Chapitre 5 Chapitre 5

- Un appartement haussmannien. Grande salle avec piano, un peu en désordre. Des valises ouvertes, des robes de scène éparpillées sur les fauteuils. Un caravansérail de luxe.

- Alors elle vous écoute jouer Britten, hypnotisée. Et là, vous comprenez qu'elle est touchée et prête à tomber amoureuse du génial interprète de ce chef-d'œuvre.

- Amoureuse, je ne sais pas. Elle ne m'a jamais dit « je t'aime ». Peut-être qu'elle l'a trop chanté sur scène où elle meurt tous les soirs, trahie par un ténor, poignardée par un baryton infâme. En dehors de ces rôles, Lynda préfère la légèreté.

- Serait-il juste de dire qu'elle est superficielle et que cela vous repose, vous qui êtes si sérieux ?

- Je ne dirais pas ça. Il y a une forme de sagesse dans la légèreté, dans la frivolité. Le soir, elle chante l'amour impossible, la jalousie, la folie, la mort. Elle fait pleurer les gens. Le reste du temps, elle se soucie de trouver les bons vêtements, le bon maquillage, d'organiser des dîners avec des gens qui ne lui sont rien mais qu'elle feint de trouver passionnants car ils peuvent lui obtenir des contrats. Elle adore les ragots, elle sait toujours qui couche avec qui dans son milieu, combien tel artiste est payé, qui a raté son contre-ut ou sa promotion canapé. Elle aide aussi discrètement des jeunes à démarrer leur carrière.

- Sans canapé ? Après le Nocturne de Britten, elle ne vous y a pas conduit ?

- Pas du tout.

- Tiens, j'aurais cru.

- Le canapé n'a joué aucun rôle. C'est l'amour de la musique qui nous a fait rouler sous le piano.

- Ah, la musique ! C'est une belle histoire, quand même. Dommage que ça ait refroidi depuis.

- Ce n'est pas une question de refroidissement, Christiane, mais de fatigue.

Au centre d'animation, à une heure et demie de chez moi en marchant, en voiture, en RER puis en métro, il y a quelqu'un qui m'intrigue, voire me fascine, et pour cause : il me semble parfait. Au début, je ne pouvais que ressentir de l'hostilité envers lui. Il doit jouer un rôle, c'est un masque, je ne peux pas le supporter.

Mais j'ai dû me rendre à l'évidence : il ne fait pas semblant, il est vraiment comme ça. Et après tout, ce n'est pas sa faute s'il est rayonnant, amical, et aimé de tous. Je m'accommode bien de la perfection de Bach : je le divinise et c'est réglé. Je n'ai pas jugé nécessaire de diviniser Jackson, mais je lui attribue de nombreuses vertus. Cet homme a ce qu'on appelle une aura. Lors des réunions du personnel, si Jackson est là, tout le monde se détend, et on cherche des solutions constructives aux problèmes. S'il n'est pas là, c'est la guerre, chacun essayant de réduire tout contradicteur en cendres.

Nous déjeunons souvent ensemble. À midi, je quitte ma salle pour le rejoindre dans la sienne, où il donne ses cours de yoga. Dès que je franchis la porte, une paix intérieure m'envahit. Il est seul. Je m'assieds en face de lui, immobile, en posture sur la tête. Les yeux fermés, aussi calme que s'il était assis dans un fauteuil. Son visage détendu, nullement congestionné, montre qu'il a dépassé la soixantaine. Son corps, mince comme celui d'un jeune homme, est toujours vêtu de coton aux couleurs claires.

Il ouvre les yeux, redescend lentement, reste un instant accroupi, puis me sourit. Il s'assied, passe une jambe dans son dos, puis l'autre, les chevilles se croisant derrière la nuque, il pousse sur ses mains et décolle tout son corps du sol. Ses yeux convergent vers le centre de son front. Jackson observe un phosphène ou consulte son troisième œil, je ne sais pas. Je me sens d'autant plus humble et maladroit devant lui que ses exploits semblent réalisés sans effort. La perfection, je vous dis. Un accès à des mondes inaccessibles pour le commun des mortels.

Cet homme, à qui je me confie sans retenue, reste un mystère pour moi, même s'il parle de son passé sans réserve. Une première partie de vie aventureuse, entre paradis artificiels et tous les excès imaginables. Des années d'errance en Asie du Sud-Est avant que ses sandales ne se couvrent de la poussière des chemins lors de ses pèlerinages en Inde. De retour en France, il enseigne le yoga, se marie avec Pauline et a deux fils maintenant adultes qui « ont choisi » de s'incarner dans cette famille unie qui cultive des valeurs d'amour et d'entraide. J'ai souvent admiré ces parents délicats, pédagogues sans en avoir l'air, « sans rien qui pèse ni qui pose ».

Seulement, à midi, moi j'ai faim. Et j'ai envie de boire du vin. Évidemment, ces considérations bassement matérielles n'effleurent même pas mon ami parfait. Son esprit est comme un lac tranquille, reflétant parfaitement la réalité du monde : ciel, arbres, oiseaux, montagnes. Tandis que le mien, agité par de multiples courants et tourbillons, s'impatiente devant la sérénité inatteignable de Jackson.

Il semble qu'il ait ressenti ma gêne, car il a cessé de méditer sur son troisième œil, plia les bras et redescendit avec une légèreté presque irréelle, comme un papillon qui se pose délicatement sur une fleur.

− Tu as faim, non ?

Nous avions pris l'habitude de déjeuner dans un restaurant tibétain, toujours à la même table, près d'un mandala aux couleurs vibrantes, vertes et rouges, où des démons entouraient un Bouddha en méditation sur un lotus rose. Au-dessus de nous, un portrait souriant du Dalaï-Lama semblait veiller sur la scène. Je n'ai jamais cessé d'admirer la sobriété de Jackson, qui se contentait de légumes, fruits et riz, tandis que je continuais à apprécier la viande, la bière et le vin.

− Alors, tu as revu Lynda ?

− Tu me tends la perche pour des confidences ? Très bien, mais avant ça, j'ai une question qui me trotte dans la tête. Tes élèves te vénèrent, mais toi, que ressens-tu pour elles ? Toutes ces femmes en leggings, se tordant, virevoltant et soupirant sur leurs tapis...

− C'est vraiment ainsi que tu vois une séance de yoga ? répondit-il en riant.

− Mais bien sûr. Il y a forcément un peu de ça, non ? Elles ne te font rien ressentir ?

− Sexuellement ? Pas pendant les cours.

− Mais, es-tu vraiment libéré de toute tentation charnelle, tout le temps, ou seulement quand tu enseignes ?

− J'ai 69 ans, Johan. Les tempêtes hormonales s'apaisent avec l'âge. Je sais que les profs de yoga suscitent des fantasmes. On me croit capable de tout. Certains pensent même que je ne ressens pas la douleur. Hier, une élève m'a dit cela alors que nous tenions une posture difficile depuis un moment. « Mais vous, Jackson, vous ne ressentez jamais de douleur. » Elle avait en tête ces moines vietnamiens qui s'immolaient en silence pour protester contre la guerre, si profondément en méditation qu'ils ne semblaient pas souffrir. Moi, je n'en suis pas là.

Il a terminé son entrée et m'observait tandis que je buvais mon vin. "Toi, tu as mal au dos », dit-il.

− Comment le sais-tu ?

− Ta démarche dans la rue.

− C'est souvent comme ça avant un concert important. Cette position des guitaristes est infernale. J'essaie de ne pas fixer ma main gauche, mais je travaille trop. Entre la guitare et les trajets en voiture, je n'ai pas de répit.

− Tu n'as pas le temps de marcher un peu ou d'aller à la piscine ?

− Je marche à peine quinze ou vingt minutes. Que puis-je faire ? Je vais avoir une petite retraite, et Michel n'a pas encore de métier...

− Je comprends. J'ai aussi passé beaucoup de temps en Asie sans cotiser, ce qui m'a laissé peu de sécurité financière.

− Mais toi, tu as Pauline et un bel appartement.

− Et toi, n'as-tu pas reçu une bonne somme lors de ton divorce ? La moitié du cabinet de ton ex-femme, non ? Quoi ? Tu n'es toujours pas divorcé ?

− Nous avons traîné, c'est vrai. On ne se gênait plus vraiment depuis longtemps. D'accord, tu vas dire que je m'accommode de situations floues et que je devrais les clarifier.

− Au moins pour Lynda, non ? Comment va notre diva ? J'ai lu un article élogieux sur elle. Elle chantait dans *Le Bal Masqué* à Covent Garden, n'est-ce pas ?

− Oui, dans le rôle d'Iris. Elle le reprendra en Italie bientôt, à la Scala.

− Elle a toujours cette énergie incroyable ?

− Oh oui, même en se plaignant d'être épuisée. Je la vois après mes cours, quand j'arrive à son appartement. Il est souvent rempli de monde, discutant contrats, tournées et promotions. Mais Lynda sait dire avec tact quand il est temps de partir. Et en général, je découvre dans la cuisine que le traiteur a livré des plats délicieux et de bonnes bouteilles. Pour tout te dire, mon cher Jackson, quand nous passons dans la chambre, je trouve un passereau gai, vif, et sans aucune inhibition.

− On dit que les Napolitains sont les plus païens, vivant sous la menace constante du Vésuve.

− En tout cas, Lynda sait comment bien vivre. Elle est la seule femme que j'ai connue qui sourit pendant l'amour. Pas de front plissé, pas de sourcils froncés, ni ce masque de torture que prennent souvent les visages dans ces moments-là.

− Sans parler des grimaces bestiales, des mâles congestionnés courant aveuglément vers le précipice.

                         

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