Je traverse la foule massée à l'accueil, autour de l'escalator. Le train de Paris n'est pas loin. Quelle pagaille ! On se croirait au début des vacances. Dehors il faut affronter une autre cohue en quête de taxis. Raison de plus pour continuer. Je descends la rue Bayard, vers le Capitole. Quel monde partout ! Il fait nuit, le froid sec est revenu, l'air est net, sans bavures, la circulation discrète. Les piétons marchent un peu partout. Sous les arcades du Capitole, les terrasses sont vides maintenant. Elle a un profil adorable, cette casse-pieds. Elle a dû rejoindre son agence de pub. Ces gens-là travaillent très tard, c'est bien connu. Elle rentrera... au fait, quand rentrera-t-elle ? Pas ce soir, si ? Elle a quelqu'un à Toulouse. Pas sa mère, évidemment, mais quelqu'un d'autre. Peut-être son père si ses parents sont séparés. Ou quelqu'un d'autre. Eh oui. Je suis sûr d'avoir déjà senti ce parfum. Vers les Jacobins, un fourgon bloque la circulation, j'ai presque du mal à passer avec tous ces piétons, ces jeunes qui sortent déjà. Ce n'est pas une heure pour faire des livraisons. Que lisait-elle ? Je n'ai même pas regardé. Plus que cinq minutes, la Garonne s'étale entre les ponts, elle paraît propre, comme souvent en hiver. Je tourne à droite, je rentre, ascenseur, clef dans la porte, la boîte aux lettres est pleine de pubs. Qu'est-ce qu'elle fabrique dans la pub ? Je comprends qu'elle soit rédactrice, elle a un talent pour baratiner. Pas de courrier. Je vais me faire un déca et le siroter dans le sofa, en regardant la Garonne, le Dôme, les lumières de Saint-Cyprien. Musique, maestro !
Il fait bon chez moi. Le soleil a bien donné. Ma tasse à la main, je regarde en bas. Elle est appuyée contre le parapet de la vielle digue, le dos tourné à la Garonne, son sac en bandoulière posé à côté d'elle sous son coude droit et elle se tient le menton de la main gauche, elle semble réfléchir. Je n'en reviens pas. Je rêve. C'est quelqu'un d'autre. J'aime bien rêver. Et j'imagine que c'est elle, qu'elle est abandonnée, que je me précipite en bas animé d'un mâle héroïsme au cœur chaud, les bras ouverts, recueillir un flot de reconnaissance féminine, bref un gentil délire de célibataire. Elle lève la tête.
Je suis descendu en courant. J'avais cent fois le temps de remonter, de me cadenasser. Elle m'a suivi. Si elle a regardé à l'interphone, elle n'a trouvé ni Adrien ni évidemment Paraphrène, puisque seul mon nom de famille est indiqué et que de toute façon, je ne m'appelle pas plus Adrien que Paraphrène. Elle m'a suivi, d'accord mais mince ! J'ai oublié la clef d'en bas, je remonte ; si on m'avait écouté, le syndic aurait déjà fait placer un portier à numéro, j'ai horreur des clefs, je redescends, elle n'est plus là. J'ai rêvé, ou elle est repartie. Vers où ? Je ne l'aperçois nulle part. Ça va mal dans ma tête. Je remonte. Le café est froid. Mon cœur bat trop vite. Pourtant, j'ai pris l'ascenseur pour remonter. Je repose la tasse. Et pourquoi pas, après tout ? J'ouvre la porte-fenêtre, il fait froid sur le balcon. La Garonne s'est parée de tous les reflets de la ville et du ciel. Je referme. J'ai quand même vu quelqu'un en bas. Le téléphone sonne. Le patron râle. Les nouvelles sont bonnes, il se radoucit. Sorti du fric, rien ne l'intéresse. Curieux, ces gens-là, je ne les comprendrai jamais. Depuis la rentrée, j'ai augmenté le chiffre d'affaires, comme chaque année, régulièrement. La secrétaire me le dit de temps à autre, je suis le meilleur. Alors, que lui faut-il de plus ? Bon, ça va être bientôt fini, cette conversation idiote ? Il me verra demain, de toute façon. Non, il sera absent. Ah bon. Enfin, il raccroche. Je retourne à la fenêtre. En bas, c'est désert. Je vais prendre une douche
Contrastes. Soleil. Nuit. Foule. Silence et musique douce. Tiens, un blues. Sinner's Prayer par Éric Clapton. Lord, have mercy on me, if I've done somebody wrong, have mercy1J'essaie de me concentrer sur le jeu de la guitare. Magnifique. Lord, have mercy on me. La musique douce est revenue. Qu'est-ce qu'une femme peut bien faire toute seule à une heure pareille, dans la nuit, le froid, avec un sac lourd comme ça sur l'épaule, appuyée contre le mur de la digue, à se gratter le menton ? Sous mon balcon. C'était quelqu'un d'autre. Enfin, ça ne change rien. C'était quelqu'un. Sous mon balcon. Eh zut ! Je me refais tout seul le coup du charity business2, l'autoculpabilité en prime. En fait, je donne tous les ans à un orphelinat, je n'ai pas pu résister, mais une seule fois par an. Après, c'est fini. Il est presque huit heures ! Je n'ai pas pensé au pain !
Ou alors, je dîne en ville ? Je pourrais appeler Adrien, le vrai ; depuis qu'il a cassé, il est redevenu fréquentable. La semaine dernière, on s'est fait un nouveau vietnamien, succulent et pas cher. Ce gars connaît à peu près tous les restaurants de l'Atlantique à la Méditerranée. Peut-être finira-t-il par rencontrer une femme capable de rivaliser ? Ou de lui tenir tête des heures durant dans une cuisine ? Quand il en a une, il se plaint sans cesse. Elles n'ont aucun goût, paraît-il. Il doit être d'un pénible ! On le lui dit, mais il ne changera jamais. On ne voit pas pourquoi d'ailleurs : il est mince, pas de cholestérol ni de triglycérides. Un défi à la nature. Avec les copains, il est parfait.
Je descends chercher du pain.
Place Saint-Pierre, les cafés sont pleins d'étudiants, comme d'habitude. Elle allait fermer, je prends le dernier pain aux céréales, demi-tour, il fait froid, un passant me heurte un peu rudement, il pourrait faire attention, il s'excuse, bon, quand même ! Je me retourne : elle me regarde, assise dans le bistrot, derrière la vitrine, son sac à ses pieds. Fixement. Comme moi. Un instant de pétrification. J'ai à nouveau l'air idiot, je le sais. Devant elle, une tasse. Pas de livre. Pas de cigarette. Elle a gardé son manteau. Je suis en plein dans le passage, entre la terrasse vide et le bord du trottoir. On me heurte à nouveau.
« Oh, pardon. »
Dans l'élan je refais demi-tour, j'entre dans le café, je m'assieds avec mon pain à la main comme un maréchal qui salue les troupes, le garçon est déjà là : « Je ne sais pas », il me regarde sans comprendre, « Un autre café », dit-elle. Il s'en va. Elle baisse les yeux. Pire qu'un orphelinat. Elle serre les dents, ses zygomatiques se tendent, elle relève les yeux. Mais qu'est-ce que je fais là, bon Dieu ? Elle soupire. Pourquoi ne dit-elle rien ? Je prends mon air enjoué et détaché, ma voix sonne horriblement faux :
« On ne se quitte plus ! »
Et elle, froidement :
« Chiche ! »
Je n'ai même pas le temps de me taire, le garçon apporte le café, il paraît méfiant : « Dix-huit Francs les deux ! » Je cherche la monnaie, une poche, deux poches, que c'est malcommode quand on est assis, il attend, je m'énerve, ah, voilà, deux pièces de dix.
« C'est bon ! »
Ni merci, ni rien, il s'en va. Elle n'a pas bronché, pas un geste.
Elle semble gênée. J'ai un peu peur de deviner. Je sens que je me calme. Elle doit le sentir elle aussi, son regard se repose sur moi, se détend.
« Qu'y a-t-il ? ».
Ces yeux ! Elle fouille dans mon cerveau. Tranquillement. Oh Lord, have mercy on me ! Son silence à nouveau dans ce bruit de bistrot. Le mien. Petit à petit, quelque chose passe entre elle et moi, timidement. Je ne résiste pas. Mon épaule droite, le bout des doigts, puis une détente autour des yeux ; rien ne lui échappe.
« Vous ne voulez pas poser votre pain ? »
Sous ma main, le papier est froissé, crispé comme je viens de l'être. Son regard me tient, mais pas comme le font par exemple les Nordiques qui vous regardent droit dans les yeux, sans crainte, avec franchise, netteté, sûres d'elles. Je sens que son regard absorbe le mien, que mes épaules retombent, que mon ventre s'assouplit, je respire mieux. Je répète ma question. Elle s'observe elle-même, j'attends. La situation est complètement différente.
« Excusez-moi ! »
Ce n'est pas une réponse.
« Mais si ! » ajoute-t-elle, « Je vous embête. »
Ah non, alors ! Elle ne va pas m'avoir avec ça !
« Qu'y a-t-il ? »
J'entends ma voix, maintenant elle est claire, j'ai vraiment posé une question, sans insistance, mais j'ai envie de savoir.
Elle appuie son menton sur la main, le coude sur la table, fait un peu la moue
« Je n'avais rien à faire ici, ce soir. Je pensais venir demain, en fait. Ça m'a prise comme ça, une idée. »
« Ça vous arrive souvent ? »
« Non ».
Silence.
« Vous m'avez suivi ? »
« Eh oui. »
« Pourquoi ? »
« Je ne sais pas »
Mais si, elle le sait.
« Appelons cela une intuition. »
Une intuition de quoi ?
« Une intuition de quelqu'un qui ne croit pas au hasard. »
« C'était vous, en bas, contre le parapet de la digue ? »
« Oui. »
J'hésite un moment. Je pourrais bien avoir des intuitions moi aussi.
Je bois mon café. Pas fameux ! Le fond de tasse sera pour la plonge. La balle est dans mon camp. Je n'en demandais pas tant. Je suis comme un chien devant un hérisson. Et puis j'ai faim maintenant.
« Donc, vous ne faites rien, là ? »
« Si, la preuve ! »
Son sourire me rappelle celui de mon institutrice quand je me débattais avec les accords : masculin, féminin, singulier, pluriel. J'avais du mal, elle était patiente.
« Je vous invite à manger ? »
« Vous vous croyez obligé ? »
« J'ai faim ! »
« Quel rapport ? »
Je me tais. C'est vrai, qu'est-ce que je vais en faire après ?
« Mais, je vous invite chez moi, c'est tout ! Je n'avais pas l'intention d'aller au restaurant. » « J'avais bien compris. »
Bon, si elle comprend tout, qu'est-ce qu'elle me fait là ? Il me semble être assis à côté de moi, dans une histoire qui n'est pas la mienne.
« Qu'allez-vous faire ? »
« Je ne sais pas, je n'ai pas de plan. »
« Moi non plus. »
Silence.
« Vous n'avez pas faim ? »
« Si, un peu. »
« Vous avez peur de me déranger, alors ? »
« Oui. »
« Alors, pourquoi vous inviterais-je ? »
Elle ne dit rien, tant ça lui paraît évident. Lord, have mercy on me.
« Vous dînez souvent seul ? »
« Ça dépend de l'humeur, des circonstances. »
« Et ce soir, vous aviez prévu de dîner seul, il me semble ? »
« Oui, c'est vrai, mais je ne sais pas pourquoi ; peut-être parce que... »
Je cherche une raison. Il n'y en a pas.
« Trop tard pour appeler quelqu'un ? »
« Oui, peut-être. »
Je la regarde. Il me semble malgré tout que ça continue à passer entre elle et moi. Alors, je casse :
« Je vis seul, c'est aussi simple que ça. Vous ne prendrez rien à personne en venant dîner chez moi. Maintenant, j'y vais ; si vous voulez venir... vous me ferez plaisir, parce que j'en ai assez d'être là à ne rien faire et à ne rien comprendre et puis ce bruit m'agace et puis vous allez m'aider à choisir un bon truc qu'on doit manger à deux parce que je n'aime pas avoir des restes plein le frigo et si vous préférez rester là, c'est votre affaire, moi, j'y vais. »
Son visage s'éclaire, mais paraît méfiant, ou alors elle attend autre chose. Eh zut, je ne vais pas la supplier. D'ailleurs, je sens qu'elle vient déjà, parce qu'elle a quelque chose à me dire. C'est bizarre.
« Et vous risquez de rater une bonne bouteille, j'ai envie de me faire un peu plaisir. »
« Vous buvez seul ? »
« Eh non, justement ; rendez-vous utile ! »
« Attendez ! »
Sa voix est douce.
« Tout à l'heure, vous aviez mauvaise conscience. »
Ah oui, cette histoire de sac ! Je n'y pensais plus du tout.
« Maintenant, c'est moi. J'ai l'impression de gaffer. »
Je cherche le rapport.
« Vous n'avez pas voyagé seule, et moi, je ne mangerai pas seul. Voilà. On y va ? »
Elle ne veut pas que je porte son sac. Finalement, je le prends quand même. En échange du pain. Elle ne dit rien. Dans l'ascenseur, je la sens un peu mal à l'aise et en même temps sur ses gardes. Elle fuit mon regard. Visiblement, quelque chose l'embête. Je ne suis pas sûr d'avoir raison. En plus, je ne sais pas très bien ce que j'ai en réserve. Elle voudra un apéro ? D'habitude, je n'en bois pas chez moi, je préfère aller chez les copains. Elle ne sait pas où poser le pain.
« Donnez-moi votre manteau. »
Je l'aide. Je le dépose sur un fauteuil. J'ai la flemme d'aller chercher un cintre dans la penderie. Son sac est au milieu du tapis. Elle le reprend pour le poser à côté du fauteuil. J'allume la cuisine.
« On fouille ? »
Ça mijote. Elle est aussi nulle que moi en cuisine. Tant mieux. J'attends qu'elle crache son morceau. Elle écoute la musique. Sa main droite passe et repasse doucement le long de son bras gauche. Elle est ailleurs.
« On passe à table ? »
Elle rit, me dit : « D'accord ! », s'assied sur le sofa, me regarde : « Finalement, je prendrais bien un doigt de Porto. »
Il y en a juste assez pour deux.
« C'était quoi, votre bonne bouteille ? »
« Avec ça, un Sylvaner. »
« Vous connaissez l'Alsace ? »
Je me fiche bien de l'Alsace, elle a quelque chose à me dire. Je ne réponds pas. Je la regarde. Elle déguste ses trois gouttes de Porto. J'attends. Derrière elle, les reflets sur la Garonne se sont durcis. J'ai l'impression qu'il va geler.
« Rien ne brûle, au moins ? »
Je vais voir, non, ça ne brûle pas, mais j'ai compris, j'ouvre la bouteille, la porte sur la table, retourne chercher le lapereau à la crème qui sent vraiment très, très bon. Je reprends les deux verres vides, les rapporte à la cuisine.
« Alors, cette fois-ci, à table ! »
Elle s'assied en regardant le lapereau, prend doucement sa serviette, la pose sur ses genoux, pose les coudes de part et d'autre de son assiette, les mains autour de son visage, sourit. Me sourit.
« Bon appétit ! »
Elle attend que je commence ; alors, je commence. Super !
Elle n'a pas bougé. Je prends la bouteille, je nous sers. Elle met sa main autour du verre ; elle attend.
« À la vôtre ! »
Elle regarde le vin, l'approche, sourit bouche fermée, d'une oreille à l'autre :
« Bien choisi ! »
Je n'en doutais pas, je connais mes classiques. Elle goûte, lentement.
Silence ; un regard d'approbation. Ah, quand même ! Je repose ma fourchette, et elle son verre. Elle touille dans la sauce avec un petit bout de pomme de terre, s'interrompt, me regarde, sourit, goûte ; à la radio je reconnais Ruhe de Pur. Endlich, die Ruhe kehrt ein und läßt sich nieder von uns beiden erwartet.3Quelque chose se fêle dans son regard soudain planté dans le mien. Elle respire différemment. Elle avale, reprend un peu de vin.
« Das ist es genau. Ich dank' dir sehr für diese plötzliche Ruhe hier, bei dir, und möchte dich um Verständnis bitten. Ich verstehe mich selber kaum. »4
Si elle avait lâché son verre en s'étouffant, j'aurais moins sursauté. Elle chante le refrain, ses yeux vissés dans les miens.
« Dein Mund an meinem Ohr flüstert leise diesen wundersamen Schauer auf meine Haut. Dein Herz an meiner Brust schlägt und atmet diese wundervolle Lust, dir nahe zu sein. »5
Ça recommence, j'ai l'air idiot. Mais qu'est-ce qu'elle veut me prouver ? En tout cas, sa prononciation est parfaite. Comment peut-elle savoir que je comprends ?
« Quand j'étais en Bavière, j'ai beaucoup dansé ! »
Elle reprend un petit bout de lapereau. Elle a un air grave. Et moi, je me demande à quoi je ressemble !
« Ich hatt's im Café unten schon irgendwie g'spürt, ich wußte schon, ich würde diese Stimmung bei dir genießen. Ich hatte recht. Jetzt weißt du doch alles ! »6
Je reste sans voix. Elle m'enveloppe. Le rose soudain aux joues lui va merveilleusement bien. Rien ne bouge plus, seule la musique mesure le temps.
Elle se lève, s'approche, me prend la main un instant :
« Fâché ? »
« D'un compliment ? Certainement pas ! »
Un regard lumineux, elle retourne à sa place. Elle attend.
Et ça m'échappe :
« Wie könnt'ich bloß kein Verständnis haben ? Ich danke dir für das unerwartete Geschenk.»7Dieu, que je me sens bien !
J'ai changé de monde en quelques instants.
« Je veux tout savoir ! »
Ses yeux se sont embués, un vrai lac forestier en été, une envie de plonger.
« Je t'ai tout dit, le reste est anecdotique ; mange ; c'est délicieux. Et puis, nous n'allons pas passer la soirée à nous remercier ! Ich hab'dich erkannt, das ist alles, und jetzt du mich.8»
Il ne reste rien du lapereau, rien de la bouteille. Il fait bon chez moi. Je ne me demande plus qui elle est. Je me demande qui je suis.