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Le reste du vol jusqu'à New York s'était déroulé sans encombre. Moïra avait même trouvé le sommeil un instant, bercée par les vibrations de l'avion et le soulagement discret d'avoir laissé un monde derrière elle. C'était une première victoire : celle de tourner le dos à ses chaînes. À la réalité qu'elle avait laissée à Édimbourg, avec ses ruelles grises et ses fantômes discrets. Là-haut, entre deux nuages, elle s'était même surprise à sourire.
Sa correspondance vers le Montana s'était elle aussi passée sans accroc, du moins en surface. Car sitôt débarquée à l'aéroport régional, elle devint... un phénomène linguistique. Tous les mots qu'elle prononçait semblaient se heurter à un mur d'incompréhension hilare. Son accent écossais, qu'elle portait avec fierté comme une bannière en tartan, transformait les mots les plus simples en énigmes insolubles.
- "Could you tell me where I can find the shuttle to the pow-wow site, please?" (Pourriez-vous me dire où je peux trouver la navette pour le site du pow-wow, s'il vous plaît?)
La jeune hôtesse du comptoir, mâchant un chewing-gum avec une intensité quasi militaire, l'avait regardée comme si elle venait de lui réciter une formule magique interdite.
- "Sorry... what?" (Pardon... Quoi?)
Moïra avait répété, plus lentement. Puis encore. Puis pointé du doigt un panneau. Finalement, un vieux monsieur en chapeau de cow-boy avait éclaté de rire en disant :
- "You ain't from 'round here, are ya, sweetheart?" (T'es pas d'ici, hein, ma jolie ?)
Elle avait soupiré. Pas encore arrivée, et déjà cataloguée comme la touriste pittoresque. Mais quelque chose dans cette absurdité la faisait sourire. Peut-être était-ce bon signe. Peut-être que cela voulait dire qu'elle était exactement là où elle devait être.
À l'extérieur du minuscule terminal, le soleil l'accueillit avec une intensité cuisante. Une chaleur sèche, épaisse, presque charnelle, qui s'agrippait à la peau comme un drap humide. Un homme l'attendait, adossé à une vieille Chevrolet El Camino couleur sable, poussiéreuse jusqu'aux essuie-glaces. Il tenait une pancarte griffonnée : "Moïra". Pas de nom de famille. Pas besoin.
Un Mexicain d'une cinquantaine d'années, moustachu, casquette de base-ball vissée sur le crâne et chemise entrouverte sur un ventre généreux. Il ressemblait à un personnage tout droit sorti d'un vieux western.
- Señorita ! C'est vous la jeune Écossaise ? Moi c'est Esteban. Le chef m'a envoyé.
Il parlait avec un accent aussi épais que la chaleur ambiante, mais sa voix avait quelque chose de chaleureux, presque familial. Moïra hocha la tête, mi-reconnaissante, mi-méfiance instinctive. Ses sens lui murmuraient qu'elle n'était pas encore au bout de ses surprises.
La voiture ne payait pas de mine : banquette en cuir brûlante, fenêtres manuelles qu'il fallait supplier pour qu'elles daignent s'ouvrir, et surtout... aucune climatisation. Rapidement, sa nuque colla au dossier, et son t-shirt ne tarda pas à s'imprégner de sueur dans le dos. Chaque minute de route ressemblait à un test d'endurance sensorielle.
Mais les paysages... Les paysages valaient bien quelques litres de transpiration. À travers les vitres poussiéreuses, elle découvrait un monde qu'elle n'aurait jamais pu imaginer. Des étendues infinies de terre rouge et ocre, striées de végétation sèche, de bosquets épars, et, au loin, des montagnes majestueuses comme figées dans le temps. Le ciel était si vaste qu'il semblait vouloir l'engloutir tout entière.
Ils roulèrent longtemps. Trop longtemps pour un trajet annoncé comme "rapide".
- C'est encore loin ? demanda-t-elle au bout de deux heures, la voix râpeuse.
- Presque... mais la dernière partie est... comment dire... chaotique, répondit Esteban en se raclant la gorge.
Ce fut un doux euphémisme.
À quelques kilomètres de leur destination, il s'engagea sur un chemin de terre qui ressemblait davantage à une succession de cratères. Un champ de mines naturelles. Les nids-de-poule faisaient bondir la voiture comme un taureau sauvage. Un sursaut trop brutal projeta Moïra vers l'avant et sa tête cogna contre le haut du pare-brise arrière.
- Par toutes les pierres sacrées des Highlands ! pesta-t-elle en se frottant le crâne.
Esteban, imperturbable, ralentit enfin. Il s'arrêta net à environ un kilomètre d'une ligne d'arbres, sombre et dense, qui semblait découper le paysage comme une frontière entre deux mondes.
- Je ne peux pas aller plus loin. La tribu... ils n'autorisent personne d'extérieur au-delà de ce point. À pied seulement.
Il sortit en soufflant, contourna la voiture et ouvrit le coffre d'un geste pesant. Il en sortit la valise de Moïra – un bon 25 kilos de souvenirs, de plantes séchées, de grimoires, de vêtements choisis avec soin et de fioles soigneusement emballées. Il la déposa sur le sol poussiéreux, puis la regarda comme on regarde un soldat qu'on envoie au front.
- Désolé, señorita. Ce sont les règles. Bonne chance.
Il remonta dans sa voiture, tourna sans demander son reste, et disparut dans un nuage de poussière, sans un regard en arrière.
Moïra eut à peine le temps de reculer que le nuage sec lui fouetta le visage. Elle se retrouva à tousser, les yeux piqués, les narines en feu, engloutie par la terre rouge.
- Espèce de... lâcheur de cactus desséché ! cria-t-elle entre deux quintes de toux, en lançant un doigt d'honneur vers la poussière fuyante.
Puis... le silence. Un silence si profond qu'elle en sentit le poids dans sa poitrine.
Seule. Au milieu de nulle part.
Elle resta un instant là, immobile, le regard tourné vers la forêt, comme si cette ligne d'arbres l'observait elle aussi. Le vent chaud faisait onduler ses mèches cuivrées. Il y avait dans l'air une odeur de pin sec, de sable brûlé, et de quelque chose d'indéfinissable... un parfum ancien. Sauvage. Presque sacré.
Elle inspira profondément. Noua ses longs cheveux en queue de cheval. Ajusta ses lunettes de soleil. Enfila un débardeur et un short qu'elle avait gardés à portée de main dans son sac. Puis, saisissant la poignée télescopique de sa valise, elle se redressa.
- C'est parti, Moïra. L'initiation commence.
Le chemin n'était qu'un sentier rocailleux, brûlant. Chaque pas faisait vibrer les roues de la valise comme une plainte métallique. Les pierres roulaient sous ses pieds, les insectes bourdonnaient autour de ses mollets, et le soleil cognait toujours, implacable.
Mais elle avançait. Une main sur la valise, l'autre tenant un foulard qu'elle tapotait contre sa nuque, le regard droit, les muscles tendus, le souffle court mais régulier. Elle avançait avec l'intuition profonde que quelque chose l'attendait là-bas, au bout du sentier. Une réponse. Une révélation. Ou peut-être... un miroir.
Car ce voyage, elle le sentait, n'avait jamais été qu'une fuite. Il était un retour.
À quoi ? Elle ne le savait pas encore. Mais la terre sous ses pieds semblait le savoir.
Et la forêt, là-bas, derrière la lisière, l'attendait. Elle l'avait toujours attendue.