Il était là, assis sur une chaise, de l'autre côté de la pièce. Immobile. Immense. Une présence. Elle cligna plusieurs fois, s'assurant qu'il était bien réel. Torse nu sous une veste en cuir usée, les bras posés sur ses cuisses, il ne la quittait pas des yeux. Des yeux... pas humains.
Ambre fauve. Intenses. Froids comme l'acier mais brûlants à l'intérieur. Elle sentit un frisson lui grimper le long de la colonne vertébrale.
- Qui êtes-vous ?
Sa voix était rauque, fêlée.
- Tu ne le sens pas ? demanda-t-il simplement.
Elle se redressa malgré la douleur, les draps rêches glissèrent sur elle. Elle portait toujours sa robe de soirée, déchirée, trempée. La réalité la gifla d'un coup. Elle se rappelait tout. Le téléphone de Malik. Le regard de Sirine. La route. Les loups.
Les loups.
Elle se figea.
- Les loups... Ils étaient là. Autour de moi.
- Oui, dit-il, toujours sans ciller.
- Et vous ne les avez pas chassés ?
- Pourquoi l'aurais-je fait ?
Elle se redressa brutalement.
- Parce qu'ils allaient me tuer !
Il ne broncha pas. Son regard glissa lentement sur elle, puis revint à ses yeux, comme s'il pesait ses mots.
- Ils ne t'auraient jamais touchée.
- Et pourquoi ça ?! siffla-t-elle, sa voix montant sous l'effet de la peur et de l'adrénaline. Pourquoi ?
Il ne répondit pas immédiatement. Puis il se leva. Lentement. Il ne marchait pas, il avançait comme un prédateur. Elle se tendit, prête à reculer, à se défendre. Mais il s'arrêta à bonne distance, les bras toujours le long du corps.
- Parce que tu es la mienne.
Le silence. Son cœur rata un battement.
- Qu'est-ce que vous venez de dire ?
- Je ne vais pas te blesser, murmura-t-il. Tu peux respirer.
- Vous êtes malade, souffla-t-elle. Je ne vous connais même pas.
- Pas encore, non.
Il s'approcha d'un pas. Elle recula aussitôt jusqu'au bord du lit.
- Ne touchez pas à moi. Je vous préviens !
Un rictus passa sur ses lèvres, pas moqueur, mais presque triste.
- Je ne te toucherai pas, Naël. Pas sans ton accord.
Elle fronça les sourcils.
- Comment... Comment vous connaissez mon nom ?
- Tu rêves de fuir ton passé, mais la forêt ne ment pas. Elle te connaît mieux que toi-même. Elle m'a montré.
- Vous... délirez. Qu'est-ce que c'est que cet endroit ? Où suis-je ?
- Chez moi.
Elle tourna la tête vers la porte, son cœur tambourinant.
- Je veux partir.
- Tu es libre.
Il recula, de quelques pas. Elle crut percevoir une tension dans ses épaules, un combat silencieux en lui. Puis il ajouta, sans détour :
- Mais tu ne veux pas vraiment partir.
Elle serra les poings.
- Vous êtes un fou dangereux.
- Je suis Hock, dit-il. Alpha de la meute d'Amon.
Elle éclata d'un rire sec.
- D'accord. Et moi je suis une princesse elfe.
Il ne sourit pas.
- Tu n'as pas besoin de croire. Ton corps, lui, sait déjà.
- Qu'est-ce que vous insinuez ?
- Ton rythme. Tes sens. Tes instincts. Depuis que tu es entrée dans cette forêt, ils changent. Tu sens la terre comme si tu la reconnaissais. Tu entends mieux. Tu ressens plus fort.
Elle blêmit.
Il avait raison.
Elle le regarda de nouveau. Ses pupilles avaient changé. Elles s'étaient dilatées, puis rétractées en fente. Pas humaines. Pas normales.
Il inspira lentement, puis avança d'un pas.
- Tu n'es pas ici par hasard, Naël. Tu crois avoir fui, mais c'est ton sang qui t'a ramenée.
- Je n'ai pas de sang de loup, gronda-t-elle.
Il la fixa longuement. Puis, d'une voix plus basse, comme s'il se parlait à lui-même :
- Pas encore réveillé, alors...
Elle se leva, faiblement.
- Laissez-moi passer.
Il s'écarta. Sans un mot.
Elle boita jusqu'à la porte, posa la main sur la poignée, ouvrit. Le froid s'engouffra. Une nuit presque noire, sans lumière, sans son.
Elle hésita. Puis se retourna vers lui.
- Pourquoi m'avoir sauvée ?
Il soutint son regard.
- Parce que je t'ai attendue toute ma vie.
Elle referma la porte sans sortir.
- Tu es ma Luna.
Le mot tomba entre eux avec la force d'une révélation, mais lui le prononça comme une évidence. Pas de supplication, pas de passion éclatante. Juste la certitude brute. Inébranlable.
Naël recula d'un pas.
- Non. Vous vous trompez.
Hock ne bougea pas.
- Mon loup ne se trompe jamais.
Elle secoua la tête.
- Je suis mariée. Enfin... je l'étais. Et je suis humaine. Vous... vous êtes malade. Ou dangereux.
Elle ouvrit à nouveau la porte, cette fois sans hésiter. Et elle s'élança dans l'obscurité. Courir. Mettre de la distance. Respirer autre chose que cette vérité qu'elle refusait d'entendre.
Ses talons, qu'elle n'avait pas eu la force d'enlever, s'enfonçaient dans le sol meuble, mais elle ne ralentissait pas. Elle trébuchait, se rattrapait, mordait ses lèvres pour ne pas crier de douleur. Les branches griffaient ses bras nus. Le froid mordait sa peau. Mais rien ne la brûlait autant que ce mot : Luna.
Elle courut jusqu'à perdre haleine.
Puis elle réalisa. Le silence. Compact. Absurde.
Elle s'arrêta. Regard autour d'elle. Tout était... identique. Les mêmes arbres, les mêmes sentiers qui n'en étaient pas, la même densité oppressante.
Elle tourna sur elle-même, à plusieurs reprises. Sa respiration accéléra.
- Je suis partie tout droit. J'ai... Je n'ai pas tourné. J'ai couru tout droit. J'aurais dû sortir de cette forêt.
Mais rien. Aucune lueur. Aucun bruit de route. Juste la masse sombre des arbres.
Elle repartit. Marcha vite. Accéléra encore. Mais plus elle avançait, plus la sensation s'insinuait. Comme si chaque pas ne la menait nulle part. Comme si la forêt tournait autour d'elle, l'avalait.
Elle hurla.
- Sors-moi de là ! Vous m'entendez ? Sors-moi de là !
Aucune réponse.
Elle saisit une pierre et la lança devant elle, de toutes ses forces. Elle ne l'entendit pas retomber. Pas un craquement. Pas un froissement. Juste ce silence.
Alors elle fit demi-tour. Repartit dans l'autre sens. Encore. Encore.
Toujours les mêmes troncs, les mêmes racines noueuses, la même mousse humide.
La panique monta d'un cran.
- C'est pas possible, c'est pas possible, murmura-t-elle en boucle. C'est pas réel. Ce n'est pas réel.
Mais le froid était réel. La douleur dans ses pieds était réelle. Et ce goût dans sa bouche... ferreux. La peur, crue, qui lui remontait l'estomac.
Elle se mit à courir de nouveau. Les battements de son cœur éclataient dans ses oreilles. Des larmes brouillaient sa vue. Une branche lui fouetta le visage. Elle ne sentit presque rien. Tout en elle était concentré sur une seule obsession : sortir.
Mais plus elle courait, plus elle s'enfonçait. Les arbres semblaient se resserrer. Se courber légèrement vers elle. Comme s'ils chuchotaient. Comme s'ils observaient.
Un gémissement s'échappa de ses lèvres. Elle trébucha, chuta à genoux. Le sol était humide, terreux, collant. Elle y planta les mains, les ongles se remplissant de boue.
- Pourquoi...
Sa voix se brisa.
Et alors, dans l'écrasante obscurité, une forme apparut.
Pas de bruits de pas. Juste lui. Hock.
Debout, à quelques mètres. Silhouette noire sur noir.
- Tu ne peux pas partir, dit-il sans hausser le ton. Pas encore.
Elle se releva péniblement, chancelante.
- Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas réel. C'est vous qui... qui me suivez, qui me manipulez. Vous avez... piégé la forêt !
Il s'approcha d'un pas. Elle recula.
- La forêt te répond. Elle te reconnaît. Elle t'a protégée. Elle te retient.
- Vous dites n'importe quoi !
- C'est elle qui m'a menée à toi. C'est elle qui refuse maintenant de te laisser partir tant que tu refuses de voir.
Elle s'arrêta net.
- Voir quoi ?
- Que ton monde d'avant n'était qu'un mensonge. Que ce que tu ressens, ici, maintenant, c'est ta vraie nature.
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Elle regardait ses mains. Tremblantes. Salires. Son cœur. Il battait trop vite. Et pourtant, au fond, une chose... vibrait. Faiblement. Comme une corde qu'on effleure.
Elle murmura :
- Je ne comprends pas.
- Tu comprendras. Quand tu arrêteras de fuir.
Il lui tendit la main. Elle hésita. L'ombre d'un instant.
Puis elle la repoussa.
- Je ne suis pas à vous.
- Tu ne l'as jamais été. Mais tu es à toi. Et cette forêt ne te laissera pas l'oublier.
Alors elle tomba à genoux, le souffle court. Parce qu'elle savait. Une part d'elle savait qu'elle n'avait plus rien à quoi revenir. Et que cette forêt... ne lui tournait pas le dos.