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- Écarte tes doigts, dit l'Ancien, d'un ton sans appel. La paume ouverte. Il doit y déposer sa marque.
Nyra obéit sans réfléchir, mais ses yeux restèrent rivés sur Eryan. Lui aussi avait reculé, mais son regard, tendu, s'était ancré au sien comme une promesse silencieuse. Maintenant, il avançait, chaque pas résonnant avec un écho de fin et de commencement.
- Tu n'as pas à avoir peur, souffla-t-il. Pas de moi.
Elle serra la mâchoire. - Je n'ai peur de personne.
- Sauf de ce que tu ressens.
Le murmure la heurta plus que n'importe quelle clameur autour. Elle n'eut pas le temps de répondre. L'Ancien s'interposa, tenant une lame noire entre ses mains. L'acier avait été forgé dans la cendre des deux lignées, selon la légende. Il n'avait qu'un seul but : sceller le lien par le sang.
Eryan saisit la lame et entailla sa paume. Une ligne rouge, vive, s'ouvrit, mais il ne broncha pas. Il tendit sa main vers la sienne.
- C'est irréversible, rappela l'Ancien. Quand le sang se mêle, les âmes se reconnaissent ou se rejettent. Et les esprits jugeront.
Elle n'hésita pas.
Quand leurs paumes se rejoignirent, chaudes, sanglantes, le monde sembla ralentir. Une pulsation étrange remonta le long de son bras, électrique, étrangère. Comme une présence. Comme un murmure d'autrefois.
Les Anciens commencèrent l'incantation. Les deux meutes observaient en silence, divisées en cercles concentriques, les regards durs, méfiants, parfois haineux.
- Eryan Asgheir, fils de la lignée d'argent, reconnais-tu cette louve pour ton égale, par la chair, par le sang, par l'âme ?
- Je la reconnais, déclara-t-il, la voix rauque. Et je m'y lie.
- Nyra Isolde, fille du sang déchu, reconnais-tu ce loup pour ton égal, par la chair, par le sang, par l'âme ?
Ses doigts se serrèrent dans les siens. Elle entendit la respiration de sa mère, derrière elle. Puis celle de Kaël, dans un souvenir. Une voix lointaine. « Tu sauras quand ce sera le bon moment. » Était-ce celui-là ?
- Je le reconnais.
La flamme s'alluma au centre du cercle rituel. Haute, mouvante, changeante. Et c'est là que les esprits apparurent.
Une bourrasque de cendres s'éleva sans feu. Un vent glacial frappa les visages, sans source identifiable. Des silhouettes translucides se mirent à tournoyer autour du couple lié, certaines hurlant dans un langage oublié. D'autres, silencieuses, observaient.
- Les esprits protestent, murmura l'un des Chamans.
- Ce n'est pas une protestation, trancha l'autre. C'est un avertissement.
Une silhouette plus grande, vêtue d'ombres mouvantes, s'avança jusqu'à eux. Les torches vacillèrent. Une voix s'éleva, venue d'un autre monde :
- Deux sangs maudits ont osé fusionner. Deux lignées jadis ennemies. La paix n'est pas votre droit. Le chaos vous suit.
Eryan s'interposa instinctivement entre la forme et Nyra. Elle ne recula pas.
- Par le pacte, nous sommes liés, dit-il. Que votre cour nous juge.
Un souffle rauque secoua les branches au-dessus d'eux. Puis la forme s'évapora. Mais pas avant de laisser tomber un mot, en Ancien Langage, que seul Nyra comprit.
« Anathema. »
- Que... que signifie ce mot ? demanda Eryan à voix basse.
Elle n'osa pas répondre. Car elle savait.
Maudits.
Le rituel s'acheva sans autre interruption, mais plus personne ne parlait. Les regards n'avaient plus la même couleur. Certains se détournaient. D'autres, à demi changés, montraient déjà les crocs.
- Tu sens ça ? murmura Eryan, la main encore collée à la sienne.
- Oui.
- C'est plus que des alliances. Quelque chose... a été réveillé.
Elle hocha lentement la tête. Puis, dans un murmure à peine audible :
- Et ce n'est pas content.
Ils quittèrent le cercle sous les chants anciens, la main dans la main, mais la tension dans leur peau ne venait pas du désir cette fois. C'était une peur ancestrale. Une mémoire de sang.
Plus tard, dans la tente sacrée, alors qu'ils devaient partager la première nuit symbolique, Nyra ne put retenir la question.
- Tu savais que les esprits pouvaient... apparaître ?
Eryan secoua la tête. - Pas de cette manière. Ils sont liés à la Terre, à l'équilibre. Si quelque chose les dérange à ce point...
- Alors ce mariage n'est pas un pacte de paix. C'est un catalyseur.
Il l'observa. La bougie entre eux projetait une lumière pâle sur leurs visages, comme si eux-mêmes devenaient des esprits.
- Tu regrettes ? demanda-t-il.
- Non. Je ne regrette jamais mes combats. Mais je sens que celui-ci ne sera pas le dernier.
Il tendit la main. Elle hésita, puis la prit.
- Alors on le mènera ensemble.
Et, dans cette nuit étrange, entre l'union forcée et la peur des ombres, quelque chose de fragile se tissa. Pas encore de l'amour. Pas encore de la confiance. Mais une faille. Un passage. Une alliance à double tranchant.
La meute dormait. Mais les esprits, eux, ne fermaient jamais l'œil.
Un hurlement, rauque et déchirant, fendit le silence tendu qui enveloppait encore la clairière sacrée. Les chants venaient tout juste de cesser, la flamme rituelle palpitait encore d'une lumière surnaturelle, et déjà les corps se raidissaient, les crocs se découvraient.
Le premier choc fit trembler le sol. Un loup gigantesque, au pelage noir comme le vide, surgit des ombres, bondissant par-dessus les cercles des deux meutes. Aucun collier, aucun insigne tribal. Un paria. Mais pas un simple sauvage. Ses yeux luisaient d'un rouge ancien, brûlant d'un feu trop ancien pour appartenir aux vivants.
Il visa Nyra.
Eryan se projeta devant elle avec un grondement féroce, ses muscles déjà tendus sous la peau. Il changea à moitié - ses yeux virèrent à l'or, ses mains se couvrirent de griffes. Le loup noir le heurta de plein fouet. Ils roulèrent dans la poussière, une spirale de violence, de coups et de crocs claquants.
- Ne reste pas là ! hurla Eryan, repoussant la bête d'un coup de genou dans les côtes.
Nyra s'était déjà baissée, récupérant la lame rituelle qu'elle n'avait pas lâchée durant la cérémonie. Quand le loup fonça à nouveau, elle le frappa dans l'épaule. Un sang sombre jaillit, mais la créature ne ralentit pas.
Les sentinelles hurlèrent, se ruant dans la clairière. Trop tard. Le loup avait déjà brisé la première barrière de protection, son souffle exhalait une puanteur de tombe.
- Il n'est pas vivant, murmura Nyra, glacée.
Eryan la fixa, haletant. - Je sais. C'est un rappel.
- De quoi ?
- Que nous sommes déjà dans la gueule du chaos.
Et le loup revint à l'assaut.