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Chaque pas faisait vibrer son bras, son crâne et sa patience. La poignée de la valise semblait chauffée à blanc, le plastique grinçait, les roues butaient sur les cailloux rouges, et la poussière lui collait à la peau comme une seconde sueur.
« Un jour, je rirai de tout ça... mais sûrement pas aujourd'hui, » marmonna-t-elle, en s'essuyant le front du revers du bras.
Elle traînait sa vie derrière elle, littéralement. Un condensé de décisions plus ou moins foireuses, empaquetées en une valise trop lourde, qu'elle tirait comme une pénitente sur le chemin de Compostelle.
Chaque mètre l'éloignait un peu plus de la civilisation moderne - les Uber, le Wi-Fi, le café glacé vanille. À chaque nouveau juron qu'elle bredouillait dans sa barbe, elle sentait son ancienne vie s'éloigner comme un rêve flou, emporté par un souffle chaud et impitoyable.
« Je suis venue pour grandir, me purifier, blablabla... Mais là, j'ai surtout l'impression de crever de chaud dans un four à ciel ouvert. »
Sa peau cuisait. L'air vibrait. L'ombre ? Une légende locale, apparemment.
L'air sentait la terre brûlée, le pin, et une odeur indéfinissable de cuir ancien. Les cigales hurlaient quelque part dans les buissons comme des manifestants en grève de la climatisation.
Puis soudain, un cri fendit l'air - clair, puissant, presque sacré.
Elle leva les yeux, aveuglée un instant, et le vit.
Un aigle royal. Majestueux. Immense. Il tournoyait au-dessus d'elle, dessinant des cercles lents et précis dans un ciel aussi bleu qu'impitoyable. Chaque battement d'aile semblait mesurer le monde.
« Désolée, mon grand. Je ne suis pas comestible aujourd'hui. Trop de colère, trop de sarcasmes, et probablement avariée depuis l'aéroport. »
Mais au moment où elle plaisantait, son regard croisa celui du rapace.
Et tout bascula.
Une chaleur étrange envahit son crâne. Une pulsation douce mais insistante dans ses tempes, comme un battement venu d'ailleurs. Son champ de vision se brouilla, ondula - puis se reconfigura. Elle voyait. Mais plus avec ses yeux.
Elle était dans l'aigle. Elle voyait à travers lui.
Le monde devint vertigineux. Les couleurs explosaient, chaque détail vibrait. Elle distinguait les battements d'ailes des insectes, les empreintes fraîches dans la poussière, le frémissement d'un brin d'herbe. Chaque ombre révélait un détail, chaque éclat du soleil semblait sculpté dans l'or. Les hauteurs lui donnaient une sensation de liberté absolue, sauvage, grisante.
Et au loin... un nuage.
Un souffle de poussière surgissant de la lisière des arbres. Il fonçait droit vers elle.
À travers les yeux du rapace, elle distingua cinq chevaux lancés au galop, massifs, nerveux. Cinq silhouettes humaines les guidaient avec une assurance brutale. Des silhouettes amérindiennes, fières, lances dans le dos et regards droits. Leur peau était dorée, leurs torses nus musclés comme des statues vivantes. Des cheveux noirs flottaient comme des flammes au vent, des cris résonnaient - puissants, gutturaux, porteurs d'une mémoire ancienne.
Le lien se rompit brutalement.
Elle revint à elle d'un coup, le souffle court, la gorge sèche, les jambes flageolantes. Et déjà, le martèlement des sabots approchait. Un grondement venu du fond des âges. Les cris stridents des cavaliers - des cris puissants, anciens, faits pour intimider - résonnaient comme des échos de guerre.
« Super. Accueil chaleureux. Ils pensent que je suis une envahisseuse ou quoi ? »
En une seconde, les chevaux furent sur elle. Ils l'encerclèrent dans une danse martiale, leurs corps massifs galopant et se cabrant dans une chorégraphie maîtrisée. Les sabots fendaient la terre, les muscles luisaient sous la sueur. La poussière rouge volait, les hennissements fusaient, et les cris des cavaliers déchiraient l'air.
Moïra se couvrit le visage, toussa, recula - mais il n'y avait aucune sortie - le cercle était parfait. Hermétique.
Et là, quelque chose en elle craqua.
« ÇA SUFFIT !! »
Ce n'était pas un simple cri. Sa voix explosa, brute, puissante. Pas juste de la colère, mais une injonction. Quelque chose de vibrant, de profond, presque sacré.
Le silence tomba comme un couperet.
Les chevaux s'arrêtèrent net. Certains hennirent, agités, mais aucun ne bougea. Les cavaliers se figèrent. Le vent se tut. Même les cigales, ces satanées cigales, se turent.
Moïra resta droite, son cœur battant à tout rompre. Et c'est là qu'elle les vit vraiment.
Ils étaient jeunes. À peu près son âge. Torse nu, sans honte, sans artifice. Leurs muscles saillaient sous leur peau hâlée, leurs torses gravés de tatouages et de symboles tribaux. Leurs cheveux noirs, longs et épais, étaient tressés et ornés de plumes colorées. Chacun d'eux semblait sorti d'un tableau mythique ou d'un fantasme adolescent bien planqué.
« Et moi qui me plaignais de la poussière... Au moins elle me brouillait la vue, » pensa-t-elle, en sentant une chaleur lui monter aux joues.
Mais l'un d'eux attira immédiatement son attention.
Plus grand. Plus massif. Plus... glacial. Il la fixait avec un mépris sans détour, comme si elle était une anomalie, une souillure, comme si elle n'était qu'un insecte collé sur son pare-brise. Son expression était fermée, dure. Il ne l'aimait pas.
Moïra le baptisa intérieurement :
« Amérindien-à-la-tête-de-con. Parfait. »
Les autres, eux, semblaient s'amuser. Un sourire fendit le visage du plus proche, qui descendit de cheval.
« Salut. Moi c'est Tokela. Voici Nashoba, » dit-il en désignant le colosse renfrogné, « et là, Nayati, Sapi et Yuma. On est là pour t'escor...
- Tu veux dire m'encercler comme un troupeau de bisons ? »
Tokela éclata de rire.
« Non, pas tout à fait. On est ta garde... enfin, celle de Nashoba, mais on t'escorte jusqu'au village. »
Moïra arqua un sourcil et assembla le peu d'informations qu'elle venait de recevoir. Donc si ces quatre-là étaient à son service... Nashoba était leur chef. Super.
« Chef-à-la-tête-de-con. Devient plus approprié. », songea-t-elle.
Nashoba fit demi-tour sans dire un mot et s'avança, posant son cheval devant Moïra. Tokela remonta sur son étalon et se plaça à sa gauche, Nayati à sa droite. Sapi et Yuma fermèrent la marche.
Elle était encerclée. De nouveau. Mais cette fois, sans le chaos. Juste une tension froide et silencieuse. Une prison ambulante en plein milieu du désert.
Alors qu'ils s'apprêtaient à partir, elle leva un sourcil et désigna sa valise.
« Et... je suppose qu'aucun de vous n'a pensé que j'aurais peut-être besoin d'un cheval ? Ou de... je ne sais pas... de bras ?
Tokela haussa les épaules avec un sourire en coin.
- Tu t'es chargée comme une mule, tu assumes comme une grande, » répondit-il. « Par contre, traîne pas. On doit arriver avant la tombée de la nuit. »
Elle cligna des yeux et resta bouche-bée.
« Il est même pas midi, bande de connards ! Et il reste à peine 500 mètres ! »
Elle grogna, reprit sa valise avec un soupir tragique digne d'une actrice de film muet et lança à mi-voix, plus pour elle-même que pour eux :
« S'ils pensent que je vais m'écraser pendant des semaines... ils se foutent le doigt dans l'œil jusqu'à la plume. »
Et elle marcha. Dignement. Poussiéreuse. Rouge comme une tomate en colère.
Vers la forêt.
Vers le village.
Vers ce nouveau monde qu'on lui offrait... ou qu'on lui imposait.
Et dans le ciel, quelque part là-haut, l'aigle tournait encore.