mal et n'arrêtait pas de vomir.
- Ah, shukuru Mungu. (Ah, Dieu merci.) Je passerai le voir plus tard Dada.
- Entendu ma chérie.
Je pénètre dans notre parcelle et suis déjà en train de refermer après moi lorsque je vois Tonton Faustin, le mari de tantine Lucie et quatre autres hommes du quartier avancer dans la rue en courant presque, l'air paniqué. Poussée par la curiosité, je ressors et vais vers eux le cœur battant pour m'enquérir sur ce qui se passe.
Je sens déjà que je ne vais pas aimer ce que je vais entendre
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