Chapitre 5 Chapitre 5

Matteo

J'suis pas du genre à croire au hasard. Non. Le hasard, c'est juste le foutu masque que porte le destin pour pas qu'on le reconnaisse quand il revient te gifler. Et ce jour-là, il m'a pas giflé. Il m'a mis à terre.

C'était un mardi. Un jour gris, anodin. Les docks tournaient comme d'hab, les gars déchargeaient la came, les entrepôts sentaient le gasoil et le vieux tabac. Moi, je gérais mes affaires, planqué dans l'ombre. Un type tranquille dans un monde qui l'est pas. Puis y'a eu le coup de fil.

Une voix essoufflée à l'autre bout :

- Boss... y'a une femme... on l'a trouvée sur l'avenue des Peupliers. Elle s'est effondrée sur le trottoir, du sang partout. On pensait à un règlement de comptes, mais... t'as besoin de voir la photo.

J'ai soufflé, agacé.

- J'ai pas le temps pour tes conneries, Marco.

- Matteo... regarde juste la photo.

Je l'ai regardée. Et j'ai cessé de respirer.

Cette femme, c'était elle.

Pas de doute. Même ravagée, même tuméfiée, c'était elle.

Le regard que j'avais croisé dans ces putains de chiottes publiques, le soir où j'attendais un appel dans ce bouge du centre-ville. Ce regard-là, paumé, noyé dans la peur... Il m'avait hanté des jours. Et là, il avait un nom. Un visage. Abby.

Mon Abby ?

Je voulais pas y croire. Ça pouvait pas être elle. Mais une part de moi, cette foutue part que j'avais jamais réussi à tuer, savait. C'était elle. Mon amour d'enfance. Celle qui m'avait volé le cœur à seize piges avec ses tresses et son rire insolent.

Et maintenant, elle était là. À demi morte dans une ruelle crade.

J'ai pas hésité.

- Ramenez-la. Immédiatement. Et pas un mot aux keufs. Dites que c'est une crise, un malaise, j'm'en fous. Faites ce que vous avez à faire. Et foutez-la dans ma bagnole.

Ils ont obéi.

À l'hôpital, elle respirait encore. Son visage était méconnaissable. Mais y'avait ce détail. Ce truc au fond de ses yeux même fermés. Ce fragment de passé. J'ai su. J'ai su que c'était elle. J'ai pas eu besoin de confirmation.

Le médecin m'a fait un topo rapide. Blessures internes. Choc émotionnel. Fausse couche.

Fausse. Couche.

J'ai eu envie de vomir. Je savais même qu'elle était enceinte. Je savais aussi qu'elle avait un mari. Mais une chose est sûre : si ce connard l'avait touchée, s'il l'avait fait saigner, il était déjà mort. Il lui restait juste à le comprendre.

Je suis resté à son chevet. Toute la nuit. À regarder cette femme qui ne me reconnaissait pas. À attendre un signe. Une étincelle. Un souvenir.

Rien.

Juste sa main qui, parfois, cherchait quelque chose dans le vide.

Et puis, le matin.

Ses paupières ont bougé. Lentement. Comme un rideau trop lourd.

Elle a cligné des yeux. M'a fixé.

J'ai retenu mon souffle.

- C'est vous... murmura-t-elle.

J'ai incliné la tête.

- Ouais. C'est moi.

Elle fronça les sourcils.

- Vous étiez là... ce soir-là... dans les toilettes... J'étais seule. J'avais peur. J'ai vu vos yeux.

Mon cœur a loupé un battement. Pas pour ce souvenir précis. Mais pour ce qu'il impliquait. Elle ne se souvenait que de ça. Du regard.

- C'était moi, ouais.

Elle détourna le regard, comme gênée. Elle essayait de rassembler les morceaux.

- Vous me suivez ? souffla-t-elle, soudain méfiante.

Je levai les mains.

- Non. C'est pas comme ça. Je t'ai retrouvée par hasard... enfin, pas tout à fait. J'ai vu ton visage sur un rapport. J'ai eu un doute. J'ai vérifié. Et quand j'ai su que t'étais en danger, j'ai pas pu rester assis.

Elle me dévisagea. Longtemps. Et puis :

- Vous m'connaissez ?

J'ai esquissé un sourire amer.

- Je te connaissais, ouais. Avant. Il y a longtemps. T'étais ma vie à une époque. Mais j'te reconnais plus maintenant. Pas comme ça.

Elle baissa les yeux.

- J'ai changé.

- Moi aussi. Mais tes yeux... eux, ils ont pas bougé.

Un silence. Lourd. Vibrant.

- Matteo... c'est ça ? Vous vous appelez Matteo ?

Je hochai la tête.

- Matteo D'Amaro.

Elle pinça les lèvres.

- Ce nom me dit rien.

Je m'attendais pas à ce qu'elle me saute dans les bras, non. Mais l'entendre dire ça... ça m'a coupé quelque chose. J'ai ravaler la douleur. Elle avait le droit d'avoir oublié. Moi, j'avais pas oublié. C'était toute la différence.

- T'en fais pas. J'suis pas là pour ressasser. J'suis là pour t'aider.

Elle releva les yeux. Pleins d'ombres.

- Pourquoi ? Vous me devez rien.

- Peut-être. Mais j'me le dois à moi-même. Et surtout, j'le dois à la gamine que t'étais. Celle qui croyait qu'on pouvait aimer sans se faire piétiner.

Elle se mordit la lèvre.

- Joe... il...

- J'sais, j'ai coupé. J'ai tout lu. J'ai vu ce qu'il t'a fait. Il paiera. J'te le jure.

Elle secoua la tête.

- Vous comprenez pas... Il me tenait. Il me contrôlait. Il m'a coupée de tout. J'ai même pas de quoi payer un avocat.

J'ai esquissé un sourire en coin.

- Ça tombe bien. Moi, j'en ai un. Le meilleur. Il bosse déjà sur ton dossier. Il va lui coller un divorce aux petits oignons. Et toi, t'auras plus jamais à croiser sa tronche.

Ses lèvres ont tremblé.

- Vous feriez ça pour moi ?

- Je l'ai déjà fait.

Elle a fermé les yeux. Une larme a roulé sur sa tempe.

- Merci...

Je me suis levé. J'avais la gorge nouée. J'ai pas montré. J'ai posé la main sur la porte.

- Repose-toi. On parlera quand t'iras mieux.

- Matteo ?

Je me suis retourné.

- Oui ?

Elle a souri. Tout doucement.

- J'me souviens encore de votre regard.

Je suis sorti. Et j'ai senti mon cœur cogner contre ma poitrine. Fort. Brutal. Comme s'il reprenait vie.

Parce que même si elle se souvenait pas de mon nom... elle n'avait jamais oublié mes yeux.

Et moi, j'étais prêt à raviver chaque souvenir. Même si je devais les reconstruire un à un, avec mes mains pleines de sang.

Parce qu'elle était la seule qui m'ait jamais regardé comme si j'étais quelqu'un de bien.

Et moi, je me devais de la protégé.

                         

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