- Je pensais que tu ne remettrais plus jamais les pieds dans cette maison, lança-t-il enfin, sans lever les yeux.
Assis droit, dans son grand boubou noir à broderies argentées, Moustapha Fall n'esquissa pas un sourire. Il se contenta de répondre d'un ton calme, mais sec :
- Et pourtant, me voilà. On dirait bien que le destin se moque de nous, Cheikh.
Un silence. Long. Presque insolent.
Le vieux différend pesait dans la pièce comme un fantôme familier. Une histoire vieille de quarante ans. Une trahison. Un contrat malhonnête. Un grand-père ruiné, l'autre enrichi. Depuis, les deux familles ne s'adressaient la parole qu'avec prudence... ou ironie.
- Tu veux qu'on revienne là-dessus ? demanda Cheikh Sow, le regard enfin levé. Tu veux reparler de ce que ton père a fait au mien ?
- Non. Je suis venu pour l'avenir, pas pour ressasser les morts.
- Ton avenir, ou le nôtre ?
Moustapha Fall posa son coude sur l'accoudoir, puis croisa les doigts. Sa montre en or cliqueta doucement contre son alliance.
- Le temps a échoué à nous réconcilier. Peut-être que nos enfants y parviendront à notre place.
Cheikh fronça les sourcils. Il n'avait pas encore décidé s'il devait rire ou s'offusquer.
- Tu veux dire... marier Sarata à ton fils ? À ton fameux Abdoul Kabir, que tout Dakar connaît pour ses... excès ?
- Mon fils est un homme. Libre. Riche. Et surtout, pas du genre à se cacher. C'est déjà plus que ce que beaucoup peuvent dire.
Cheikh eut un petit rire sec.
- Et Sarata est pieuse. Discrète. Respectée. Elle ne se pavane pas dans les clubs. Elle ne change pas de femme chaque semaine.
Les mots étaient durs. Ils tombèrent comme des pierres sur la table en acajou. Mais Moustapha Fall ne broncha pas. Au contraire, il s'humecta les lèvres, puis se pencha légèrement.
- Justement. C'est pour ça qu'ils ont besoin l'un de l'autre.
Cheikh le fixa, sans répondre. Alors l'autre continua, plus lentement :
- Ta fille est une perle. Ma femme me le dit depuis des années. Elle a l'éducation, la dignité. Elle est droite.
- Et ton fils ?
- Il a le nom. Le réseau. Le pouvoir. Le sens du business. Ils sont opposés, oui. Mais ensemble, ils formeraient une alliance puissante. Une dynastie.
Le mot flotta dans l'air, lourd de sens. Cheikh Sow se leva, fit quelques pas jusqu'à la fenêtre. Les manguiers du jardin bougeaient doucement sous la brise du soir.
Il ne voulait pas marier Sarata comme on négocie un contrat. Mais l'homme en face de lui n'était pas qu'un rival. Il était aussi un pont. Une possibilité.
- Tu y gagnes quoi, Moustapha ? demanda-t-il, sans se retourner.
- De la paix. De la stabilité. Et un partenaire fiable pour mon projet de zone portuaire. Tu as des terrains là-bas. Moi, j'ai les fonds. Ensemble, on peut ouvrir un marché que personne n'a encore touché.
Cheikh se retourna, lentement. L'idée était tentante. Très tentante.
- Tu comptes leur en parler, aux enfants ?
- Pas tout de suite. Pas avant que ça soit verrouillé. Ce genre d'union ne se fait pas au nom de l'amour. Elle se construit avec le temps. Avec la stratégie.
Il y eut un autre silence. Puis Cheikh revint à son fauteuil. Il s'assit.
Lentement. Pesamment.
Il savait qu'il venait de dire adieu à ses réticences.
- On fait ça à l'ancienne alors, dit-il. On parle aux mères. On laisse les anciens annoncer. On prépare doucement.
- Inch'Allah, conclut Moustapha, en posant la main sur son cœur.
Et sans plus de cérémonie, il se leva, salua brièvement, et quitta la pièce.
Derrière lui, Cheikh Sow regarda longuement le chapelet entre ses doigts. Il pria. Longuement. Pas pour que sa fille tombe amoureuse. Non. Mais pour que Dieu la protège... de tout ce que cette alliance pouvait provoquer.