Chapitre 2 Chapitre 2

À la gare du Nord, un message grésillant nous informe que, « Mesdames, Messieurs, suite à une agression, le personnel de la SNCF a cessé le travail. Ce train est terminus Gare du Nord. » Les voyageurs pour Roissy doivent rejoindre les quais 32 et 33 à la surface. Le reste de l'annonce se perd dans le brouhaha de la foule paniquée, encombrée de valises.

Des gens, perdus, m'interrogent en plusieurs langues : Comment atteindre l'aéroport à temps ? Souvent, on me demande de l'aide, sans doute à cause de mon air cosmopolite, un type qui pourrait être d'ici ou d'ailleurs... Can you help us, Sir ? The way to the airport ?

Je traverse un long couloir reliant la gare au métro. Les mendiants et estropiés, adossés à des publicités de femmes en bikini près de lagons turquoise, me supplient d'une voix lasse, tendant une main ou un gobelet en carton. En arrivant dans le XVIIIe où je bosse, j'aurai gravi et dévalé une demi-douzaine d'escaliers, arpenté des kilomètres de rues et de couloirs, croisé des centaines de visages déjà oubliés, absorbé des millions d'ondes de téléphone, du rap, du rock, du slam, des microbes et des virus. J'achète deux croissants que je mange en songeant au chaos qui doit régner dans ma cuisine, un lieu que je n'ai même pas osé franchir ce matin. Au centre d'animation – encore bien peu animé – je prends un café à la machine. Il n'est que neuf heures et demie, mais je suis déjà épuisé.

C'est là que débute ma journée.

Voici la théorie : un bon pédagogue, c'est comme un miroir, il renvoie l'élève à lui-même. Il montre au paresseux sa propre paresse, à l'indifférent son ennui. Pas la peine de s'épuiser pour les cas désespérés, comme la préado qui idolâtre Britney Spears bien au-dessus de Mozart.

Un bon pédagogue est aussi comme le vent. Il attise les flammes de l'enthousiasme, ravive les braises mourantes, il éveille, il veille, il fait en sorte que le feu éclaire sans brûler.

Mais que devient cette théorie confrontée à la réalité ? Dans les centres d'animation où je travaille (rentabilité oblige), un nouvel élève joue le même menuet de Purcell toutes les vingt minutes. Trois fois par heure pendant trois heures, toujours les mêmes erreurs aux mêmes endroits. Les gamins sont amenés dans cette salle, bruyante car donnant sur la rue, par leurs mères, parfois leur père. Les parents patientent sur des chaises en plastique rouge dans le couloir. Certaines mères voudraient rester pour surveiller leur progéniture, ou peut-être le professeur.

J'adore Purcell. Sa musique vocale tutoie les sommets aux côtés de celle de Mozart. Mais ce menuet, que j'appréciais avant de l'avoir entendu cent fois, me tape sur les nerfs. Pourtant, il est au programme de l'examen, c'est donc cette musique et rien d'autre que je dois leur enseigner. Accorder leur guitare, corriger les erreurs, bailler discrètement, rêvasser, jeter un œil à ma montre. Réprimer mon impatience en écoutant jouer le pauvre Henry alors que je devrais m'entraîner jour et nuit pour un concert important à Nanterre.

À 12 h 30 tapantes, je plie bagage, sors, résiste à la tentation de m'attabler dans un restaurant. J'ai faim, je n'ai rien mangé hier soir, mais je dois rentrer, nettoyer, ranger. On ne peut pas compter sur Michel pour ça. Devant le Monoprix, un vieil homme, misérable statue affalée sur le trottoir, a écrit sur un carton déchiré « SVP, j'ai faim ». Je m'enfonce dans le métro. Les sans-abri sont toujours là, dans les couloirs, sur les quais, dans les rames, où l'un d'eux, d'une voix faussement joyeuse, vend des magazines à deux euros. Des restaurants pas chers. Si Paris m'était conté... Je feuillette un journal gratuit : la crise, les génocides, les faillites, les assassinats, les bébés congelés, l'Irak et l'Afghanistan...

À la dernière page du gratuit, la météo et l'horoscope. Apparemment, le ciel est gris, et je suis en pleine forme, avec une tendance à l'insouciance.

Je rentre chez moi, affamé et déjà de mauvaise humeur à l'idée de ce qui m'attend. Une heure et demie de rangement, de grognements contre Michel, s'il est encore là. Mais il dort sûrement ou il est parti avec Ariane et ses amis, laissant derrière lui – quel salaud – un appartement en ruines.

La porte s'ouvre, et je reste bouche bée. Miracle ! Pas de saleté, pas de désordre, pas de mauvaises odeurs, pas de ronflements en provenance de la chambre. Ariane et Michel sont là, debout, habillés, et ils ont tout nettoyé. La table est dressée pour trois, quelques bouteilles vides alignées. Et ils ont préparé du riz aux tomates avec du poulet épicé.

« Eh bien, je suis impressionné. Pas de morts, pas d'incendie, pas de désordre, pas de voisins venus vous étrangler. Vous êtes incroyables. »

« On le sait, Papa, qu'on est incroyables. Le problème, c'est que tu prends tout trop à cœur. Tu n'as même pas remarqué qu'on est devenus des adultes responsables. »

« On n'a cassé que deux verres, dit fièrement Ariane. On les remplacera. »

« On dirait que je suis invité chez moi. C'est agréable. »

« Logiquement, dit Michel, j'aurais dû ne rien faire. C'est mon anniversaire. 23 ans, je deviens vieux, je fatigue. »

« Mais, dit Ariane, il s'est dit que s'il ne faisait rien, ce serait trop comme les autres jours. Alors, on a relevé le défi d'Hercule. »

« Assieds-toi, Papa. On va te servir. Mais n'en fais pas une habitude, hein, c'est juste pour aujourd'hui. Rosé pour commencer. »

Ils s'affairent, comme s'ils jouaient à un jeu dont ils découvrent tout juste le plaisir. Michel, revenant de la cuisine avec les plats, fait valoir sa carrure de rugbyman, encombrant un peu l'espace du petit appartement avec son mètre 92. Il soigne ses cheveux longs, ondulés, rassemblés en catogan. À côté de lui, Ariane, bien que de taille moyenne, semble minuscule. Ses cheveux bruns bouclés, de la même teinte que ceux de mon fils, encadrent ses petites lunettes en amande qui épousent parfaitement la forme de ses yeux noisette. Elle est vive, rieuse, avec un fond d'inquiétude qui me ressemble, ce qui explique le lien particulier entre nous. Je ne l'ai jamais vue qu'en jeans et t-shirt ou pull long, qu'elle tire constamment vers ses cuisses, un tic qui finit par attirer l'attention sur ce qu'elle voudrait probablement cacher, cellulite ou hanches qu'elle trouve trop larges, je ne sais pas.

Ariane dort ici, mange ici plusieurs jours par semaine, sans que ses parents n'aient jamais pensé à me passer un coup de fil pour me remercier de mon accueil. Elle est plus sérieuse que Michel dans ses études d'anglais. Tous deux s'accrochent à leur master, bien décidés à ne jamais enseigner. Ils possèdent les diplômes nécessaires pour travailler dans des centres aérés ou des colonies de vacances, et s'imposent occasionnellement quelques petits boulots. Ariane a fait des enquêtes, été ouvreuse de théâtre. Michel, lui, a livré des pizzas, servi des burgers dans des fast-foods douteux. Ses études, c'est surtout lire des romans anglais ou américains, étendu sur son lit, ou écouter des musiciens qui me cassent les oreilles. La télé, le foot, les bagnoles, les marques de fringues n'ont aucune importance dans son existence, toute centrée sur ses potes qui défilent sans interruption dans l'appartement de son père, où le frigo se vide à une vitesse alarmante.

Il va voir sa mère régulièrement, passe un jour ou deux avec elle et son compagnon, avec qui, selon ses dires, il y a souvent des frictions. Quand Karen et moi étions encore ensemble, elle louait sans réserve la franchise de son collègue. Elle préférait nettement son caractère direct à mon goût pour la diplomatie. « Au moins avec Christian, on sait à quoi s'en tenir, on sait où on va. » Et en effet, elle y alla. Pour vivre avec lui. Ce qui posa la question épineuse du divorce. Mariés sous le régime de la communauté des biens, j'étais en droit de lui réclamer la moitié de son cabinet de kiné, que j'avais contribué à financer. Il semble alors que Christian, si franc et direct, ait incité Karen à exploiter mon sens détestable de la diplomatie pour obtenir des délais. « Rien ne presse pour le divorce, ne traumatisons pas davantage Michel, attendons qu'il soit plus grand avant de lancer la procédure. » Soit. Ai-je fait preuve d'une grande magnanimité ou ai-je simplement cédé à l'inertie ? Ce n'est que depuis quelques mois que nous avons entrepris de nous libérer des liens du mariage.

            
            

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