Si jamais j'oublie
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Chapitre 2 No.2

Laura

Mai 2002

Avoir treize ans, c'est tellement beau. C'est beau, parce qu'avoir treize ans signifie pour moi tout simplement ceci : je ne sais pas encore ce qu'est Alzheimer. Comment le saurais-je d'ailleurs ? J'ai treize ans... Et avoir treize ans, c'est aussi ignorer ce qui ne nous touche pas de près

Et ignorer finalement... quel pied ! Je me suis réveillée ce matin-là avec cette douce sensation fruitée des dernières journées avant les vacances. Comme un bonbon sucré qu'on garde sous la langue un moment. Dont le parfum reste encore longtemps bien après en avoir sucé le dernier morceau. Vous voyez ? Cette sensation, je l'ai encore dans ma bouche

J'étais bientôt en vacances, mais avant, je pourrais profiter de ces fameux derniers jours d'école, des récréations à rallonge, des films pendant les heures de classe, et même de joyeuses discussions avec les quelques profs qui se souviennent qu'être prof n'est qu'un métier, et que ça ne les définit pas en soi. Je pourrais m'asseoir sur le bureau de Mme Mauduit, ma prof de français, et discuter avec elle de tout et de rien. Comme de sa phobie imaginaire des aspirateurs afin que son mari fasse le ménage. Ou encore de son arrestation mémorable pour un défaut de feu d'éclairage. Arrestation qui se finira pas ledit policier changeant l'ampoule de cette pauvre femme qui n'y comprend rien. Who run the world ? Girls !

Ces petites discussions du quotidien qui ne changent fondamentalement pas grand-chose, mais qui nous construisent un peu. C'est vrai, tout le monde sait comment on apprend un métier. On choisit une filière, et à force de cours magistraux assommants et de travaux pratiques rébarbatifs on fond notre cerveau au moule conforme à la pratique de notre futur gagne-pain. Mais comment apprend-on l'humour ? Quelle terre labourer pour cultiver la joie de vivre ? ou encore la sensibilité ? De quelle manière s'éduquer au contentement ? Autant de choses que l'on apprend hors des cours. L'école ne nous donne finalement qu'une certaine dose de connaissances plus ou moins utiles, quand la vie nous forge à l'essentiel.

Au cours d'arts plastiques, je me souviens d'un flagrant délire mémorable. De ce prof de dessin que nous avons tous eu : déjanté, sale, les cheveux longs et gras tombant sur un nez arqué et semblant toujours contenir trop de poils et autres déchets innommables pour un si petit espace. La consigne du jour : réaliser une maison avec les mobiles à disposition, et un humain à l'échelle (sans doute le projet le moins loufoque de ces quatre années de cours). Le rire était déjà bien présent quand M. Lourd est venu nous voir pour nous demander de reprendre notre sérieux.

« Paysan va ! » l'insulta joyeusement Vincent.

Vincent, ses grands yeux bleus semblant sortir juste du berceau, ses cheveux blonds de chérubin plus innocents qu'un chaton tout frais. Avec un sérieux à toute épreuve quand le prof se retourna et le félicita chaleureusement de cette trouvaille qui donnerait une certaine dimension à son projet artistique... « Un paysan à côté d'un corps de ferme quelle belle idée ! » Ne pouvant finalement plus me contenir, j'explosais de rire et fus incapable d'échapper à la punition.

Après le passage obligé dans le bureau du CPE (qui ne savait pas trop qui de l'élève ou du prof punir le moins...), on se retrouverait évidemment au self, avant de traîner dans la cour de récréation suite à l'abandon des profs ayant fini plus ou moins leur programme.

Cette journée était en effet plus sucrée qu'un bonbon à la cerise.

Notre mémorisation dépend tellement de la sensibilité émotionnelle du moment. Oui, la mémoire est un endroit bien douillet où notre cœur conserve des émotions intenses, saisissantes, qui nous construisent et nous façonnent. Souvent, celles-ci ne peuvent se décrire ou se photographier. Notre encéphale choisit donc d'imprimer les détails sensoriels et contextuels, les mots, les visages, les gestes, les odeurs et par un curieux chemin de pensées, l'émotion ressurgit. Là. Moins intense, mais drapée d'une douce couverture pour les soirs d'hiver. Réconfortante, elle en dit plus sur ce que nous sommes que notre passeport, ou encore que notre maison.

Et parfois, l'inverse. Parfois, cette couverture semble trop petite, semble se dérober pour laisser place à un courant d'air qui nous glace le corps.

Ce soir-là, j'attendais ma mère devant le collège avec quelques copines. Petit à petit, la foule dense et excitée de rentrer laissa place au vide des couloirs et à la machine à laver le sol qui décrivait de longues lignes droites pour effacer les traces de cette journée.

Quand on est maman et que le bus scolaire de sa fille n'arrive pas à l'heure, on est mort. Mort d'angoisse et de peur. Mort de peur qu'un accident se soit produit, tous les scénarios défilent en nous. Mais à treize ans, on est mort de honte... Mort de honte de devoir attendre dans le bureau des pions que sa mère se décide à arriver. Mort de honte de voir ces étranges personnes pas encore adultes mais pas tout à fait comme nous non plus, s'évertuer à appeler nos parents pour leur rappeler l'heure de la sortie. Mort de honte de finalement être ramené à la porte de l'établissement et de voir sa mère s'excuser devant le regard réprobateur de cet adulescent.

- Franchement, t'abuses...

- Je sais, je suis désolée ça m'est complètement sorti de la tête ! Je te demande pardon. J'avais promis de venir te chercher pour ton rendez-vous chez Céline. J'en suis tellement désolée pardon, pardon ! J'avais trop de boulot, puis mes collègues ont commencé à......

- Vas-y c'est bon... ou expression fourre-tout des ados pour exprimer leur profonde indifférence aux problèmes de leurs parents alors qu'eux-mêmes sont dévastés chaque jour par une montagne de maux ingérables...

- Tu m'as lâché, tu m'as lâché... c'est bon ne te justifies pas !

- Mais je ne me justifie pas, je t'explique simplement que tous mes collègues en ont après moi en ce moment. Je ne sais pas pourquoi, y'a rien de ce que je fais qui leur convient !

- Ça ne t'a pas empêché de te faire une nouvelle manucure, observais-je en jetant un coup d'œil sur ses ongles rouges parfaitement colorés.

- Écoute, je me rattraperai, je te le promets.

- Peut-être qu'avant de faire d'autres promesses, tu devrais commencer par tenir celles que tu as déjà faites. Si tu t'en souviens encore.

Et bim ! Je me souviens avoir été tellement fière de cette petite phrase assassine. On se sent plus adulte de faire des reproches aux adultes. Quel intérêt de tacler nos camarades, en quoi nous sentons-nous supérieurs ? Que de s'en prendre à sa maman, toute-puissante depuis l'enfance, quelle douce sensation pour un ado.

Françoise Dolto appelait cet âge difficile « le complexe du homard ». Notre carapace d'enfant devient soudainement trop étroite, et nous devons donc nous en débarrasser. Celle-ci se fissure, et finit par tomber. Comme ce délicieux crustacé, fragilisé entre deux changements de carapaces, l'adolescent, mue de l'enfance à la peau d'adulte, restant une période sans aucune protection. Si le homard, dans sa profonde et appréciable discrétion, se contente de se planquer sous les rochers pour éviter les prédateurs, l'ado cherche à s'affirmer par l'opposition. Et surtout l'opposition face à l'autorité parentale.

En tant que homard fraîchement sortie de ma mue, j'avais donc tous les droits en termes de perfidie et de coups bas. Planquée derrière mes rochers de contradictions et d'angoisses, je tendais mes petites pinces et pressais de toutes mes forces là où ça faisait mal.

- Peut-être que si j'avais un père ce serait plus facile.

Silence.

Comprenant l'enjeu de ma transformation, ma mère ne m'aurait jamais rendu l'injure par l'injure. Seulement, qu'est-ce que je devais lui faire mal. M'a-t-elle détesté à ces moments ? Malgré toute sa bienveillance, ne s'est-elle jamais dit que le combat était trop rude, qu'elle aurait préféré ne pas avoir à le subir ?

Les moments où nous vivions une vraie complicité, compensaient-ils toutes les petites mesquineries quotidiennes ? Autant de questions auxquelles je n'aurais jamais dû avoir de réponses, si ma mère n'avait été ma mère... Je me souviens d'une matinée de novembre vers tes cinq ans où tu m'assaillais de tes questions sensibles et sensées. Tu avais tes petits yeux noisette plongés au fond des miens, et tu me demandais :

- Pourquoi je vois mon visage dans tes yeux Maman ?

- C'est ton reflet que tu vois, ma chérie.

- C'est parce que je suis dans ton cœur ?

À cet instant, j'ai eu besoin d'une seconde de silence. De ces très courts moments qui nécessitent à notre cœur d'absorber l'instant, de le graver intensément, illusoirement peut-être. Il y a des jours qui n'en finissent pas, et des secondes qui semblent contenir une éternité. Cette éternité-là, insatiable, m'imposait quelques secondes supplémentaires.

- Oui mon amour. Maman elle t'aime tellement fort, tu es tellement dans mon cœur, que ton visage se reflète dans mes yeux.

- Est-ce que tu peux voir ton visage aussi dans mes yeux ?

Je fis mine de regarder attentivement tes pupilles que je connaissais déjà par cœur.

- Oui, je le vois !

- C'est parce que tu es dans mon cœur aussi.

Une telle douceur et une telle sensibilité chez un enfant de cinq ans m'avaient déstabilisée. Comment était-il possible, alors que ton cœur ne devait pas peser plus de cent grammes, qu'on y trouve autant de place pour loger tant d'amour et de compréhension ?

- Et le cœur, il est toujours à la même place ?

- Comment ça ?

- Il reste toujours au même endroit, ou il bouge dans les yeux ?

J'avais pris le temps avant de te répondre.

- Des fois, tu peux l'avoir sur la main, à d'autres moments dans les talons ou cognant sur tes tempes. Le cœur bouge tout le temps.

- Mais pourquoi bouge-t-il ?

- Parce que la vie bouge ma puce. Et il bouge en même temps. S'il restait figé, nous ne serions que des machines, destinées à un usage unique puis vouées à disparaître une fois leur tâche accomplie.

- Je veux pas être une machine moi !

Comment le serais-tu ?

N'oublie jamais que cette empathie et cette capacité à aimer sans mesure sont ton point fort. Même devrais-je écrire ton poing fort. Tu peux frapper à grands coups dans la méchanceté environnante, déblayer ton chemin des ronces de l'indifférence générale. Mais ne laisse pas cette magnifique propension devenir un piège.

            
            

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