Je regarde que je n'ai rien oublié dans ma chambre : clé, téléphone, écouteurs, curriculum vitae. J'ai tout.
Je range le tout dans mon sac et sors de la pièce. Passant par le salon, j'attrape ma veste de tailleur et observe la pièce, qui paraît toujours aussi vide d'émotion et de chaleur, très silencieuse et ce malheureusement depuis la disparition de ma meilleure amie et colocataire Marine, elle qui nous a quitté d'un cancer.
Elle s'est battue contre cette maladie jusqu'à son dernier souffle, comme la grande combattante qu'elle a toujours été.
Après sa mort, je suis tombée en dépression et ne voulais plus sortir de chez moi. J'ai donc perdu mon emploi dans l'entreprise d'un journal de New York pas très réputé dans le monde de l'édition. Ma mère a essayé de me convaincre de déménager pour oublier Marine mais la vérité c'est que je ne veux pas l'oublier. Elle fera toujours partie de ma vie, qu'on le veuille ou non.
Je souffle un bon coup et ferme à clé la porte de ma petite maison. L'ascenseur du couloir m'ouvre assez vite ses portes et j'y pénètre tout en regardant mes messages sur mon téléphone portable.
Reçu aujourd'hui à 8h42 : On se voit ce soir pour le repas ? - Maman
Envoyé aujourd'hui à 8h57 : Oui tu peux venir à l'appartement vers 19h !
L'appareil m'éjecte au rez-de-chaussée, d'où je sors pour me rendre à mon arrêt de bus. Les minutes passent mais toujours aucun signe de mon stupide bus. Certes il existe de nombreux moyens de transport dans cette grande ville réputée, mais rares sont ceux disponibles (et peu chers).
Quinze minutes plus tard, j'y entre et salue le chauffeur, toujours aussi aimable.
- Bonjour, je souris tout en cherchant mon badge dans mon sac à main.
- Ticket madame, me dit-il de son air ronchon habituel.
Bien, certaines choses ne changent pas.
Après avoir présentée ma carte, je fais mon chemin jusqu'aux portes du milieu du bus et m'installe dans l'espoir de ne pas être dérangée par les autres usagers.
La stressée que je suis se met à fouiller dans son sac, à la recherche de mes papiers importants : une dernière vérification s'impose. Mon curriculum vitae apparaît bien vite dans mes mains et l'envie me prend de le relire pour la centième fois.
Nom : June Miller.
Date de naissance : 18 juin 1991
Oui, mes parents m'ont appelé June en raison du mois de ma naissance. Ils ont trouvé ça marrant apparement.
Ancienneté :
• 2010-2012 : Employée polyvalente pour le bar Harry's.
• 2012-2016 : Secrétaire de rédaction pour le journal quotidien NYC Paper.
Le bus s'arrête à nouveau et plus de monde y entre. Nous allons être serrés comme des sardines. Ma montre affiche neuf heures quarante-trois, je suis officiellement en retard.
Avant que je ne le réalise, le bus fait un arrêt et je remarque que je dois descendre ici. J'en déboule tellement vite que les personnes autour de moi râlent. Désolée pour elles mais j'ai un emploi à décrocher.
C'est trop tard pour marcher, maintenant il faut courir. Avec des talons, plus facile à dire qu'à faire.
Deux minutes de retard après, je vérifie l'adresse sur mon téléphone. Apparemment je suis bien au bon endroit, surtout si j'en crois la beauté du building. Vitré, luxueux et moderne, d'une trentaine d'étages. Le logo ou nom de l'entreprise ne sont pas représentés devant les portes mais je retiens mon souffle. Pas de doute, je suis bien chez Carter Magazine.
C'est un peu mégalo de donner son nom à son entreprise si vous voulez mon avis .
Les portes vitrées passées, j'avance jusqu'à la sécurité qui est composée de deux agents de sécurité. Je suis fouillée pendant au moins une bonne minute, je tremble tellement j'ai peur mais au moins j'ai le temps d'admirer l'intérieur du bâtiment. Ça sera peut-être la seule fois alors autant en profiter.
C'est magnifique.
De l'entrée, on peut apercevoir trois ascenseurs qui arrivent aux différents étages. Devant moi se trouve un immense comptoir où siègent deux jeunes femmes, l'une tout aussi droite que l'autre, presque à en faire peur. Lorsque l'agent me libère, je m'approche de l'une d'elles et pose mon sac sur le comptoir pour me détendre l'épaule.
- Bonjour, que puis-je faire pour vous ? Me demande la jeune femme, plus agréable que je ne le pensais.
Ne jamais se fier aux premières impressions comme me le disait si bien Marine.
- J'ai rendez-vous pour un entretien avec le directeur des ressources humaines pour le poste de secrétaire de rédaction.
- Oh bien sûr. Mais il y a eu un changement de programme et c'est le patron qui va vous recevoir.
Oh bordel non. Je flippe à mort c'est bon. Déjà que finalement ce n'est pas le directeur qui me reçoit mais le patron... Alors en plus s'il s'agit d'un homme... Rien de plus angoissant.
Elle prend le téléphone du bureau et compose un numéro. Elle se clarifie la voix lorsqu'une plus masculine lui parle de l'autre côté de l'appareil.
- Monsieur excusez-moi de vous déranger, elle perd de sa contenance. Votre rendez-vous de neuf heures quarante-cinq est arrivé.
Pitié dites lui que le directeur des ressources humaines est là. C'est beaucoup trop stressant de rencontrer un patron dès le premier jour.
- Hum très bien je lui indique. Merci.
Soulagée, la femme aux cheveux châtains raccroche et me regarde avec un sourire amical, qui se veut rassurant.
- Venez avec moi je vais vous montrer où aller.
Plutôt rapidement, nous faisons notre chemin jusqu'à un des ascenseurs de l'entreprise, chemin rythmé par le claquement de nos talons sur le carrelage du bâtiment. Mes yeux inspectent le grand couloir que nous empruntons, décoré de cadres divers, de photographies de célébrités en compagnie d'un homme, assez âgé visiblement. Est-ce le patron de la firme ?
Devant l'ascenseur, la secrétaire appuie sur le bouton d'appel et une petite minute plus tard, il se présente devant nous. En y entrant, elle appuie sur le petit cercle de numéro vingt-sept.
- Je m'appelle Joy, elle semble reprendre des couleurs après sa conversation téléphonique.
Très rassurant.
- June .
- Miller. Oui j'ai lu votre nom sur la feuille de rendez-vous à l'accueil.
L'ascenseur ouvre ses portes, Joy se redresse sur ses talons et plisse son tailleur, geste identique au miens.
- Le bureau de Monsieur Carter se trouve juste en face de la sortie de l'ascenseur. Bon courage !
- Merci encore Joy.
D'un petit sourire, elle me salue et souffle quand les portes de l'appareil se referme sur elle. Moi, je suis moins calme. Je doute que le grand patron soit aussi heureux de me voir avec un retard de presque dix minutes et en plus de me voir me stressée à l'idée de l'avoir en face de moi. S'il s'agit bien de l'homme que j'ai pu voir sur les murs du rez-de-chaussé, il doit être plein de sagesse et d'expérience, ce qui me rassure encore moins. Combien de personnes a-t-il déjà renvoyé dans leurs bus après un retard de dix minutes ?
Discrètement je relève la tête de mes chaussures et m'avance dans le couloir, où circule des employés de chef, tous tirés à quatre épingles. Et bien, je crois que je suis définitivement dans le monde de The Devil Wears Prada de Lauren Weisberger.
Arrivée comme prévu devant la porte de mon peut-être-futur-supérieur, ma respiration se bloque, mon coeur bat plus vite encore, même scénario depuis le début de mes entretiens.
Quelques secondes passent avant que je ne toque finalement à la porte, d'un geste à la fois nerveux et déterminé, tout comme mon état actuel. Un raclement de gorge se fait entendre de l'autre côté du mur et on m'invite à entrer simplement .
Tout en ouvrant la porte mon regard parcourt la pièce, mes yeux passent sur le moindre mètre carré du bureau où on ne trouve que des meubles blancs ou noirs comme un canapé, un bureau en verre ou des affiches de magazines sur lesquelles posent des femmes toutes plus magnifiques les unes que les autres.
Finalement mon analyse détaillée mais rapide se termine sur l'homme sur le fauteuil noir, apprêté d'un costume bleu marine aussi élégant que lui-même.
Oh mince ! Il n'est pas vieux du tout ! Il est certainement tout juste plus âgé que moi !
Je reviens à la réalité lorsqu'il se racle la gorge, à nouveau.
- Vous êtes en retard, m'avance le brun qui se trouve être le grand supérieur de ce bâtiment.
- Je suis désolée mon bus est arrivé avec un quart d'heure de retard et ..
- Je n'en ai absolument rien à faire, il croise les bras et son regard noir me parvient.
J'ai besoin de ce boulot, pitié. Ça ne peut pas déjà s'arrêter là.
- Vous tenez vraiment à être engagée ici ? Me demande l'homme aux yeux noisettes et je hoche la tête, non sans déglutir. Et bien, j'attends de vous une ponctualité des plus impressionnantes alors que cela ne se reproduise pas.
Ses yeux auparavant rivés sur ses mains jointes , ils les posent maintenant sur mon visage qu'il prend le temps de détailler en plissant des yeux que j'aurais pu trouver charmants en temps normal. À nouveau mal à l'aise, je me mets à fouiller nerveusement dans mon sac noir pour en extraire mon curriculum vitae. Je m'approche de son bureau, d'un pas assez énergique et le lui tends.
- Voici mon CV. J'ai pris soin d'ajouter quelques photos de mon travail en tant que secrétaire de rédaction dans l'entreprise pour laquelle j'ai travaillé précédemment.
Il saisit la pochette plastique et regarde attentivement mon parcours professionnel, du moins il semble regarder attentivement, même si je surprends son regard se poser sur moi à plusieurs reprises.
Ses yeux lâchent la pochette et viennent rencontrer les miens, certainement moins froids que les siens.
- Vous avez vingt-cinq ans ? J'acquiesce, tripotant mes mains derrière mon dos et il continue. Combien de temps êtes-vous restée au poste de secrétaire de rédaction ? Il est dit qu'y accéder est assez compliqué.
- Depuis mes vingt et un an donc depuis quatre ans si on fait le calcul. Et pour vous répondre, cela m'a demandé beaucoup de temps et de nombreux compromis.
- Pourquoi avez-vous démissionné ?
D'un geste brusque, il jette mon CV sur son bureau et réunit ses mains sur le meuble. Ah ? Heureusement que j'ai mis du temps à le rédiger et à le mettre en page.
Qu'est-ce que je suis censée répondre à ça ? Mentir en disant que mon supérieur trouvait que mes nombreuses qualités devraient-être mise à l'oeuvre dans d'autres entreprises ? Ou la vérité qui est qu'on m'a viré parce que j'étais anéantie par le décès de celle que je considérais comme ma soeur ?
- Je n'ai pas démissionné, j'avoue après plusieurs secondes de questionnement intérieur et il sourit en coin, comme s'il s'y attendait, mon patron m'a viré.
- J'ose vous demander, quelle était la raison de ce renvoi ? Manque de ponctualité ?
Je n'aime pas vraiment ça. Ce n'est pas parce qu'il est haut placé dans une grande entreprise qu'il peut se permettre d'être aussi hautain et ricaneur. Je lui ferai bien ravaler son foutu rictus.
- J'ai traversé une passe difficile mais tout va beaucoup mieux maintenant.
Enfin presque. Mais je ne peux pas lui dire que si je ne retrouve pas de travail, je vais devoir retourner vivre chez ma mère. Et ça ce n'est même pas envisageable.
Mon sourire se crispe tandis qu'il lève les yeux au ciel. C'est marrant, j'ai l'impression que cet entretient se passe mal de nos deux côtés.
- Pourquoi pensez-vous que je devrais vous choisir vous et pas une autre personne qui s'est présentée devant moi pour ce même poste ? Après tout, j'ai beaucoup de personnes qui pour ...
- Ayant déjà occupée ce poste, je suis sûre que je suis capable plus que n'importe qui de remplir vos attentes concernant ce travail. Mes années passées au NYC Paper m'ont permises d'approfondir mes compétences rédactionnelles et relationnelles. Travailler pour une si grande entreprise ne me fait donc pas peur.
Bim ! Dans les dents ! Évidemment, le couper dans sa question n'était peut-être pas une si bonne idée mais voir son sourire malicieux retomber me fait tellement de bien !
- Bien, il soupire et passe une main sur son visage, je n'ai pas d'autres choix que de vous prendre à l'essai pendant une semaine. De toute manière, vous êtes bien la seule que j'ai reçu ici qui à l'air un minimum qualifiée pour ce poste.
Ses mains se dirigent vers un des tiroirs de son bureau d'où il sort un papier pendant que je me contente et l'insulter dans ma tête. Il n'a vraiment pas l'air d'être un patron agréable.
- Voici les horaires d'ouverture des bureaux ainsi que vos propres horaires en tant que secrétaire de rédaction que vous garderez si je prolonge votre contrat et qui vous sera remis dans la journée et que vous devrez me faire parvenir avant ce soir. Vous serez payée pour votre semaine d'essai mais pas autant que si vous travailliez en contrat à durée indéterminée.
- Merci beaucoup Monsieur Carter, je tente un sourire forcé mais le perds ne voyant qu'il n'y répond pas.
Qu'il n'essaie même pas de s'approcher pour me serrer la main ce con.
- Je vais demander à une des secrétaires de vous présenter quelques employés dont vous devrez connaître le nom et de vous faire visiter. Elle vous accompagnera également à votre bureau temporaire. Vous commencez tout de suite.
- Très bien, je hoche la tête et replace mon sac correctement sur mon épaule. Bonne journée Monsieur.
Avant de quitter la pièce, je le vois se ruer sur le téléphone fixe et composer un numéro. Lorsque je sors de la pièce, tout mon stress redescend et laisse place à un vrai sourire, non-forcé sur mon visage.
J'ai été prise. À l'essai mais j'ai été prise.
Les autres employés passent devant moi sans même me jeter un coup d'oeil alors que je suis dos au mur me séparant de l'homme qui vient de me faire passer mon dernier entretient.
- Ça s'est bien passé apparement ! Je sursaute et Joy éclate de rire diffusant de la chaleur dans cette pièce. Venez je vais vous montrer votre bureau. Il n'est pas loin d'ici.
Je la suis jusqu'à une toute petite pièce où se trouve juste un bureau sur lequel est posé un ordinateur ainsi qu'un téléphone fixe et une chaise. Le stricte minimum.
- Prenez vos aises, vous êtes là pour au minimum une semaine.
- Merci Joy, je pose mon sac dans l'entrée de la pièce et lui souris à nouveau. Vous seriez d'accord pour manger avec moi ce midi ? Je ne connais pas grand monde ici et ...
- J'allais vous le proposer mais oui bien-sûr ! Rejoignez-moi devant l'entrée du building à treize heures pour votre pause. Ça sera l'occasion de vous présenter certains de vos collègues. Nous sommes beaucoup à nous retrouver le midi pour manger dans le snack de la rue d'en face.
- Super !
Moi qui ne suis pas d'ordinaire très sociable depuis quelques temps, c'est une grande victoire ! Avant de sortir de mon bureau d'une semaine, Joy m'adresse un dernier signe de la main et passe une main dans ses beaux cheveux longs. Pour ma part, une fois la porte fermée dans mon dos je lève le poing au ciel et libère ma propre chevelure blonde de mon chignon stricte.
J'ai réussi Marine !
Je profite de mon arrivée dans cette pièce pour en faire rapidement le tour et allumer l'ordinateur dont le mot de passe est noté sur un post-it sur le moniteur. J'essaie de m'habituer à son utilisation n'ayant aucunement l'habitude de ce type d'appareil très performant, quand le téléphone de mon bureau sonne.
Excitée par ma première conversation téléphonique sur mon nouveau lieu de travail, je décroche et réponds joyeusement.
- Bureau de la secrétaire de rédaction de Carter Magazine. Que puis-je faire pour vous ?
- Ici Monsieur Carter. Apportez moi un café dans mon bureau...