Chapitre 4

Le sommeil fut une maîtresse capricieuse cette nuit-là. Chaque fois que je fermais les yeux, des fragments du passé défilaient derrière mes paupières – un flash aveuglant, le crissement des pneus, l'odeur de caoutchouc brûlé, le fracas écœurant du métal. Les souvenirs étaient une marée implacable, me ramenant dans l'abîme. Et à chaque vague de réminiscence, le nœud froid et dur de la haine dans ma poitrine se resserrait, devenant plus suffocant.

Pour échapper au tourment, j'ai commencé à bouger, à ranger ma petite chambre délabrée. C'était un effort futile, une tentative désespérée d'imposer de l'ordre dans une vie qui n'en avait aucun. Dans un coin oublié, sous une fine couche de poussière, se trouvait une boîte en carton. Elle était fermée par du ruban adhésif, proclamant en lettres délavées au marqueur : « Souvenirs ». Une blague cruelle.

J'ai soulevé la boîte, son contenu se déplaçant avec un bruit sourd. En la posant, quelque chose de plus lourd à l'intérieur a heurté le côté, puis est tombé. Un cadre photo. Il a heurté le sol en béton avec un craquement sec et écœurant. Le verre s'est brisé, se fragmentant en mille éclats, chacun reflétant la faible lumière de ma chambre comme une promesse rompue.

C'était une photo de famille. Moi, Jacques et Adrien. Mon Adrien. Nous souriions, posant maladroitement devant un sapin de Noël brillamment éclairé. Une relique d'une vie qui ressemblait à un rêve, ou à un cauchemar.

Adrien n'était pas mon enfant biologique. Jacques et moi étions mariés depuis deux ans quand il a décidé qu'il ne voulait pas d'enfants, prétendant être « trop sensible à la douleur » pour assister à un accouchement. J'ai respecté son choix, j'ai même subi une ligature des trompes pour montrer mon engagement. Nous étions censés être une famille, juste nous deux. Jusqu'à ce réveillon de Noël enneigé.

J'ai trouvé Adrien dans une benne à ordures derrière l'hôpital. Un nouveau-né, le cordon ombilical encore attaché, pleurant d'un gémissement faible et désespéré qui m'a déchiré l'âme. Jacques avait reculé, me tirant en arrière, marmonnant de « ne pas s'en mêler ». Mais je ne pouvais pas le laisser. Pas un être vivant, jeté comme un déchet.

J'ai enveloppé le petit paquet frissonnant dans mon manteau, le serrant contre moi, essayant de transférer la chaleur de mon corps dans sa forme fragile. J'ai couru à travers la neige mordante, retournant à l'hôpital, suppliant de l'aide. Ils l'ont sauvé, de justesse. Mais ses jambes étaient tordues, une malformation congénitale qui le marquerait à jamais.

Je l'ai ramené à la maison, je l'ai appelé Adrien. J'ai dit à Jacques, je me suis dit à moi-même, que c'était notre enfant. Notre seul enfant.

Jacques ne s'est jamais vraiment attaché à lui. Il voyait le handicap d'Adrien comme un fardeau, une tare sociale. Il s'inquiétait de ce que les gens diraient. Mais j'aimais ce garçon de toutes les fibres de mon être. J'ai écumé tous les hôpitaux de la ville, cherchant un remède, un traitement pour ses jambes. Tout ce que les médecins pouvaient offrir était une kinésithérapie douloureuse et coûteuse, sans garantie de guérison complète. La nuit, quand la douleur faisait pleurer Adrien, je faisais les cent pas, le tenant serré, chantant des berceuses jusqu'à ce qu'il s'endorme enfin. Je lui ai appris son alphabet, je l'ai porté sur mes épaules pour voir les étoiles, je lui ai murmuré chaque jour qu'il était le meilleur, le plus courageux des garçons du monde, pour m'assurer qu'il ne se sentirait jamais inférieur à cause de ses jambes.

Et puis, un jour, il m'a appelée « Maman ». Ce seul mot a apporté à mon cœur une joie que je ne savais pas possible. Un bonheur pur, sans mélange. J'ai tout donné à Adrien, chaque once de mon amour, de mon temps, de mes maigres économies. Il était mon monde.

            
            

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