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Après un repas joyeux, animé, un peu trop arrosé, j'ose demander :
- Et vous seriez même prêts à faire la vaisselle pendant que je m'accorde une petite sieste avant de repartir en Essonne ?
- Vas-y Papa. On sait que tu es fragile. Ariane et moi, on gère.
Il y a des moments sans relief, des journées, des années peut-être, qui ne laissent aucune trace dans nos mémoires. On se contente de régler les affaires courantes, de remplir nos tâches sans vagues, au moindre coût. Comme ces après-midis où, après trois tasses de café fort, je repars, à l'heure où les autres rentrent, vers ce conservatoire lointain qui paye un peu moins mal que les autres, mais qui chaque année menace de supprimer mes cours jugés peu rentables. Si la N20 n'est pas trop embouteillée, je passerai faire les courses au supermarché du coin. Que restera-t-il de ces heures passées en voiture, à écouter les politiciens et leurs acrobaties verbales, avant de zapper sur la radio où les vrais clowns, les comiques de profession, prennent le relais, puis sur une station musicale qui ne diffuse que des morceaux découpés en tranches minuscules - on n'entend plus jamais une sonate entière, encore moins une symphonie - pour laisser la place à des tranches de pub épaisses ? Il me restera un dos un peu plus courbé, un peu plus douloureux.
Circulation bloquée vingt minutes, là où une bretelle de la francilienne rejoint la N20. Je n'aurai pas le temps de faire mes courses. Un bref passage par les champs et les bois encore nus de l'hiver, avec le regret de ne pas pouvoir m'y promener. Sortir péniblement de la voiture après une heure et demie en première, me dégourdir les jambes en boitant quelques minutes, puis entrer, la tête haute et bien droite, dans le conservatoire.
Ce sera une journée de plus, vécue sans rien attendre de particulier. Finir ici à 22 heures, être à table à 23 heures avec Michel et Ariane probablement, au lit vers minuit et demi, sauf si je reste à discuter avec eux. Mais c'est aussi un grand jour dans sa banalité : le souvenir d'un déjeuner avec un fils qui prend soin de son père après une fête.
- La deuxième fois que je vous ai vu, c'était pareil : vous ne m'avez prêté aucune attention. Il a bien fallu un quart d'heure avant que vous ne remarquiez ma présence.
- Allons, Christiane, c'est impossible ! Où ça ?
- À Moret. Vous étiez dans la grande salle avec le piano. Je suis entrée sans bruit, j'ai fermé la porte doucement. Je me suis adossée au mur près de la cheminée. J'ai regardé et écouté ce musicien qui me tournait le dos, le pied gauche sur le tabouret, avec le lutrin devant lui.
- Je m'en souviens maintenant : le livre à couverture bleue. Für die Laute. Bach. Que voyais-tu de moi ? Ma tête à moitié chauve ?
- Le pouce de votre main gauche. Vos mouvements brusques. Absorbé par votre art divin, à quoi d'autre, à qui d'autre seriez-vous attentif ? Vous portiez un jean et un pull beige informe.
- Comment peux-tu t'en souvenir ? Je ne me rappelle jamais les vêtements des gens que je rencontre.
- Je vous entendais pour la première fois. J'ai été tout de suite saisie par votre jeu. Puissant. Intense.
- Intense ?
- Le swing, quoi.
- Disons une guitare chaleureuse mais parfois techniquement imparfaite. J'ai longtemps délaissé cette suite de Bach.
- Vous avez dû sentir une présence, une attention. Vous ne saviez pas qui était là à vous écouter ? Vous n'avez pas tourné la tête...
- Pour cause d'arthrose cervicale.
- Ah ! Qu'est-ce que c'est ?
- Comme je t'envie, Christiane, d'avoir 25 ans et de ne rien connaître de l'arthrose. Mal au cou. On est tout tordu à la guitare. Mal au bas du dos. Ma cinquième lombaire n'est pas du tout d'accord avec mon mode de vie. Voiture et guitare. Le bassin toujours en déséquilibre.
- Je me suis un peu déplacée. Je suis entrée dans votre champ de vision.
- ... Jeune femme aux cheveux blonds. La belle Christiane.
- Et là, tout d'un coup, vous avez changé de registre. Musique espagnole. Vous vouliez m'impressionner ?
- Absolument. Pas dans Mallorca et Granada. Mais Sevilla est très risqué. Je me suis quand même lancé.
- Vous étiez éblouissant. Vous m'avez donné envie de danser.
- Merci. Tu n'as pas entendu les notes ratées ?
- Non. On sent des pulsions si fortes quand vous jouez. C'est une musique très... très...
- Intense ?
- Sensuelle. Sexuelle. Vous m'avez dit : « Fais-moi une faveur, Christiane. Prends ma guitare et pose-la délicatement dans son étui, là, sur la table. J'ai vraiment mal au dos. Il faut que je fasse des mouvements très prudents. »
- Vous vous êtes redressé en tenant vos reins à deux mains.
- Un petit vieux devant ta jeunesse éclatante.
- Vous avez enfin pris de nos nouvelles. « Nous sommes venus tous les quatre en voiture », vous ai-je dit. Ariane, votre fils, Lucien et moi.
- Lucien ?
- Mon petit ami. Un des meilleurs amis de Michel. Les parents d'Ariane lui ont prêté la voiture pour le week-end. Elle conduit très bien. Vous allez me dire qu'Ariane fait tout très bien.
- Ariane fait tout très bien. Ah non, pas les crêpes.
- On a d'abord visité la ville. Les portes médiévales, le vieux pont, les petites cascades, le moulin à eau sur le Loing.
- J'aime bien l'église aussi. Et la maison de Sisley. L'hôtel de ville.
- Et cette maison-ci. Formidable. Dites, il est riche, votre ami ?
- C'est un héritage. Patrice fait une belle carrière de pianiste. Il est à l'aise. Il vous a installés à l'étage ?
- Oui. C'est chauffé mais pas aménagé. Une pile de couvertures. Une pile de matelas. Je suppose que vous, vous avez droit à une vraie chambre ?
- Vu mon grand âge, oui. Tu me vois grimacer ? C'est qu'une douleur fulgurante dans le dos vient de me rappeler à l'ordre. Je ne dois surtout pas me pencher en avant. Ni en arrière d'ailleurs. Pas plus que sur les côtés. Et surtout pas en torsion. Il faut que je marche cinq minutes, et tout rentrera dans l'ordre.
- J'ai voulu marcher avec vous dans le jardin. J'étais intriguée par votre nom. Johan. Vous avez des origines allemandes ?
- Par mon père mélomane. Il m'a appelé ainsi en hommage à Bach ou Brahms. Et à l'étage en dessous, Johan Strauss ou Johan Nep
Omuk Hummel. En tout cas, pas à Hitler.
- Votre père ? Vous ne m'en avez jamais parlé.
- Voilà, il est resté inconnu pour moi. Il a disparu de ma vie au bout de quelques semaines. Je porte donc un prénom très ordinaire en Allemagne, et un nom de famille banal, Dupin. Johan Dupin.
- Vous n'avez jamais cherché à en savoir plus sur lui ?
- C'est la femme de mon grand-père maternel qui a exigé de ma mère qu'elle n'entretienne aucune relation avec ce monsieur. Sinon, elle et son bébé auraient été mis à la porte. Je n'étais pas encore né, et le débat fut clos.
- Mais si votre père est mélomane...
- Il existe quelque part une autre lignée d'amateurs de musique. J'ai parfois rêvé qu'elle s'appelle Wagner, ou Von Karajan.
- Vous ne le saurez jamais ?
- J'ai toutes les chances de ne jamais le savoir. Ma grand-mère me l'a interdit. Ce qui ne m'a pas empêché de faire de la musique. Et puis j'ai découvert la guitare et je m'en suis emparé. Vous l'avez-vous-même constaté, non ?
- Oui, c'est le moins qu'on puisse dire. Et avec votre talent, je trouve que vous vous en êtes très bien sorti.
- On s'en sort toujours, d'une manière ou d'une autre.
- Moi, j'aurais envie de le retrouver. De savoir qui il est.
- Parfois, c'est mieux de laisser les choses telles qu'elles sont. Le passé a sa place et il vaut mieux ne pas remuer les fantômes.
Je vis dans ce paradoxe, où le souvenir d'un père absent ne cesse de hanter mes pensées, alors que je m'efforce de construire ma propre identité, indépendante de cette figure floue. Une part de moi veut désespérément savoir, tandis qu'une autre me dit que la vérité pourrait me détruire.
C'est une nouvelle soirée qui commence, remplie de promesses incertaines. La discussion avec Christiane, qui tourne autour de sujets profonds et personnels, ouvre la porte à des réflexions plus sombres. Mais la vie continue, implacable, et demain sera un autre jour. Peut-être une nouvelle étape vers une vérité que je ne suis pas sûr de vouloir découvrir.
Lynda est une musicienne de grande envergure. Elle a chanté sur les plus prestigieuses scènes comme le Met, la Fenice, la Scala, le Teatro Colon de Buenos Aires, le San Carlo de Naples et même l'Opéra Bastille. Mais elle n'a jamais été entendue à Créteil ou à Bobigny. Bien que je possède les clés de son appartement à la Porte Maillot, elle n'a jamais mis les pieds dans mon petit logis à Arcueil. Malgré son statut de star parmi les stars, Lynda est une femme simple et sans prétention que j'attends à la Gare du Nord, revenant d'Angleterre.
Nous ne nous sommes pas vus depuis deux mois. Devrais-je être fébrile, le cœur battant, arpentant les quais tout en jetant des coups d'œil anxieux au tableau des arrivées ? Ne devrais-je pas oublier le froid et mon mal de dos, porté par le nuage rose de l'amour passionné ? C'est probablement ce que penserait Christiane. « Sept ans que vous vous connaissez, c'est la routine, l'habitude. Les femmes ne vous plaisent que tant qu'elles restent mystérieuses, inaccessibles. »