Passé le premier mois de cours, la joie des retrouvailles, les déceptions et satisfactions de la découverte des emplois du temps et des professeurs, le collège et moi étions redevenus proches. Il ne me boudait plus, était redevenu mon ami fidèle et silencieux qui m'attendait irrémédiablement tous les jours à la même place.
J'étais plutôt bonne élève, dans le top cinq. Ni populaire ni souffre-douleur. Appréciée et même, cette année, déléguée de classe. J'apprenais à mes dépens que les garçons avaient une évolution différente des filles, et qu'en quatrième, ils ne souhaitent plus être nos amis. Ils cherchent juste quelqu'un à galocher, l'amitié ne les intéressait plus. Ça reviendrait.
Mais ce n'était pas grave. J'avais toujours Céline, Sabine, Christelle et même Guillaume et Mickaël qui n'attendraient pas plus tard pour devenir des vrais mecs. Cet âge où l'on sait enfin qu'avoir des amies n'est pas une honte, mais une vraie force.
J'étais donc dans une très bonne année, tout à fait sereine et disposée à m'amuser autant que possible. Les journées commençaient déjà à raccourcir, mes camarades préparaient Halloween et nos récréations étaient occupées à apprendre la chorégraphie de The Ketchup Song
On dit des enfants confrontés à des problèmes d'adultes qu'ils grandissent plus vite. Qu'ils gagnent d'un coup en maturité ce qu'ils perdent en innocence. Comme si la croissance physique qui jusque-là était intense se freinait brutalement, était mise en pause sous la déferlante d'une croissance émotionnelle et rationnelle trop rapide. On se sent alors prisonnier d'un corps d'enfant et les raisonnements sortant de l'esprit d'un petit n'étant jamais pris au sérieux, un mutisme se crée petit à petit, préférable à l'ignorance de belles et sages paroles.
Adulte en maturation, le phénomène inverse se produit. Quand on en sait, on veut en dire !
Aussi, en découvrant un courrier de l'ANPE à la maison en rentrant du collège, mon sang ne fit qu'un tour. Comment avait-elle bien pu me cacher ça ? C'était forcément une erreur... Je faisais les cent pas devant l'entrée en attendant ma mère, bien décidée à lui exposer mon sentiment quant à cette trahison. De toute façon, les Minikeums s'étant arrêtés en mars cette année. Pourquoi donc aurais-je bien voulu allumer la télé ?
Pas de chance pour les répétitions de mon pamphlet, ma mère rentra presque au même moment que moi. Ses yeux se posèrent directement sur l'enveloppe dans ma main, et se figèrent quelques secondes. Je décidais de me taire, mais je la regardais intensément.
Elle retira ses chaussures, posément, les rangea dans le meuble, sortit les clefs de sa poche et les posa à leur place dans la soupière qui contenait mille trésors. Quand petite je cherchais une pièce pour acheter un bonbon à la boulangerie, je cherchais toujours à cet endroit. Avec le recul, je sais qu'elle faisait exprès d'y laisser traîner sa monnaie.
- Qu'est-ce qu'on fait ? me demanda-t-elle au bout d'un moment, lorsqu'elle fut parfaitement à l'aise.
- Pardon ?
- On dramatise ou on fête ça ensemble ?
- Tu te fous de moi ! Tu n'as rien d'autre à me dire ?
Elle me regarda mi-amusée, mi-compatissante. De ce regard que les ados ne supportent pas, car ils pensent tout connaître de la vie, tout comprendre. Sentant mes poils se hérisser, elle se fit plus sérieuse.
- Qu'est-ce que tu veux savoir ?
- Ça fait combien de temps ?
- Depuis le mois d'août. Tu vois, je ne te l'aurais pas caché bien longtemps.
- Mais pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ?
- J'attendais de trouver un autre travail. J'aurais préféré te dire « regardes j'ai trouvé un nouveau travail » plutôt que « hey ! J'ai perdu le mien. »
- Perdu ? ça veut dire que tu as été licenciée ?
- Oui. Mais c'est une bonne nouvelle car j'ai droit au chômage. J'ai tout le temps pour retrouver un poste. Qui sera bien mieux j'en suis sûre !
- Qu'est-ce qui s'est passé pour que tu sois virée ?
Elle prit le temps de réfléchir à la réponse. Je ne pense pas que ma mère m'ait déjà menti. Quand enfant je faisais des bêtises que je cachais, elle me disait dit que la vérité trouve toujours son chemin. Que si elle était trop dure à dire ou à entendre, c'est juste qu'il fallait s'y prendre autrement. Elle sortait alors la peinture, ou la guitare, et m'aidait à dessiner ou à chanter ce que je n'osais pas lui dire. Dans le couloir qui mène aux chambres trône encore aujourd'hui le dessein d'une petite fille jouant au tennis à l'intérieur de la maison, dans le courant d'air dû à une fenêtre brisée... Muer la culpabilité en œuvre d'art ! Ma mère était un génie !
Seulement, elle savait qu'elle ne pourrait pas dessiner sur ce coup-là. Tout génie qu'elle était, il ne lui suffirait pas de frotter une lampe pour s'en sortir. Je savais qu'elle prenait le temps de choisir ses mots plus que de les inventer, aussi lui donnais-je le temps dont elle avait besoin
- Disons que je n'étais plus à ma place. Et que lorsqu'une place devient trop étroite pour soi, on commence à déborder, à empiéter sur la place des autres, et là, on les dérange. J'ai commencé à avoir des conflits avec mon chef et mes collègues. Quand il est devenu évident qu'on ne pouvait plus travailler ensemble, nous avons trouvé un terrain d'entente pour mettre fin au contrat. Mais je ne veux pas que tu t'inquiètes, ce n'est pas le travail qui manque dans les assurances.
- D'accord, mais toi, ça va ? tu es sûre que tu le vis aussi bien que tu me le dis ?
Elle ne répondit pas mais me passa la main dans mes cheveux, très lentement, me fit une bise sur le front, et me prit dans ses bras. Comme tous les ados, je répudiais les contacts physiques. Mais je répondis à son étreinte et la serra fort, nous en avions besoin, autant l'une que l'autre. Non, ma mère ne mentait pas. Mais la vérité trouve toujours son chemin.
- C'est quoi le plan alors ?
- Le plan ? Le plan c'est que toi, tu continues à bien travailler à l'école, moi je m'occupe de trouver du travail. En attendant, rappelle-toi que tu as quatorze ans, et que ce n'est pas à toi de t'inquiéter des revenus du foyer, mais bien à moi. Et je te rassure, tout va bien.
- Mais tu faisais quoi de tes journées du coup ?
- Je me baladais. Ça fait un bien fou d'ailleurs !
- Nany est au courant ?
- Oui bien sûr. Mais elle n'est pas plus inquiète que moi. Vraiment ! Parce que c'était un boulot de con. J'en avais marre, pour moi ça a été un soulagement.
Ainsi donc, ma mère, si sociable, toujours d'humeur égale et enjouée, avait perdu son travail à cause de conflits avec ses collègues. Je savais qu'elle me disait la vérité, mais j'avais du mal à la comprendre, cela me paraissait peu vraisemblable. Ado, on a toujours la parano que quelque chose nous échappe, qu'on ne nous dit pas tout. Je me mis donc à guetter tout changement dans ses habitudes, dans sa manière d'être ainsi que dans ses attitudes. Je prêtais attention à ses mouvements, tendais l'oreille quand elle était au téléphone.
Et là, je fus stupéfaite. Stupéfaite d'avoir été si aveugle. Comment avais-je pu être à ce point égocentrée pour ne pas remarquer que ma mère avait... comment dire ? Elle a toujours eu un éclat qui lui était propre, une sorte d'aura de bonne humeur et de bienveillance. Bien sûr, elle ne m'avait encore jamais levé la voix dessus ni changé par rapport à moi. Non, le problème était ailleurs.
Elle ne chantonnait plus en préparant le repas. Elle ne chantonnait plus en conduisant la voiture. Elle ne chantonnait plus en faisant le ménage et même plus grave encore, la musique semblait avoir disparu de notre vie. Quand on sait à quel point ma mère aimait ça, à quel point elle en avait besoin pour se rassénérer et s'amuser. Cela paraissait incroyable. Comment quelque chose d'aussi énorme avait-il pu m'échapper ?
Bien sûr, vous me direz que ceci est anecdotique. Et dans l'absolu, vous pourriez avoir raison. Mais la musique coulait plus fluide que le sang dans les veines de ma mère. Elle n'avait jamais pu l'apprendre petite car ses parents n'avaient pas les moyens de lui payer des cours. Mais elle s'était acheté une guitare avec son premier salaire et avait appris seule, à l'aide d'un bouquin et de ses copains de fac.
Elle n'écoutait et ne jouait presque que de la variété française, et chantait par-dessus. Je me demande encore aujourd'hui si enfant, j'ai plus écouté Goldman ou mes maîtresses. Souvent, quand je lui parlais d'un problème ou d'une situation donnée, elle me répondait par un extrait de chanson. Elle citait Renaud ou Souchon avec le même respect et la même implication que quand elle invoquait Rimbaud ou Prévert.
Ses humeurs également épousaient un album. Les jours sombres résonnaient « En passant » quand les jours de fête elle choisissait « Marche à l'Ombre ». Si ma mère avait eu un tatouage, elle aurait sans doute choisi la partition de Sur un Prélude de Bach ou de la Ballade Nord-Irlandaise.