Ce n'était pas une question. C'était une affirmation. Une certitude de femme qui connaît son homme comme sa propre respiration.
Cheikh Sow se racla doucement la gorge. Il s'assit près d'elle, mais garda une distance prudente. Il savait que le terrain était miné.
- J'ai reçu Moustapha Fall tout à l'heure, murmura-t-il.
Les yeux d'Aïssatou se plissèrent. Juste un peu. Un battement de cils, mais il en disait long.
- Et qu'est-ce que ce voleur d'héritage est venu faire ici, sous mon toit ?
Cheikh inspira lentement. Il posa son chapelet à côté de lui.
- Il veut qu'on marie Sarata à son fils. Abdoul Kabir.
Le silence fut immédiat. Et glacial.
Aïssatou ne répondit pas tout de suite. Elle baissa les yeux, lentement, comme si elle tentait de comprendre une langue étrangère. Puis elle releva le regard, droit, perçant.
- Ce même Abdoul Kabir qui s'est fait expulser d'un hôtel à Abidjan pour avoir lancé une bouteille sur un DJ ? Celui-là même qui change de copine comme de chemise ? Tu veux me dire que c'est lui que tu veux donner à Sarata ? Notre Sarata ?
Cheikh se redressa un peu, sur la défensive.
- Il a des défauts, oui. Mais il dirige l'un des plus grands groupes de distribution du pays. Il est stable. Riche. Il a juste besoin de...
- Il a juste besoin d'un miracle, corrigea Aïssatou, la voix coupante comme une lame fine. Et tu veux que ce miracle s'appelle Sarata ? Ma fille ? Celle qui passe ses journées entre la mosquée, ses cours et l'orphelinat ? Tu veux m'arracher cette fleur pour la planter dans une décharge ?
Cheikh ouvrit la bouche, puis la referma. Il n'avait pas vu venir cette image. Ni cette colère silencieuse qui brûlait dans les yeux de sa femme.
- Je comprends ta peur. Mais ce mariage peut solidifier notre position. Redonner un équilibre entre nos familles. Et Sarata, c'est une femme forte.
Aïssatou le regarda longuement. Puis elle murmura, en baissant les yeux :
- Même les femmes fortes se noient quand l'eau est trop sale.
À quelques kilomètres de là, dans la maison Fall, le contraste était saisissant. Le salon était vaste, climatisé, moderne.
Des coussins multicolores parsemaient les canapés en cuir ivoire. La télé était allumée, sans son, sur une chaîne de clips. Et dans ce décor de luxe, la reine des lieux, Daba Fall, battait des mains de joie.
- Sarata ? La Sarata Sow ? Mais c'est un cadeau du ciel, ça, Moustapha ! s'écria-t-elle en se tournant vers son mari, les yeux brillants.
Moustapha, assis dans son fauteuil, sourit. Il s'attendait à cette réaction.
- Tu la connais bien ?
- Toute la ville la connaît. Sérieuse, pieuse, bien éduquée, jamais un scandale. Une fille qu'on croirait sortie d'un hadith ! C'est exactement ce qu'il faut à notre Abdoul Kabir.
Moustapha hocha la tête.
- Je me suis dit la même chose.
Mais Daba se leva, agitant son foulard dans tous les sens, comme prise d'une euphorie soudaine.
- Allah est Grand ! Parce que si on le laisse choisir, ce garçon va finir par ramener une strip-tease à la maison ! Regarde-le : toujours dehors, toujours entouré, toujours dans des histoires. Je te jure, même son chauffeur ne sait plus où il dort parfois.
Moustapha sourit, amusé.
- Tu penses qu'elle saura le canaliser ?
- Si elle ne peut pas, personne ne pourra. Cette fille, c'est du roc. Et nous, on a besoin de roc. Parce que notre fils... notre fils est un incendie.
Elle s'arrêta, posa la main sur sa poitrine, et ajouta plus bas :
- Et parfois, seul un roc peut arrêter un feu.
Deux femmes. Deux visions. Deux mondes.
Mais une seule vérité : un mariage est plus qu'une union. C'est un pari. Un saut dans le vide. Un pacte entre espoirs et réalités.
Et dans les jours à venir, chacun allait découvrir que l'amour, la foi et les ambitions... ne partagent pas toujours le même lit.