- Parce que tu es venue à moi brisée, mais pas vide. Il faut du temps pour entendre ce que ton cœur étouffe. Pas plus. Après, tu partiras, si tu le veux encore.
Elle croisa les bras, la mâchoire tendue.
- Je ne suis pas un animal qu'on apprivoise.
Un fin sourire tordit sa bouche.
- Je ne t'ai jamais prise pour une créature docile, Naël.
Il tourna les talons et la laissa là, dans la petite pièce de bois brut, meublée d'un lit, d'une étagère et d'un poêle dont les braises ronflaient doucement. Elle sentit la colère monter, lente, profonde.
Elle frappa le mur de la paume, le bois résonna sous l'impact.
Puis elle s'assit. Le feu l'attirait autant qu'il l'exaspérait. Elle voulait partir, courir, mais la forêt elle-même semblait l'avoir désignée. Et cette idée la terrifiait.
Lorsqu'il revint, une heure plus tard, il portait une assiette fumante dans chaque main. Il posa la sienne sur la table et tendit l'autre sans un mot.
- Je ne veux pas être nourrie, grogna-t-elle.
- Tu veux mourir de faim pour me prouver que tu es libre ? Sois libre, mange.
Elle hésita. Son estomac la tiraillait. Elle n'avait rien avalé depuis... Elle ne savait même plus. La pluie, la route, la fuite, la forêt. Un monde lointain.
Elle prit finalement l'assiette. Mangea en silence. Il ne la quittait pas des yeux. Pas pour la surveiller, mais comme s'il la lisait.
- Tu veux que je reste. Tu crois que je vais changer d'avis, c'est ça ?
- Non.
- Alors pourquoi ?
Il répondit sans détour :
- Parce que tu as le droit de tout rejeter, sauf toi-même. Et c'est exactement ce que tu fais.
Elle posa sa fourchette. L'envie de le gifler la traversa.
- Tu ne sais rien de moi.
- J'en sais assez. Tu as fui l'humiliation, le mensonge, l'abandon. Mais ce qui t'a brisée, ce n'est pas lui. C'est de croire que tu ne valais plus rien après ça.
Elle ferma les yeux. Inspira. Lentement. Parce que sa gorge se serrait.
- J'étais mariée. J'ai aimé. J'ai cru... Et maintenant, quelqu'un que je ne connais pas ose me dire que je suis son « destin ». Tu n'as aucune idée de ce que ça signifie, pour moi.
Il s'avança. Pas trop près. Mais suffisamment pour que sa voix vibre dans l'air entre eux.
- Justement. Tu crois que je viens pour t'enchaîner. Mais ce lien ne se commande pas. Il ne m'appartient pas. Et je ne peux pas le forcer.
Elle le regarda longuement. Les yeux gris d'Hock n'avaient rien de rassurant. Ils n'étaient pas doux. Ils étaient vrais. Et c'était bien pire.
Elle baissa les yeux... et s'arrêta net.
- Qu'est-ce que...
Sur son poignet gauche, à la naissance de la main, une lueur pâle, rougeoyante, comme une brûlure ancienne qui se réveillait. Une forme. Un entrelacs de lignes fines, presque un sigil. Elle n'avait jamais vu ça avant. Jamais. Et pourtant, elle avait la sensation étrange que ce n'était pas la première fois.
Elle recula d'un pas, le souffle coupé.
- C'est quoi, ça ?!
Hock s'approcha lentement. Elle voulut cacher son bras, mais il leva une main apaisante.
- Ce n'est pas moi.
- Alors c'est quoi ?!
Il parla plus bas :
- Le sceau d'un ancien serment. Il ne ment pas.
Elle le fixa, blanche.
- Non. Tu veux me faire croire que je t'étais destinée avant même de te connaître ? Que j'ai été marquée comme un objet, comme une esclave, alors que je n'ai rien demandé ?
Elle brandit son poignet.
- Ça, c'est une malédiction. Pas un signe.
- Tu peux le croire. Et si tu le veux, je ne t'approcherai plus. Je partirai de la cabane. Tu garderas ces trois jours, seule.
- Et après ?
- Après, tu choisiras.
Naël passa une main dans ses cheveux trempés de sueur. Elle n'arrivait pas à comprendre si elle avait peur de lui, ou de ce que son propre corps lui hurlait. Ce symbole, elle le sentait battre, vivant. Comme une vérité enfouie qu'elle refusait encore de regarder en face.
Elle se tourna vers la fenêtre, vers l'obscurité dense.
- Ce n'est pas juste.
- Ce n'est jamais juste. Mais c'est réel.
Un silence épais s'installa entre eux.
Puis, sans prévenir, un hurlement fendit la nuit. Grave, long, guttural. Rien à voir avec les cris des loups entendus dans des documentaires ou même dans les bois. Ce cri-là... était humain. Ou presque.
Naël sentit son sang se glacer. Elle se tourna lentement.
- C'était quoi, ça ?
Hock la fixait déjà. Les traits de son visage se durcirent. Et dans ses yeux, une étincelle. Un éclat fauve. Animal.
- Reste à l'intérieur.
- Qu'est-ce que c'était ?!
Mais il ne répondit pas. Il sortit, sans un mot, sans un regard en arrière.
Elle le suivit du regard, à travers la vitre. Il s'était déjà mis à courir. Ses mouvements avaient changé. Plus rapides, plus puissants, plus amples. Et soudain, dans une brève onde de lumière, elle vit son dos se cambrer, ses vêtements craquer sous une pression invisible.
Il disparut derrière les arbres, et un second hurlement, plus proche, fit trembler les murs.
Naël recula lentement, le poing contre sa bouche. Parce qu'elle comprenait enfin. Ce qu'il était vraiment. Ce qu'il contenait.
Et que tout, absolument tout, venait de basculer.