Chapitre 2 Chapitre 2

- C'est irrévocable, Nyra.

Sa gorge se noua. Le vieux conseil venait de se lever, les voix avaient cessé, mais la sentence résonnait encore dans ses os comme un tambour de guerre. Assise sur la pierre circulaire, ses poings serrés sur ses cuisses, elle fixait sans broncher le vieux parchemin que le doyen Serak venait de dérouler.

- Tu mens, souffla-t-elle.

- Tu crois vraiment que je perdrais mon temps à t'effrayer avec des mensonges ? grogna Serak, les yeux perçants sous ses sourcils blancs. Ce pacte a été signé il y a vingt ans. Gravé dans le sang, scellé par l'ancien Alpha... ton père.

- Mon père n'aurait jamais...

- Si, l'interrompit une voix grave. Il l'a fait. Pour sauver ce qu'il pouvait de notre territoire. Pour te protéger. Pour protéger ton frère.

Nyra se retourna lentement. Karel, l'un des anciens lieutenants de son père, se tenait là, droit, austère. Il avait les tempes grises et les mains noueuses comme des racines. Mais son regard... il portait la honte.

- Tu étais là ? Tu l'as vu faire ? demanda-t-elle d'une voix tranchante.

- J'ai été témoin. Et j'ai apposé mon empreinte de loup. Comme Eryan. Comme son père. Et ton père.

- Alors vous l'avez tous trahi. Vous avez trahi ma mère. Vous avez trahi mon frère ! rugit-elle en se levant d'un bond.

Une vague d'énergie remonta en elle, prête à exploser. Des membres du conseil reculèrent. Une aura lunaire semblait crépiter autour de sa peau. Mais elle se retint. Elle se força à respirer.

Eryan, qui était resté silencieux jusque-là, se leva enfin.

- Je ne savais pas que c'était à ce point lié. Pas avant cette semaine.

Elle le foudroya du regard.

- Combien de fois encore vas-tu prétendre découvrir les choses après coup ? Tu joues aux ignorants pour mieux servir leur cause ? Ou bien est-ce simplement ton rôle de futur Alpha docile ?

Eryan resta stoïque, mais une tension s'était nouée dans sa mâchoire.

- Tu penses que je n'ai pas envie de renverser cette mascarade ? Ce pacte... il nous condamne tous les deux. Mais si je le refuse, la guerre éclate. Et toi, tu veux vraiment voir d'autres mourir ? Des enfants, cette fois ?

Le silence pesa. Elle le détestait de dire ce qu'elle n'était pas prête à entendre. Alors elle partit.

Sans un mot. Sans même se retourner.

Elle s'éloigna du cercle, dévala les sentiers de terre battue, traversa les bois sans ralentir. Les branches griffaient sa peau nue, elle s'en fichait. Son souffle était court, sa colère sourde. Elle savait exactement où aller.

Le vieux sanctuaire. Le lieu interdit. L'endroit où tout avait commencé - et où, paraît-il, certaines âmes ne quittaient jamais tout à fait la forêt.

Quand elle y parvint, haletante, elle sentit la présence avant même de la voir.

- Tu as mis du temps.

Nyra se figea.

Cette voix. Douce. Mielleuse. Fatiguée. Et douloureusement familière.

- Maman... ?

De derrière le pilier moussu apparut une silhouette. Amaigrie. Plus pâle qu'elle ne l'avait jamais vue. Ses yeux brillaient d'un éclat irréel, presque spectral.

- Tu n'es pas... morte ? souffla Nyra, le cœur au bord de l'explosion.

- Pas tout à fait vivante non plus.

Elle s'approcha. Nyra ne bougea pas.

- Comment... ?

- Le lien. Le pacte m'a tuée. Mais une partie de moi est restée. Il fallait que quelqu'un t'attende.

- Pourquoi ? Pourquoi ne m'avoir rien dit ? Pourquoi me laisser croire que...

- Parce que je n'avais pas le droit. Les anciens nous ont liés par le sang, mais ils ont surtout juré de faire taire la prophétie.

Nyra sentit le monde vaciller sous ses pieds.

- Quelle prophétie ?

- Celle que ton union réveillera un pouvoir enfoui depuis des siècles. Un pouvoir interdit. Une malédiction. Ou un don. Personne ne sait. Mais ils ont peur. Peur que vous soyez... la clef.

- Ils ont construit toute une vie autour d'un mensonge.

- Non. Ils ont construit une prison.

Sa mère leva la main et effleura la tempe de Nyra.

Une brûlure fulgura.

Des images surgirent. Des flammes. Une silhouette vêtue de noir. Deux lunes pleines, rouges comme du sang. Et au centre, elle et Eryan. Dos à dos. Enchaînés par la lumière.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Ce que j'ai vu. Ce qui m'a été montré la nuit où le pacte a été signé. Ce que j'ai voulu t'empêcher de vivre.

- Tu crois que c'est inévitable ?

- Je crois que ce mariage n'est qu'un prélude. Ce qu'ils ignorent, c'est que ton sang... est différent.

Nyra recula légèrement.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Ton père n'était pas celui qu'il prétendait être. Et toi, tu es née sous une conjonction rare. La Lune Noire et la Lune Sang. Tu portes en toi un fragment de l'ancien sang.

- L'ancien sang ?

Sa mère hocha lentement la tête.

- Celui des premiers métamorphes. Ceux qui contrôlaient les éléments. Ceux que les meutes ont effacés de l'Histoire.

Nyra sentit son ventre se tordre. Elle ne voulait pas croire. Mais elle savait que c'était vrai. Au fond, elle l'avait toujours senti. Ce feu, ce pouvoir en elle, cette rage qu'aucun entraînement ne contenait vraiment.

- Et Eryan ?

- Lui aussi est porteur. Mais d'un sang opposé. Son don est lié à la glace. À la mémoire.

- Le feu et la glace. La guerre parfaite.

- Ou l'union parfaite, murmura sa mère.

Nyra secoua la tête, incrédule.

- Tu veux que je me marie avec lui ? Que je joue leur jeu, que j'entre dans cette mascarade alors que mon frère est mort par leur cause ?

- Je veux que tu vives assez longtemps pour choisir. Pour décider toi-même de ton destin.

- Et si je fuis ? Si je pars ?

- Ils te traqueront. Et cette fois, ils te tueront. Parce qu'ils sauront.

Un long silence s'installa.

Puis sa mère sortit de son manteau une petite pierre. Rouge foncé, presque noire, gravée d'un symbole ancien.

- Prends-la. Elle t'aidera quand le moment viendra.

- Lequel ?

- Tu sauras.

Le vent se leva. Les arbres semblèrent chuchoter. La lumière de la lune vacilla. Et sa mère... disparut.

Nyra resta seule, le cœur battant à tout rompre, la pierre chaude dans sa main.

Elle ne pleura pas.

Elle n'avait plus le temps.

Elle savait désormais que le pacte n'était qu'une façade. Que son union avec Eryan n'était pas une fin, mais un début. Et que derrière chaque mot du conseil, chaque rituel, se cachait une vérité bien plus ancienne, bien plus dangereuse que ce qu'on lui avait laissé croire.

En rentrant au camp, elle tomba nez à nez avec Eryan, qui l'attendait au bord du sentier.

Il la regarda longuement.

- Tu trembles.

- Je reviens d'un autre monde.

Il ne répondit pas. Mais ses yeux la scrutaient. Comme s'il sentait, lui aussi, que quelque chose avait basculé.

- Tu savais ? demanda-t-elle, presque dans un murmure.

- Pas tout.

Elle lui tendit la pierre.

Il la prit sans un mot, la serra dans sa paume. Et quelque chose d'étrange se produisit. Une légère brume s'échappa de ses doigts. Sa respiration devint plus lente. Plus profonde.

- Je crois que le vrai pacte... c'est entre nous deux, dit-il enfin.

- Alors on va devoir le réécrire.

- Une ombre bondit de la cime d'un arbre, lame nue tendue vers sa gorge.

-

- Nyra roula sur le côté, trop tard. Une entaille nette lui fendit la joue, brûlure vive. Elle grogna, se redressa en posture défensive, déjà prête à contre-attaquer. Mais un deuxième assaillant surgit des fourrés, plus rapide, plus lourd. Il la renversa au sol, l'écrasa de son genou, et une main gantée d'acier se referma sur sa gorge.

-

- Un souffle de terreur, pur et glacial, coula dans ses veines. Elle se débattit, planta ses ongles dans la peau du bras qui la maintenait. Rien. Il était trop fort. Trop entraîné.

-

- - La petite élue du pacte, souffla une voix grave à son oreille. Le sang ancien coule donc dans un si fragile vaisseau.

-

- Un troisième surgit, capuche relevée. Cette fois, elle vit ses yeux. Noirs. Aucun éclat de lune. Des traîtres. Des bannis. Ceux que les meutes avaient expulsés. Des chiens sans meute, sans honneur. Pires que la mort.

-

- - Laissez-moi vous saigner un peu, murmura le troisième en s'agenouillant près d'elle, tirant un poignard finement gravé. Juste assez pour voir si les rumeurs disent vrai.

-

- Elle cracha au visage du premier. Le poing qui suivit l'envoya contre le sol, ses oreilles sifflèrent, sa vision vrilla.

-

- Un rugissement fendit la nuit.

-

- Pas un cri humain.

-

- Un grondement qui fit vibrer la terre, glacer les feuilles.

-

- Le poids sur sa poitrine disparut d'un coup. Un craquement sec - os brisé. Nyra tourna la tête à temps pour voir une masse sombre fondre sur l'homme au poignard, le plaquer au sol. L'odeur du sang explosa dans l'air. Elle vit des crocs. Des griffes. Et des yeux ambrés qu'elle connaissait trop bien.

-

- Eryan.

-

- Il se battait sans retenue, brutal et précis. Il n'était plus l'Alpha en devenir aux manières froides et au masque calculé. Il était bête, fureur, instinct pur. Deux des attaquants tombèrent avant d'avoir pu fuir. Le dernier tenta de s'échapper. Il ne franchit pas cinq pas. Une projection d'énergie le cloua contre un tronc. Son cou se tordit. Mort immédiate.

-

- Nyra, haletante, couverte de terre et de sang, se redressa en s'appuyant sur son coude. Eryan s'approcha. Il saignait de l'épaule. Sa chemise était en lambeaux. Mais ses yeux ne la quittaient pas.

-

- - Tu vas bien ? demanda-t-il, essoufflé.

-

- Elle hocha la tête, incapable de parler. Le choc tenait sa voix en otage.

-

- Il tendit la main vers elle. Elle hésita. Puis l'attrapa. Sa poigne était chaude. Solide.

-

- - Comment tu m'as retrouvée ? murmura-t-elle enfin.

-

- - Je t'ai sentie.

-

- Il ajouta, plus bas :

-

- - J'ai cru... qu'ils t'avaient prise. Et j'ai vu rouge.

-

- Un silence lourd s'installa. Elle se rendit compte que ses doigts tremblaient toujours dans les siens.

-

- - Ce sont des bannis, dit-elle. Ils savaient pour mon sang.

-

- Eryan hocha lentement la tête.

-

- - Alors la chasse a commencé.

-

            
            

COPYRIGHT(©) 2022