Mariage Scandaleux
img img Mariage Scandaleux img Chapitre 5 Chapitre 5 : Le forgeron du silence
5
Chapitre 7 Chapitre 7 : Le poids des conseils img
Chapitre 8 Chapitre 8 : – La yendu silencieuse img
Chapitre 9 Chapitre 9 : Le retour de Sarata - Ombres et doutes img
Chapitre 10 Chapitre 10 : Les tourments d'Abdoul Kabir - Ombres et lumières img
Chapitre 11 Chapitre 11 : Sarata et les préparatifs - Entre traditions et désirs img
Chapitre 12 Chapitre 12 : Premiers pas - Le voyage vers les îles du Saloum img
Chapitre 13 Chapitre 13 : – Chacun son monde img
Chapitre 14 Chapitre 14 : Le souffle court des jours lents img
Chapitre 15 Chapitre 15 : Ce que l'on ne dit pas img
img
  /  1
img

Chapitre 5 Chapitre 5 : Le forgeron du silence

On dit que les hommes sont des enfants jusqu'à ce qu'ils soient brisés. Abdoul Kabir Fall, lui, s'est brisé tout seul.

Son enfance n'était pas faite de manque, ni de coups. Non. Elle était faite de silence. De regards exigeants. De gestes mesurés. Né d'un père respecté et d'une mère exigeante, il a appris très tôt à ne pas pleurer. À ne pas rire trop fort. À ne jamais demander deux fois.

Quand les autres jouaient au ballon dans les ruelles sablonneuses de la Médina, lui, il était assis à écouter son grand-père lui réciter l'histoire des grands commerçants sénégalais. Des hommes qui marchaient pendant des jours pour vendre du cuir, du mil, du coton. Des hommes qui avaient bâti des royaumes avec leur parole.

- Un homme ne vaut rien sans son nom, Abdoul Kabir, lui répétait-on.

Et il avait gravé cette phrase dans son âme comme un tatouage invisible.

Aujourd'hui, cet enfant est devenu un roc.

À 7h00, tous les matins, ses chaussures impeccablement cirées résonnent dans le couloir du groupe Fall & Partners, une holding familiale aux tentacules multiples : immobilier, transport, logistique, et depuis peu, énergies renouvelables.

Lui, il gère le pôle logistique. Et personne n'ose arriver après lui. Ou bâiller devant lui. Ou dire "je crois que..." devant lui.

Il ne croit pas. Il vérifie. Il exige. Il tranche.

- Je veux les chiffres. Pas des sentiments. Tu rentres chez toi pour pleurer, ici tu bosses.

Les employés l'admirent. Le craignent. Certains l'envient. D'autres le détestent. Mais tous respectent la machine qu'il est devenu. Habillé en costume trois-pièces, parfum discret mais tranchant, il traverse les bureaux comme un vent sec.

À midi, il mange souvent seul. Plateau livré dans son bureau. Ordinateur allumé. Stylos rangés selon leur couleur. Et pendant que les autres pensent à leur week-end, lui, il pense à 2040.

****

Son téléphone vibre. Un seul mot sur l'écran :

"Parlons. Urgent."

C'est Mouhamed, son cousin et Amy d'enfance. Celui avec qui il partageait des goûters au citron et des secrets mal cachés. Il n'a pas répondu immédiatement. Il a terminé sa réunion. Fini son café. Puis il l'a appelé.

- T'étais où ? lance Mouhamed quand il décroche.

- En train de construire l'empire pendant que toi tu dors.

- Je ne dors pas. Je tremble. Tu sais ce que ton père a dit ?

- Que je me marie. Oui. Je sais.

- Toi ? Abdoul Kabir ? Le roi des fuyards ? Tu vas te marier ?

Un silence.

- Tu viens me voir ou pas ?

- J'arrive.

17h15.

La lumière du jour caresse encore les vitres du salon quand Mouhamed débarque dans le duplex de son cousin. Il porte un t-shirt froissé, un jean clair et un air moqueur collé au visage.

- T'as mis la clim pour m'intimider ou quoi ? On se croirait dans une chambre froide ici.

- T'as vieilli, dit Kabir en lui tendant une bouteille d'eau.

- Et toi t'as vendu ton cœur à ton père. Comment tu peux accepter un mariage arrangé sans rien dire ? T'es malade ?

Kabir s'assied, croise les jambes, le regarde longuement.

- Parce que j'ai compris qu'on ne peut pas tout choisir. Mais on peut décider comment on vit ce qu'on n'a pas choisi.

- Et elle ? Tu la connais ? Tu l'as vue au moins ?

- Non. Mais j'ai entendu son nom. Sarata Sow. Discrète. Douce. Un peu trop peut-être.

- Toi ? Avec une douce ? Elle va fuir, mon frère ! Ou alors c'est toi qui va la transformer en glace !

Kabir sourit. Un petit. Bref. Mais il sourit.

- Ce n'est pas un mariage d'amour. C'est un pacte de stabilité. Une femme intelligente saura s'y faire.

Mouhamed le regarde, son sérieux reprenant le dessus.

- Tu sais que ton père veut ça pour mieux t'intégrer au projet global. Il veut te fixer. Te rendre moins... volatile.

- Je sais. Et je l'accepte.

- Tu ne vas pas chercher à la connaître ? Essayer d'aimer ?

Kabir se lève, regarde par la baie vitrée.

- J'ai plus le temps pour l'amour. Ce que je construis demande du contrôle. Pas des battements de cœur.

Mouhamed secoue la tête.

- T'as enterré ton cœur trop vite.

- Je ne l'ai pas enterré. Je l'ai enfermé. Et j'ai jeté la clé dans une mer où je refuse de nager.

Pendant que les deux hommes se regardent, que l'un cherche la faille et que l'autre s'efforce de n'en avoir aucune, au même moment, Sarata écrit dans son journal.

"On dit que les mariages arrangés sont des prisons ou des passerelles. Moi, je ne veux ni l'un ni l'autre. Je veux un pont, mais je veux choisir où il me mène."

Mouhamed n'était pas parti depuis plus d'une heure que le téléphone d'Abdoul Kabir vibrait à nouveau. Il n'aimait pas ça. Deux appels dans la même journée, c'était déjà beaucoup. Mais trois ? Il soupira avant même de regarder l'écran.

Fama.

Il hésita. Puis décrocha, la mâchoire déjà tendue.

- Je t'ai envoyé quelque chose, dit la voix vive de sa sœur. Regarde tes messages.

- Je suis occupé.

- Tu ne seras jamais trop occupé pour voir la tête de ta future femme.

Il raccrocha sans répondre. Il ouvrit la pièce jointe. Trois photos. Pas plus. Aucune retouchée. Aucun filtre. Pas de pose étudiée. Juste une femme. Assise. Voilée. Les mains croisées sur ses genoux. Le regard tourné vers le sol. Peu maquillée, le teint mat, les lèvres pleines mais closes.

Sarata.

Il grogna, à peine un son. Un grondement de bête contrariée.

- Prude, murmura-t-il. Trop prude. Trop simple. Trop calme.

Il referma la galerie et jeta le téléphone sur le canapé.

"Je vais m'ennuyer. C'est sûr. Je vais m'ennuyer à mourir avec elle. Elle a l'air de parler en chuchotant même quand elle crie."

Mais il n'avait pas le choix. Il le savait. Et il détestait cette sensation.

Il se leva, alla se servir un verre d'eau glacée, puis redescendit vers le bureau de son père, au rez-de-chaussée du même immeuble.

Le patriarche l'attendait.

Le bureau sentait l'encens et le cuir ancien. Les rideaux étaient à demi tirés, comme pour garder la chaleur du passé.

- Tu l'as vue, dit le père sans lever les yeux.

- Oui.

- Et ?

- Rien.

- Ce n'est pas une réponse.

- C'est tout ce que j'ai.

Son père se redressa. Grand homme sec, à la voix ferme, à la moustache bien taillée. Il portait le même boubou blanc depuis le matin, mais il semblait aussi neuf que s'il venait de l'enfiler.

- Ce mariage, Abdoul Kabir, ce n'est pas une union. C'est un contrat. Tu n'épouses pas une femme. Tu entres dans une alliance. Les Sow sont puissants, discrets, stables. Ils sont la dernière pièce du puzzle.

- Et moi je suis quoi ? Une pièce de ton échiquier ?

- Non. Tu es l'héritier. Et un héritier obéit jusqu'à ce qu'il soit prêt à porter la couronne.

Kabir ne répondit pas. Mais sa mère entra, comme elle savait toujours le faire, au moment où le silence devenait trop lourd.

Elle ne dit pas bonjour. Elle s'assit, le regarda dans les yeux.

- Tu t'es assez amusé, mon fils. Tu as tout vu, tout goûté. Il est temps de bâtir. Je veux entendre des rires d'enfants courir dans cette maison avant que mes genoux ne cèdent.

- Tu crois qu'elle est faite pour moi ? demanda Kabir.

- Non. Mais toi, tu es prêt pour elle. Et c'est tout ce qui compte.

Pendant ce temps, dans une maison à plusieurs quartiers de là, Sarata avait les jambes repliées contre elle. Elle portait un pagne simple et un foulard léger. Sa mère tournait en rond dans la pièce, le visage tendu, la bouche serrée.

- Tu ne dois pas accepter, Sarata. Pas lui.

Sarata gardait le silence. Sa mère, elle, ne pouvait plus se taire.

- Il boit. Il court après les femmes. Il a l'âme trop dure. Il n'est pas pour toi. Ce n'est pas ce qu'on t'avait promis.

- C'est mon père qui l'a choisi.

- Ton père pense comme les hommes. En chiffres. En lignées. Il ne vit pas avec toi. C'est moi qui verrai tes larmes, pas lui.

Sarata leva les yeux. Doucement.

- Et si je ne pleure pas ?

- Tu pleureras, Sarata. Tu pleureras un jour. Et je ne veux pas voir ton cœur s'user.

- Tu crois que j'ai le choix ?

- Tu en as toujours eu un. Depuis que tu es née, je t'ai appris à choisir, à réfléchir. Tu ne veux pas de ce mariage. Je le vois. Tu as peur. Tu te forces.

Sarata posa les mains sur ses genoux. Elle prit une longue inspiration.

- Peut-être que ce n'est pas mon choix. Peut-être que c'est le destin.

- Ne me parle pas de destin. Le destin, ce sont les hommes qui l'écrivent avec l'encre de leur confort.

- Maman... si ce mariage a été écrit, il l'a été bien avant que papa ne parle. Bien avant que je naisse. Je ne fuis pas. J'accepte. C'est peut-être un chemin dur. Mais c'est mon chemin.

La mère ferma les yeux, les poings serrés.

- Alors je ne dirai plus rien. Mais s'il te blesse... si un jour il ose t'éteindre, je le rallumerai moi-même. Même s'il est plus riche que Crésus.

******

Et dans un appartement bien différent, à la même heure, Abdoul Kabir fermait son ordinateur.

"Cette femme. Elle devra comprendre. Je suis ce que je suis. Elle aura le nom, la maison, la sécurité. Mais mon cœur, lui, est ailleurs. Et ce mariage... ne sera jamais une prison pour moi."

Il sortit. Nuit tombante. Lunettes sombres sur les yeux. Direction un bar discret du centre-ville. L'autre vie. Celle qu'il n'avait aucune intention d'abandonner.

Et pendant que chacun jouait sa partition, une voix chanta au loin. Une voix ancienne, familière. Comme une prière glissée dans le vent.

Peut-être celle du destin. Peut-être celle d'un cœur qu'on n'écoute jamais vraiment.

            
            

COPYRIGHT(©) 2022