L'ordre des Gentleman
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L'ordre des Gentleman

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Chapitre 1 Chapitre 1

Un mot change tout.

Isabella se précipita dans le couloir sans fin, engourdie, ses sabots blancs crissant sur le linoléum brillant.

Ne pas paniquer. Sors simplement. Mère de Dieu, où est-elle ?

Elle avait arpenté les couloirs stériles de l'Institut Gustave Roussy des milliers de fois, mais aujourd'hui, elle aurait eu besoin d'une foutue carte. Son esprit était dans un chaos total. Elle tourna à un angle, puis un autre.

Condamner ! Elle dut rebrousser chemin. Il fallait que ça tombe aujourd'hui, le jour où son pilote automatique décide de la lâcher. Si elle ne sortait pas rapidement, elle allait s'évanouir.

« Veuillez vous installer confortablement, Mademoiselle Rey. Le médecin sera avec vous sous peu. Puis-je vous offrir quelque chose en attendant, ma chère ? »

Chère. Ce seul mot lui avait glacé le sang. Il annonçait une nouvelle terrible. Vraiment terrible. Une réceptionniste ne s'aventure à offrir du réconfort à un patient que lorsque... Non. Ce n'est pas possible. Pas pour elle. Pour quelqu'un d'autre, peut-être. Mais pas elle.

Elle était infirmière en oncologie dans cet hôpital. L'oncologie, c'était elle qui s'en occupait.

Pas moi.

Les larmes lui montèrent aux yeux. Ses pieds se mirent à avancer plus vite, presque malgré elle. Elle était vaguement consciente des gens qui se mouvaient autour d'elle, absorbés dans leurs routines, complètement indifférents à son sort.

Please, God. Not me.

...Quelques examens complémentaires... un protocole de traitement. Vous êtes entre de bonnes mains ici, Isabella. Si nous agissons vite, il y a une chance.

Une chance. Pourquoi les médecins tournaient-ils toujours autour du pot ? Ce qu'il aurait dû dire, c'est :

« J'ai lancé votre billet de loterie avec tous les autres. La plupart perdent, mais hé, vous pourriez être la gagnante miraculeuse. Vous vous sentez chanceuse, gamine ? »

Elle avait eu envie de le gifler. Mais le docteur Boucher était un homme courtois. Poli. D'une gentillesse professionnelle... et complètement détaché.

J'étais pourtant certaine que la sortie était ici.

Réaliser qu'elle s'était trompée d'étage fut comme un électrochoc. Elle se rua vers l'escalier, le dévala deux marches par deux, jusqu'à enfin trouver les portes de sortie à l'arrière de l'hôpital. Ses mains tremblantes poussèrent la barre métallique avec force.

« Y a-t-il quelqu'un que vous aimeriez appeler ? Souhaitez-vous que je compose le numéro pour vous ? »

Bien sûr.

Elle imagina la scène.

« Salut, c'est Isla. Dans quelques instants, tu n'entendras plus jamais parler de moi, mais avant ça, laisse-moi pulvériser ta vie. »

Nunca. Elle ne ferait jamais ça à ses cariños.

Elle pensa à ses frères. Joaquin. Rafael. Alejandro. Teodor. Même si elle avait été assez égoïste pour décrocher le téléphone, que pourrait-elle bien leur dire ? Ils essaieraient de la sauver, de la protéger, de prendre sa douleur comme ils l'avaient toujours fait. Mais ce n'était ni un genou écorché ni une poupée oubliée. Pour la première fois, ils étaient impuissants. Cette vérité seule était déjà difficile à accepter. Mais ses quatre frères - protecteurs, autoritaires, machos et parfaits - ne l'accepteraient jamais.

Quand elle pensa à Teo, le barrage céda. Elle l'aimait plus que quiconque, et cette nouvelle le briserait. Son frère rock star, dont le groupe venait enfin de décoller, n'avait pas besoin de ça. Et elle n'allait pas tout gâcher. Mais ce n'était pas qu'une question de carrière. Sous ses dehors cool, Teo était fragile. C'était un vrai artiste, un hypersensible. Il avait déjà trop souffert : la drogue, les cures de désintoxication... Il s'était appuyé sur elle comme sur une bouée. Qu'allait-il devenir si elle...

Pas question. Je ne dirai rien. À personne.

Ce matin encore, elle avait l'esprit occupé par mille pensées banales : le pressing, les factures, les courses. Elle avait prévu d'emmener sa colocataire au concert de Teo, dans un club huppé de la rue d'Orsay, pour la remercier d'avoir peint le portrait de mariage de Tía Olivia et Tío Leonardo. Leur cinquantième anniversaire approchait, et toute la familia se retrouverait à Barcelone pour célébrer l'événement.

Cinquante ans d'instants cousus ensemble pour former une vie heureuse.

Un mot change tout.

Cancer.

Au fond d'elle-même, Isabella le savait. Elle n'atteindrait jamais les cinquante ans.

Merde, c'était vraiment un de ces jours. Le genre qui finit par tomber sur tout le monde, mais qui vous fout une claque monumentale quand c'est votre tour.

J'aurais dû rester au lit. Tirer l'oreiller sur ma tête et y rester.

Tout avait pourtant bien commencé : une séance de sport, un appel de son cousin, une visio avec ses partenaires japonais... puis tout s'était effondré comme une avalanche sur le Mont-Blanc.

« Veuillez éteindre votre ordinateur, Monsieur Meszaros. Nous atterrirons dans vingt minutes. »

L'hôtesse se pencha légèrement pour récupérer son verre encore plein.

« Puis-je faire autre chose pour vous avant la descente ? »

« Non, Lisette. Ça ira, merci. »

Jacques préféra ignorer son invitation à peine déguisée. Malgré le confort des jets privés, une virée dans le Mile High Club n'était pas au programme. Il était bien trop perturbé par ce qui venait de se passer avec Jerard. Un vrai électrochoc.

Comment les choses avaient-elles pu déraper aussi vite ?

Jerard incarnait parfaitement l'artiste torturé. Rien d'étonnant quand on connaissait son passé et les casseroles émotionnelles qu'il trimballait. Mais la drogue ? L'étoile montante de la scène artistique parisienne, tout juste introduite dans l'Ordre, goûtait à peine à la fraternité et au succès, qu'il sombrait déjà dans une crise psychotique à base de narcotiques. Jacques n'arrivait toujours pas à y croire. Fermer les yeux aurait été plus simple, mais il ne s'autorisait pas ce luxe avec les gens qu'il aimait. Jerard déraillait, et Jacques ne savait pas s'il pourrait gérer ça seul.

Mais il devait garder le secret, pour l'instant. Nicolai allait en parler à Julianne, et il était hors de question de charger sa cousine avec les problèmes de sa meilleure amie. Et Darion ? Le nouveau chef de l'Ordre serait sans pitié. Impossible de laisser un protégé drogué dans les rangs d'un cercle aussi sélect. Darion avait un faible pour ses artistes, surtout Jerard, et il voudrait - non, exigerait - d'aider. Mais Jacques savait mieux que personne à quel point l'« aide » de Darion pouvait être brutale. Il avait été entraîné par lui. Initié par lui. Jerard n'était pas prêt pour ça.

Il pensa de nouveau à tout lui raconter. Il le devait. Sans doute. Oui, définitivement.

Il termina un e-mail destiné à un médecin à New York, spécialiste des dépendances, discret. Il devait agir vite, avant que la situation n'empire. Si elle le faisait, Darion et l'Ordre organiseraient leur propre intervention... et Jacques frissonna à l'idée de ce que cela pourrait impliquer.

Juste au moment où Lisette s'apprêtait à revenir lui rappeler l'atterrissage imminent, il referma son ordinateur. Elle s'arrêta, mais ne repartit pas.

Tenace, celle-là.

Ses yeux parcoururent son corps.

Blonde, maigre, insipide. Pas ma tasse de thé.

Il entendit presque son soupir déçu alors qu'il tournait la tête vers le hublot, posant son front contre le verre froid.

Les lumières de Paris scintillaient en contrebas. Il apercevait la tour Eiffel qui clignotait au loin. Dans sa tête, il entendait presque la musique d'un accordéon.

La Ville Lumière.

Certains la critiquaient, mais lui, il l'aimait. Depuis qu'il y avait déplacé le siège de Meszaros à vingt-cinq ans, il partageait son temps entre la France et New York. Mais l'Amérique l'étouffait. Peut-être devrait-il accepter l'offre de son partenaire et déménager la branche américaine à Dallas. Ce n'était pas un cowboy, mais au moins, là-bas, l'air était respirable.

Aucune ville cependant n'égale le charme de Paris.

La fête ambulante. Une ville qui vibre. Le refuge des artistes. Tant de définitions, mais aucune ne saisit vraiment sa magie. Sa préférée venait d'Henry Miller :

« Quand le printemps arrive à Paris, le plus humble des mortels sent qu'il habite le paradis. »

Peut-être qu'un jour, ce serait vrai pour lui aussi.

Jacques ferma les yeux. C'était idiot, il le savait. Une vieille histoire. Des délires de bohémienne. Mais il était grec. Et les Grecs, c'est bien connu, sont superstitieux. Son père l'avait emmené dans un camp gitan à quinze ans, et les paroles d'une vieille femme lui étaient restées en tête.

N'aie pas peur de l'amour, jeune homme. Ta vie ne sera pas toujours sombre. Ton destin t'attend dans la ville de lumière. Tu la reconnaîtras à ses cheveux roux et au feu dans son âme. Mais sois vigilant. Dieu reprend ses anges trop tôt.

Ceux qui gaspillent le temps perdent le paradis.

À quinze ans, il avait ri de cette prophétie. Aujourd'hui, il y croyait. Il vivait à Paris. Et il n'avait jamais pu résister à une rousse. Il ignorait comment tout cela s'imbriquait, mais l'idée romantique de trouver son destin dans les mots d'une vieille gitane le séduisait.

Il baissa les yeux, et l'imagina, son ange, debout sur un vieux boulevard, levant les yeux vers lui.

Et il ne quitterait pas la ville avant de l'avoir trouvée.

« Détends-toi, mon frère. Je te le jure, tu vas adorer. Fini les trucs pour amateurs. Ce truc, c'est du lourd. »

            
            

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