/0/25084/coverbig.jpg?v=df006ef2115915f279c1f13d2e1f2aaa)
Clara soupira. Cela faisait bien deux ans qu'elle était célibataire. Au cours de sa dernière liaison, la confiance qu'elle avait placée dans son compagnon avait été totalement bafouée.
Lorsqu'elle y repensait, de temps à autre, ce déplorable souvenir avait encore le pouvoir de lui soulever le coeur.
- Non, je ne vois personne. Actuellement, je vous avoue que je ne suis pas particulièrement intéressée par les rendez-vous galants. Surtout que je viens probablement de perdre mon emploi, et que rien ne me garantit que mon agence sera en mesure de me proposer rapidement une nouvelle mission. Dans ce cas, j'aurai plus la tête à effectuer des recherches auprès d'autres agences qu'à
folâtrer en tête à tête....
- Vous appréciez ce travail pour John ?
Elle perçut la note de contrariété dans la voix de Paul.
- Oui. Lui personnellement n'y est pour rien, vous vous en doutez, mais j'ai eu du plaisir à collaborer avec mes collègues, et j'ai apprécié le travail lui-même.
- Dans ce cas, ne sautons pas prématurément à la conclusion, voulez-vous ?
- Que voulez-vous dire ?
- Jusqu'à présent, l'éventualité d'un licenciement vous concernant n'a été avancée par personne...
- Non, mais...
- Alors pourquoi ne pas attendre de vous trouver confrontée au problème ? coupa-t-il.
Jusqu'ici, nous allons d'hypothèse en hypothèse. Si vous tenez vraiment à conserver cet emploi,
j'en parlerai moi-même avec John. Cela ne devrait pas poser le moindre problème. Néanmoins, que vous puissiez encore souhaiter travailler ne serait-ce qu'à proximité de cet homme dépasse mon entendement !
- Je vous remercie, c'est très gentil à vous de vouloir m'aider, mais il ne sera pas nécessaire que vous interveniez en ma faveur.
Se rendant compte des accents agressifs de sa voix, Clara fit une pause avant de reprendre, un peu embarrassée :
- Je lui ai écrit que je ne pourrais plus travailler pour lui après ce qui était arrivé. Et puis même si je me récusais dans l'espoir d'améliorer la situation, il s'efforcerait sans aucun doute de faire de mes journées un enfer. Dans tous les cas de figure, mieux vaut que je parte. Mais ce n'est
pas grave ! Lorsqu'on m'a confié cette mission, je n'étais pas exactement enchantée de travailler dans le domaine des relations publiques.
- Ah... Et pourquoi ça ?
- Je suppose que je ne suis guère passionnée par la vie des célébrités.
- Je dois reconnaître que je ne peux pas vous en blâmer, commenta Paul avec une grimace.
Mais si vous êtes un peu plus libre ces prochains jours, vous trouverez bien un peu de temps pour me permettre de vous emmener dîner ?
Ayant suivi les indications de Clara, Paul arrêta son véhicule devant un petit immeuble de quatre étages situé dans une étroite rue secondaire, non loin de la place du souvenir. Autochtones et touristes raffolaient de ce quartier, principalement pour ses nombreux marchés, couverts ou extérieurs, où l'on pouvait acheter toutes sortes d'articles et d'objets d'art provenant du monde entier. Il avait cessé de pleuvoir depuis longtemps, ce qui avait permis de décapoter de nouveau la voiture ; aussi respiraient-ils les senteurs exotiques les plus variées.
Les trottoirs et les rues alentour regorgeaient de monde et d'automobiles, ralentissant leur progression jusqu'à chez Clara. Maintenant qu'ils étaient enfin arrivés, Paul sentit son estomac se contracter : allait-elle se décider à répondre à son invitation à dîner ? Il savait d'avance qu'elle n'avait aucune intention de lui proposer d'entrer boire un café, ce qui le frustrait au plus haut point.
Après qu'il eut déposé ses bagages sur le trottoir, Clara se contenta de le remercier.
- En me raccompagnant jusqu'à chez moi, vous avez été bien au-delà de la simple courtoisie. C'était vraiment très gentil à vous.
Gentil ? Paul en aurait ricané de dépit ! Cela ne sonnait pas pour lui comme un compliment mais comme la preuve qu'il avait décidément perdu son savoir-faire en matière de séduction. Il acquiesça avec un sourire triste, en se demandant pourquoi l'envoûtant regard vert de Clara reflétait autant d'anxiété. Un autre imbécile dans le genre de John se serait-il mal conduit avec elle ? Le noeud qu'il avait à l'estomac se resserra...
- Tout le plaisir a été pour moi. Promettez-moi de réfléchir à ma proposition de vous inviter à dîner.
Il lui glissa dans la main une carte de visite, à laquelle elle ne jeta pas même un regard.
- Je resterai dans la ville au moins jusqu'à la fin de la semaine prochaine, reprit-il. Ensuite, je repartirai pour la capitale.
- la capitale ?
- C'est le bourg le plus proche de chez moi, dans la Cité.
Froissant nerveusement sa carte, elle lui promit de réfléchir à un éventuel rendez-vous. Mais était-ce vraiment son intention ? Elle avait répondu d'une voix atone, machinalement. Si elle ne le contactait pas, ce serait un rude coup porté à sa fierté ! Il ne lui était jamais arrivé auparavant de
subir une rebuffade de la part d'une jeune femme à laquelle il avait pratiquement avoué l'attirance qu'il éprouvait pour elle.
Il haussa les épaules avec une apparente bonne humeur et lui recommanda de prendre soin d'elle.
- Et ne vous faites pas de souci à propos de John , ajouta-t-il. Je suis sûr que vous n'aurez aucun mal à trouver un nouvel emploi. Mais si vous deviez rencontrer des difficultés, n'hésitez pas à me téléphoner : je verrai comment je peux vous aider. Au revoir, Clara.
- Au revoir. Soyez prudent sur la route.
Il démarra en faisant rugir le moteur et vit dans son rétroviseur qu'elle demeurait debout sur le trottoir. Elle le suivait des yeux. Ecartant par avance de son esprit les obstacles qui pourraient surgir entre eux, il se dit qu'il la reverrait sûrement. Pourquoi pas, puisqu'il connaissait désormais son adresse ?
Après le départ de Paul, Clara eut l'impression, pour la première fois depuis qu'elle avait levé les yeux sur lui le matin même, de pouvoir de nouveau respirer librement. Ce constat ne lui plut guère... Mis au courant, ses amis ne comprendraient sûrement pas pourquoi elle lui avait refusé un
rendez-vous. C'est qu'ils ne connaissaient pas comme elle l'univers des people : isolés dans leur monde privilégié, ils constituaient une élite riche et célèbre, qui vivait à des années-lumière du monde ordinaire. Alors qu'elle n'était encore qu'une adolescente, Maya avait très vite compris
que ces gens-là étaient des loups déguisés en agneaux.
Elle craignait que Paul ne leur ressemble, malgré ses airs de gentleman et sa réussite dans le monde des arts.
D'un côté, elle était soulagée que cette horrible soirée chez son patron soit enfin derrière elle, mais par ailleurs, elle regrettait légèrement d'avoir fait croire à Paul qu'elle ne voulait pas le revoir. Même si elle avait eu raison, car c'était la seule chose raisonnable à faire... S'obligeant à secouer sa morosité, elle rentra chez elle.
Grâce à un canapé-lit qu'elle dépliait chaque soir, elle vivait et dormait dans une unique pièce, certes minuscule, mais comme illuminée par un portrait de taille moyenne la représentant à
quatorze ans... Ses cheveux noirs étaient rassemblés en deux tresses épaisses, et on pouvait lire dans ses yeux combien son coeur d'adolescente était lourd. Alors qu'il traversait une de ses meilleures périodes, son père avait insisté pour la peindre. Cela avait été une époque bénie, durant
laquelle il s'était abstenu de boire et de bambocher jusqu'à l'aube ; pendant ce bref intermède, peut-être même avait-il perçu la profonde souffrance qu'il causait à sa fille en la négligeant sans cesse.
- Souris, ma chérie, lui avait-il demandé d'un ton enjôleur.
- Je n'ai pas envie de sourire, lui avait-elle répondu, avec la mine boudeuse typique d'une adolescente
- alors qu'en réalité, son coeur débordait d'un véritable chagrin.
En fait, ce portrait avait été le dernier tableau jamais peint par son père.
Ensuite, il y avait eu de plus en plus de fêtes nocturnes avec ses prétendus amis : la drogue y circulait librement et l'alcool coulait à flots. Mais il n'y avait plus jamais de moment privilégié entre le père et la fille. Trois ans plus tard, il s'était donné la mort, de sorte qu'à dix-sept ans,
Clara avait perdu à la fois son père et son foyer.
Rendue nerveuse par ces douloureux souvenirs, elle décida de ne pas défaire immédiatement son sac de voyage. Elle alla s'installer dans le petit bar de son ami Roger, dans la ville du nord . Là, elle but un café, parcourant les journaux, laissant délibérément de côté les articles sérieux pour ne s'intéresser qu'aux faits divers. Elle s'interdit de se laisser envahir par le regret et le chagrin, préférant observer les personnages originaux qui entraient et sortaient sans cesse du marché ; elle joua à imaginer leurs vies plutôt que de s'appesantir sur la sienne...
- Qu'espères-tu exactement lorsque tu me demandes de lui donner du travail ? demanda Elise