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Le carnet ne quittait plus Moïra. Il était devenu un compagnon silencieux, un poids familier qu'elle gardait toujours près d'elle, comme une boussole fragile pointant vers une vérité enfouie. Son sac ne quittait jamais ce trésor ancien – un talisman, un fragment de vie vibrant contre ses côtes, un cœur secret battant sous sa peau.
Chaque soir, dans la pénombre de son petit appartement, quand le monde extérieur s'éteignait doucement et que les bruits de la ville se faisaient discrets, elle sortait le carnet avec précaution, comme on déploie un objet sacré. Elle passait ses doigts sur la couverture de cuir usée, tiède et presque vivante, comme si un souffle ancien circulait sous sa paume. Le cuir, craquelé par endroits, exhalait une odeur légèrement terreuse, un mélange de bois, de poussière et d'humidité, comme si la mémoire du monde s'y était enracinée.
Elle ouvrait les pages jaunies, l'encre à moitié effacée, et se mettait à lire à voix basse, murmurant les mots oubliés, à peine audibles. L'écriture fine, tremblante parfois, trahissait une urgence, une angoisse profonde. Certaines phrases semblaient griffonnées à la hâte, d'autres soigneusement calligraphiées, comme si chaque lettre avait été déposée avec ferveur et respect. D'autres encore étaient rayées, corrigées, réécrites, dans un combat contre le temps, contre l'oubli. Ce n'était pas seulement un carnet de notes. C'était un cri.
Ces mots n'étaient pas simplement des traces d'un passé révolu, ils étaient des clefs d'un mystère, un langage secret tissé entre le visible et l'invisible, entre ce qui se montre et ce qui se cache, entre la chair et l'esprit. Un dialecte des âmes anciennes, murmuré entre les lignes, vibrant au-delà des mots. Il y avait là une urgence spirituelle, comme un chant de l'origine que les siècles n'avaient pas réussi à faire taire.
Pendant plusieurs jours, Moïra s'enferma dans cette quête. Elle se nourrissait à peine, oubliant parfois de boire, tant elle était happée par la densité des signes, des images, des phrases codées. Elle déchiffrait chaque mot, chaque symbole, cherchant une logique cachée. Elle photographiait les dessins étranges – cercles brisés, triangles imbriqués, runes et animaux hybrides – comme une archéologue du mystère. Elle dessinait, sur un carnet personnel, des copies maladroites des symboles, tentant de les relier entre eux comme les fragments d'une carte oubliée.
Elle parcourait les bases de données en ligne, se perdant dans les collections anciennes de manuscrits et d'anthropologie, les forums d'initiés où s'échangeaient des savoirs presque oubliés. Ses recherches la menèrent à des pages obscures, souvent traduites maladroitement d'anciens dialectes autochtones. Elle recoupait les sources, écrivait des mots-clés sur des post-it qu'elle collait un peu partout : sur le miroir de la salle de bain, le frigo, même à côté de son lit. Certains soirs, elle s'endormait avec les lunettes encore sur le nez et le carnet ouvert sur sa poitrine.
La nuit, ses rêves s'emplissaient de cercles de pierre, de loups qui hurlaient à la lune, de chants de coyotes portés par le vent froid des montagnes. Des visages flous apparaissaient dans la brume, des mains tendues, des silhouettes drapées de plumes et de fourrures. Elle se réveillait souvent en sursaut, le cœur battant, la gorge sèche, l'impression que quelque chose – ou quelqu'un – l'observait depuis l'ombre.
Quelques mots revenaient, insistants, comme un mantra : Peuple de la Lune, passeurs de peau, le chant du coyote. Et surtout un nom, gravé en majuscules, comme une incantation ancienne : TĀH'KOTA. Ce mot vibrait au fond de son être, évoquant un appel, une promesse, une fissure dans le silence de son histoire. Elle ne pouvait expliquer pourquoi, mais à chaque fois qu'elle le prononçait, elle sentait un picotement étrange dans sa nuque, une chaleur sourde dans sa poitrine, comme si ce nom résonnait dans ses cellules.
Elle finit par découvrir, au fil de ses recherches, une piste ténue : une tribu presque disparue, les Tākoda, apparentés aux Lakotas, reclus dans les Rocheuses du Montana. Un peuple dont les légendes parlaient comme ceux qui changent de forme, des hommes et des femmes capables de parler aux loups et de revêtir la peau des animaux lors de cérémonies lunaires sacrées. Cette mention la frappa en plein cœur. Pour la première fois, cette histoire n'était plus une simple légende ou un conte ancestral. C'était une piste, une clé vers un passé qu'elle devait retrouver.
Le lien entre les fragments du carnet, ses rêves, les symboles et ce peuple devenait plus clair, comme si un voile s'était levé lentement. Elle se replongea dans le carnet, observant à nouveau les photos glissées entre les pages. L'une d'elles, jusque-là oubliée, attira son regard. On y voyait un homme torse nu, de dos, tatoué de symboles tribaux, un tambour à la main. Dans un coin, presque effacé, un autre tambour, posé contre un arbre, portait un symbole gravé : un cercle divisé en quatre quadrants, avec un loup stylisé au centre.
Ce même symbole allait bientôt réapparaître, mystérieusement, sur une affiche trouvée en ligne. Une simple recherche sur le nom Tākoda l'avait conduite sur le site d'une association culturelle autochtone. Au milieu de la page, une annonce : un Pow Wow Intertribal, une célébration annuelle dans la vallée de Two Moons, au Montana. Le titre promettait : Héritages, danses sacrées, tambours, rituels, chants anciens et transmission des traditions. En bas de l'affiche, discret mais visible, le fameux symbole du cercle au loup.
Moïra resta figée devant son écran, le souffle coupé.
C'était là. C'était ici que son voyage devait commencer.
Le Pow Wow se tenait dans deux semaines. Une fête ouverte aux visiteurs, bien que certaines cérémonies soient réservées aux membres de la communauté, sur invitation seulement. Moïra n'était pas invitée. Elle n'était qu'une étrangère, une chercheuse effleurant les marges d'un monde qui lui était encore interdit.
Mais elle ne pouvait plus reculer.
Elle prit une décision qui allumait un feu nouveau en elle : elle se ferait passer pour une journaliste. Sa rubrique « folklore et traditions » lui offrirait une couverture crédible. Elle écrirait un article sur les Pow Wow modernes, sur la manière dont la culture autochtone survivait, se transmettait, résistait dans un monde qui semblait l'oublier.
Un prétexte officiel pour approcher sans éveiller la méfiance. Pour marcher parmi eux, écouter leurs histoires, capter les regards, les silences. Et peut-être, dans un éclat d'ombre ou de lumière, retrouver une vérité enfouie.
Mais au fond d'elle, elle savait que ce n'était pas un reportage.
C'était une quête.
Une quête pour comprendre.
Pour retrouver ses racines.
Et peut-être, au détour d'un feu de camp, au rythme des tambours battants dans la nuit glacée, entre les danses sacrées et les chants des coyotes, reconnaître un visage.
Peut-être même, qu'à son tour, quelqu'un reconnaîtrait le sien.
Les jours qui suivirent furent un tourbillon d'excitation et d'angoisse en attendant la réponse tant attendue qui lui permettrait de prendre son envole vers les montagnes et forêts du Montana. Cependant, elle ne pris pas la peine d'attendre la réponse pour commencer à préparer son voyage. Elle acheta un petit carnet de terrain, une enregistreuse, des vêtements adaptés à un climat montagnard, un sac à dos solide. Elle planifia les détails de son voyage dans un mélange de fébrilité et d'incrédulité. Parfois, elle avait l'impression de ne pas vraiment être aux commandes, d'être menée, poussée par quelque chose de plus grand, de plus ancien.
Elle commença même à se méfier de certains signes, comme si le monde lui parlait par éclats. Un loup sur une affiche de film dans le métro. Le hurlement d'un chien au loin, à la pleine lune. Un rêve où elle courait à quatre pattes dans la neige, libre, sauvage, sans peur.
Les nuits devinrent plus intenses. Parfois, dans le silence, elle entendait un souffle, une respiration, un murmure à peine audible, comme si les mots du carnet s'animaient, racontant des histoires secrètes que seuls les initiés pouvaient entendre.
Et puis il y avait cet homme, dans ses rêves.
Toujours flou, toujours partiel. Un homme au regard sombre, orné de tatouages tribaux, dont la peau semblait porter des messages que seule elle pouvait lire. Il souriait parfois. D'autres fois, il l'appelait sans parler, tendait la main. Elle se réveillait alors en sueur, le cœur battant, l'impression qu'une part d'elle se souvenait de lui.
Parfois, elle sentait sur sa peau des frissons qui n'avaient pas d'explication, comme si une présence ancienne l'effleurait doucement, lui soufflant de ne pas renoncer.
Elle ne savait pas ce qu'elle allait trouver là-bas. Mais elle savait qu'elle devait y aller.
Elle ne pouvait plus rester dans l'ignorance.
Quelque chose l'attendait.
Quelque chose – ou quelqu'un – l'appelait.