Chapitre 2 2

Alors que m'arrive-t-il ensuite ? Mon ouïe va-t-elle aussi se modifier ? Mes réflexes ? Les fièvres annonciatrices de la première transformation ? Combien de temps me reste-t-il avant que mon humanité ne s'efface ? Avant que je ne devienne comme eux.

Aurais-je la force de faire ce qu'il faut ?

Je baisse les yeux vers le couteau à manche en os posé à côté de moi. Je ne le touche pas. Parmi toutes les armes, c'est celle qui me terrifie le plus. Les pilules sont trompeusement douces. Une corde, rapide si bien utilisée. Une balle, presque instantanée. Mais un couteau...

Un couteau, c'est lent. C'est conscient. C'est douloureux.

Et c'est peut-être ce qu'il me faudra pour ne pas devenir un monstre.

Scieur

« Je ne vais pas. »

La phrase s'échappa de mes lèvres comme une lame coupante, tranchante, précise. Pas un cri. Juste un refus, brut, sans appel. Et pourtant, c'était suffisant pour figer mon père, le clouer au sol comme si je venais de réveiller un démon endormi.

Depuis huit mois, ses expressions s'étaient figées dans une palette de douleur contenue et d'efforts désespérés. Cette fois, son visage se décomposa en une grimace que je connaissais par cœur : celle de l'homme qui s'accroche à un monde qui s'est déjà effondré.

« Sawyer, tu dois terminer le lycée. Tu étais si proche de ton diplôme avant... ton renvoi. Si tu allais juste aux cours d'été, tu pourrais finir, obtenir ton diplôme, et entrer à l'université à l'automne comme prévu. »

Ah, le fameux « plan ». Ce plan qu'il brandissait comme un bouclier contre notre réalité brisée. Papa, l'homme de science, essayait encore d'imposer de l'ordre dans notre chaos, persuadé que des échéances, des listes et des calendriers pouvaient combler le gouffre béant qu'elle avait laissé en partant.

J'ai pensé au diplôme équivalent caché sous mon matelas à l'étage. Le passer serait un jeu d'enfant. Mais ce serait signer mon accord avec son foutu programme, et il recommencerait à me pousser vers cette vie normale qu'il idéalisait tant. Comme si une chose pareille existait encore pour des êtres comme nous. Et puis... j'avais besoin de quelque chose contre quoi me battre. Me battre m'était devenu aussi vital que respirer.

« Je n'irai pas, j'ai dit. » Ma voix s'assombrit, s'alourdit, grondante, alors que je m'approchais de lui, transgressant volontairement son espace. Mon regard accrocha le sien, un duel silencieux, une provocation animale. Je voulais qu'il me frappe. Je voulais sentir l'impact de ses poings, libérer cette pression qui m'écrasait de l'intérieur.

Mais il m'attaqua autrement.

« Ta mère serait terriblement déçue de toi. »

Sa phrase me frappa au ventre comme une massue. C'était vrai. Et douloureux. Je m'approchai encore, à quelques centimètres de lui, sentant son souffle trembler contre ma joue, et j'asséna la seule réplique capable de l'écorcher à vif : « Et à qui la faute, si elle n'est plus là pour le dire ? »

Ma voix était un poignard, et je le plantai sans trembler. Ses yeux se teintèrent d'or, sa lèvre supérieure se retroussa dans un grognement, et je sus que j'avais atteint ma cible. J'avais gagné. Enfin.

Je me préparai au choc, mon corps se tendant, prêt à exploser... Mais le coup ne vint jamais.

« Elle n'aurait jamais voulu ça. » Sa voix était rauque, presque animale. Il recula.

Une vague de colère brûlante monta en moi. J'avais besoin de fuir. De courir. De hurler. J'ouvris la porte arrière.

« Où vas-tu ? » lança-t-il.

« Courir. »

Il voulut rétorquer quelque chose, sûrement une mise en garde, mais je brandis mes baskets d'un geste moqueur. « Sur mes deux pieds. »

« Sois- »

Je claquai la porte derrière moi, coupant court à ses mots et m'élançai vers la forêt. À l'ombre des arbres, je pris juste le temps d'enfiler mes chaussures. Puis je repartis, fendant l'air, animé par une rage viscérale. Mais aucune course, aucune vitesse ne pouvait me faire échapper à ce que je portais en moi.

Ma fureur augmentait à chaque pas, le brouillard s'écartant à mon passage comme un rideau déchiré. Je rêvais de perdre ma forme humaine, de chasser, de hurler. Mais je ne pouvais pas, pas ici. Dans cette région, les loups-garous avaient disparu depuis des siècles. Et après ce qui était arrivé à ma mère dans le Montana, là où nous pouvions être nous-mêmes sans crainte...

Les Rocheuses me manquaient. Leur brutalité, leur rudesse, leur indifférence. Ici, tout semblait trop lisse, trop rangé, trop civilisé. Et moi... je n'étais plus civilisé depuis sa mort.

L'air s'épaississait, moite comme une couverture humide. Bientôt, ce serait insupportablement chaud. L'Est du Tennessee n'était pas chez moi. Chez nous, l'été culminait rarement au-dessus de vingt degrés. Et maintenant j'étais piégé ici. Même si je cédais au plan et partais à l'université, il y aurait des règles, des limites.

Et les loups n'aiment pas les limites.

Un mouvement à gauche attira mon attention. Un jeune cerf. Il détala. L'instinct me poussa à le poursuivre, même sur deux jambes. Mes muscles crièrent sous l'effort alors que je bondissais après lui, atteignant des vitesses et une agilité que seul mon sang de loup pouvait expliquer. La douleur me servait d'exutoire. Quand il disparut derrière la rivière, j'étais un peu plus calme.

Mais pas assez.

Jamais assez.

Notre espèce a besoin de chaleur, de lien, de l'influence régulatrice d'un compagnon. Deux parents durant la transition, un partenaire à l'âge adulte. J'étais encore jeune, à peine sorti de ma transition lorsque maman a été tuée. Pas assez instable pour être un danger... du moins, pas techniquement. Pas après la chute de fièvre sanguine.

Mais je n'étais pas non plus un modèle de fils.

Le vent hurlait à travers les pins, emportant avec lui les cris étouffés d'un passé que je ne pouvais effacer. Mon père, dans un acte de miséricorde incompréhensible, avait laissé cet enfoiré d'agriculteur en vie. Ce fils de pute, ce salopard responsable du tir dans le crâne de ma mère, continuait à marcher librement, à respirer comme si rien ne s'était passé. Une putain d'injustice encensée par tous ceux qui, sous couvert de protéger les terres, laissaient faire les pires horreurs. Ce connard, comme tous ceux qui prétendent « réduire » le nombre de prédateurs autour du bétail, avait vu un loup affaibli et saisi sa chance avec la froideur d'un prédateur.

Un seul coup, une balle, un massacre qu'aucune de mes pensées ne pourrait jamais effacer. Ma mère aurait dû le sentir venir, flairer le piège avant qu'il ne se referme. Elle aurait dû être prudente, plus prudente. Mais non. Épuisée, énervée après une dispute avec mon père, elle s'était aventurée hors de notre refuge pour évacuer sa colère. C'était une erreur fatale, une erreur qui avait scellé son destin.

Peut-être que papa aurait pu la sauver. Peut-être pas. Mais en tant que compagnon, c'était à lui de venger son honneur, de déchirer ce fils de chien en lambeaux. Il disait souvent que ça ferait de lui le monstre que notre légende décrit : un alpha brutal, prêt à tout pour protéger les siens. Nous, les nôtres, n'étions pas du genre à accepter la défaite ou l'injustice sans riposter.

Je ne savais même pas pourquoi j'avais décidé de provoquer ce salaud, de le pousser dans ses retranchements. Peut-être cherchais-je à réveiller en lui cet alpha que je pouvais encore respecter. Peut-être voulais-je l'obliger à retourner dans ses terres, à faire ce qui devait être fait. Ou peut-être que je nourrissais juste cette rage constante, cette fureur qui me consumait et qui était devenue ma seule compagne fidèle. La colère, au moins, était simple, elle ne trahissait pas. Elle était plus facile à supporter que le chagrin dévorant qui menaçait de me submerger.

Le soleil commençait à embraser les sommets des Smoky Mountains, dissipant lentement la brume matinale. Je ne reconnaissais pas le sentier où j'avais atterri. Depuis notre arrivée à Mortimer, mes explorations du parc national avaient été timides, limitées aux abords. Notre maison, nichée juste à la lisière de cette nature sauvage, offrait un accès facile, un privilège que j'avais honte de ne pas avoir davantage exploité.

Au lieu de suivre l'odeur familière des sentiers, j'avais choisi de longer la rivière, décidé à tracer une carte mentale de ce territoire sauvage. Après avoir parcouru un demi-mile, un souffle étouffé m'atteignit, s'éloignant du courant. Intrigué, je m'avançai doucement vers le bruit, à travers un bosquet dense.

Je me plaquai au sol, avançant avec précaution jusqu'à apercevoir enfin la source de ce souffle. Une fille était là, immobile sur un immense rocher plat au milieu d'une clairière baignée de lumière. Son visage levé vers le soleil, ses longs cheveux noirs tombaient en cascades luisantes dans son dos. Elle pleurait, mais silencieusement. Pas de cris, pas d'hystérie ni de rougeur sur son visage. Juste une douleur muette. Je distinguai la trace scintillante des larmes sur ses joues, ses épaules frémissant sous l'effort visible de contenir sa peine.

Ce n'était pas une simple tristesse : c'était un chagrin profond, presque palpable. Une douleur que je connaissais trop bien, une douleur qui me nouait l'estomac à chaque souvenir. Je me surpris à me demander quelle perte elle portait, et si, comme moi, elle devait apprendre à vivre avec ce poids insupportable.

            
            

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