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Quand je la vois descendre de l'Eurostar, une montagne de bagages sur un chariot qu'elle peine à manœuvrer, je ressens une joie calme. Lynda n'est pas une immense Walkyrie ; je l'appelle souvent « mon passereau » dans l'intimité, tant elle est légère. Nous nous émerveillons souvent lors de nos promenades de la puissance vocale des tout petits oiseaux, ces boules de plumes minuscules capables de se faire entendre à des centaines de mètres.
Un passereau, c'est bien ce qu'elle est, toujours en mouvement, toujours en voyage, jamais plus de quelques jours, au maximum quelques semaines, au même endroit. Et elle fait une entrée théâtrale parfaite sur le quai de la gare : un grand chapeau rouge, une cape noire, une écharpe rouge. En dessous ? Je ne sais pas encore. Elle se jette à mon cou, m'embrasse avec effusion, en perd même son chapeau. « Caro, caro moi, tu m'as tellement manqué, toi Johan Williams et ton calme nordique. Ça va me faire du bien, ces voyages m'épuisent de plus en plus, avec tous ces frimeurs, ces vedettes insupportables ! »
- Tu n'as pas l'air si épuisée que ça.
- Si, mais ça ne se voit pas, je suis tellement contente de te retrouver et de retrouver Paris. Quelques jours sans chanter, sans bouger, avec toi. Dîner aux chandelles, rien que nous deux. C'est surtout Roberta qui m'a fatiguée avec ses cancans. Pourquoi les mezzos jalousent toujours les sopranos ?
- Bonne question.
Je peine à manœuvrer le caddy lourd, bousculé par les voyageurs et trébuchant sur les valises, jusqu'aux ascenseurs.
- Tu aimes toujours autant les gares, caro ?
- J'adorais ça quand j'étais enfant, les départs. Maintenant que je prends surtout la voiture, je ne viens plus guère que pour t'accueillir, toi ou Michel. La foule m'épuise, le froid me mord, et je perçois surtout le stress des gens.
Les ascenseurs se font attendre, et j'en profite pour l'embrasser à nouveau.
- Tu es toujours aussi menue, ton petit squelette d'oiseau. Tu t'es coupé un peu les cheveux, non ? Et tes grands yeux noirs de tragédienne poignardée chaque soir sur scène...
Elle éclate de rire. « Et ressuscitée deux heures plus tard au restaurant. »
Dans la voiture, coincés dans les embouteillages, elle ne cesse de raconter des anecdotes de ses voyages et de ses tournées. Londres, les villes pluvieuses du nord de l'Angleterre, et son éternelle obsession : protéger sa voix du froid, de la pollution, de l'humidité, des virus, de la climatisation, du temps qui passe, et de la mauvaise nourriture. Paris lui paraît aussi une ville grise du Nord. Elle veut aller dans un restaurant ensoleillé, un Italien chic, sans climatisation, près de l'Étoile. Avec voiturier, bien sûr. Il faut que ses précieux bagages soient surveillés dans le coffre. « Ne t'inquiète pas pour le prix, je t'invite. »
Après l'ascèse des tournées, les splendeurs des plats méditerranéens et le chianti nobile lui rendent sa joie de vivre. Au dessert, ses yeux s'alanguissent, laissant entrevoir une promesse au mâle affamé par une longue abstinence. Mais une fois chez elle, ses bagages transportés précautionneusement jusqu'à l'ascenseur-Attention à ton dos, Johan-ce ne sera pas pour des étreintes brûlantes, mais juste quelques baisers tendres avant de sombrer dans un profond sommeil.
Réveillé tôt, je vais à la boulangerie, reviens, prépare du café et déballe le panettone. « Enfin du vrai café ! » s'exclame Lynda dans son kimono de soie. « Introuvable en Angleterre. Quand on goûte à leur café, on comprend pourquoi ils boivent du thé, comme disait... je ne sais plus qui. Si ça ne te dérange pas, caro, je vais me recoucher après ce délicieux petit déjeuner. Et toi ? »-Je rentre à Arcueil, pour préparer mon concert de Nanterre.-... où tu joueras le Nocturne de Britten et la Chaconne, comme Corazon me l'a dit. Tu prends des risques insensés. Tu es vraiment fou, mais c'est ce que j'aime chez toi.
Elle contourne la table, m'embrasse, semble prête à aller plus loin. « Désolée, mais une longue journée m'attend. Ce soir ? »-Bien sûr. Je comprends. Je ne bouge pas d'ici. Tu finis à quelle heure ?-À 8 heures. Je peux être là à 9.-Parfait, je ferai venir des plats du traiteur.
Elle bâille discrètement. À peine serai-je parti qu'elle sera rendormie. La veinarde. Et à Arcueil, dès l'entrée de l'appartement, des Converses pour petits pieds (pas pour ceux du gigantesque Michel) me confirment qu'Ariane est avec mon fils. Ils dormiront sans doute jusqu'à lundi. Quelle injustice ! me dis-je en sortant ma guitare de son étui, je suis le seul éveillé, le seul à travailler. Dormirai-je un jour ? Dans cette maison toscane de mes rêves peut-être ?
- Et vous appelez ça de l'amour ? Vous plaisantez ? Deux mois sans vous toucher, enfin réunis au lit et vous vous endormez ?
- La fatigue, Christiane. Tu ne connais pas ?
- Ne le prenez pas mal. Mais j'espère ne jamais devenir aussi plan-plan. Vous vous contentez de si peu, vous autres, les vieux ! (Les vieux... Prends ça, Johan !)
- Tu n'as aucune idée de ce que c'est qu'une chanteuse d'opéra en tournée. Toujours changer de train, d'avion, d'hôtel. Répétitions la journée. Représentations le soir...
- Admettons. Allez, parlez-moi d'elle.
- Elle est née à Naples, dans une famille où chanter est aussi naturel que respirer. Son père chantait des canzonettas, sa mère jouait du piano suffisamment bien pour interpréter Scarlatti, Mozart ou les impromptus de Schubert. Lynda a appris le violon, acquis une bonne technique au clavier. Elle chantait dans les chœurs, et la beauté et la clarté de sa voix l'ont vite distinguée. Sa carrière semblait toute tracée. Elle a remplacé une vedette malade à Bari (où elle a triomphé) puis au San Carlo de Naples. Elle est vite devenue connue dans le milieu. Son physique correspond aux standards de notre époque. Elle est menue, avec de grands yeux noirs, même sans maquillage.
- Glamour, quoi.
- Et sa voix est d'une puissance rare. Même à 120 décibels, on n'a pas l'impression qu'elle atteint ses limites.
- Mais comment as-tu pu rencontrer une telle star, toi qui te dis obscur musicien de banlieue ?
- Elle était à Paris pour un concert de voix et luth. Le luthiste est tombé malade, et en urgence, ils ont cherché un remplaçant. Mais aucun n'était disponible. En dernier recours, ils lui ont proposé un guitariste, moi. Elle a protesté. Une guitare n'est pas un luth, et les puristes allaient la critiquer. Sa réputation en prendrait un coup. Mais sans autre option, elle a dû se contenter de moi, et elle n'était pas contente du tout. Elle me l'a bien fait comprendre.
- Comment ça ?
- Elle a fait une remarque sur mes chaussettes.
- Vos chaussettes ? Sérieusement ?
- Oui, elles étaient trop courtes pour elle. Elle ne voulait pas que l'on voit un bout de peau de la jambe pendant qu'on joue en public.
- Et vous ne le saviez pas ?
- À La Courneuve ou à Arcueil, personne ne m'a jamais fait de remarque sur mes chaussettes. J'ai fait semblant de ne pas remarquer sa mauvaise humeur et je me suis concentré sur mes partitions. Ce qui n'était pas facile, car sa voix me troublait beaucoup. Elle, de son côté, me lançait des regards insistants en chantant, ce qui a fini par me rendre mal à l'aise. Je me suis demandé si je jouais mal. Mais à la fin de la répétition, elle m'a rassuré en disant que ma guitare l'avait conquise.
- Votre guitare... mais pas vous.
- Sois patiente, Christiane. Le concert s'est bien passé après la répétition. Monteverdi, Purcell. Elle a terminé par « O Solitude My Sweetest Choice ». On osait à peine respirer dans la salle, c'était si beau. Puis une ovation interminable. C'était grisant, même pour l'accompagnateur.
- Et vos chaussettes, elles étaient correctes ce jour-là ?
- Parfaites. La soirée s'est terminée au restaurant. Elle devait bientôt chanter à Londres dans le « War Requiem » de Britten. On lui avait dit qu'il existait une partition de lui : le « Nocturne » pour guitare dédié à Julian Bream. Elle m'a demandé si je la jouais. J'ai menti en disant oui, puis j'ai travaillé comme un fou pour pouvoir lui jouer.
- Je comprends. Plutôt que des estampes japonaises, vous l'avez invitée chez vous pour jouer le Nocturne.
- Non, je n'ai pas osé l'inviter dans mon petit appartement d'Arcueil. Elle ne franchit jamais le périphérique. Alors je suis allé chez elle, et de fil en aiguille, ou plutôt de guitare en édredon... C'est comment chez elle ?