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Trois jours s'étaient écoulés depuis cette étrange découverte sur la plage. Trois jours où le roi Mukengwa n'avait pas laissé transparaître la moindre inquiétude devant sa famille et son peuple. Pourtant, chaque nuit, alors que le silence enveloppait le palais, il ne cessait de penser à cette jeune fille rejetée par la mer. Qui était-elle ? Pourquoi ne portait-elle aucun signe distinctif d'un clan ou d'un peuple ? Était-elle une bénédiction ou un présage sombre ?
Il fallait des réponses.
Ce matin-là, alors que le soleil venait à peine d'éclairer le royaume de ses lueurs dorées, Mukengwa quitta discrètement le palais, accompagné de Kashosi et du garde qui l'avait assisté le jour de la découverte. Tous trois marchaient d'un pas rapide à travers les ruelles du village, évitant les regards curieux. Mukengwa voulait voir de ses propres yeux comment allait la mystérieuse jeune fille, mais il ne souhaitait pas que son peuple s'interroge trop sur cette affaire.
Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent devant la hutte de Kafuma, le guérisseur. Contrairement à d'autres guérisseurs du royaume qui exerçaient dans le palais, Kafuma avait choisi de vivre un peu à l'écart, dans un espace entouré d'arbres et de plantes médicinales. Son habitation était modeste mais respectée par tous, car chacun savait que sa sagesse et son savoir dépassaient de loin les simples remèdes.
Mukengwa frappa légèrement à la porte en bois sculpté. Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit sur Kafuma, qui s'inclina devant son roi.
- Mon roi, salua-t-il d'une voix posée. Vous venez voir la jeune fille ?
- Oui, Kafuma. Comment va-t-elle ?
Le guérisseur s'effaça pour les laisser entrer. L'intérieur de la hutte était plongé dans une semi-obscurité, éclairé par quelques lampes à huile. L'odeur des plantes médicinales flottait dans l'air, mêlée à celle des décoctions que Kafuma préparait constamment.
Dans un coin, allongée sur une natte tressée, la jeune fille était là. Elle était réveillée, ses yeux grands ouverts fixant le vide, mais son corps semblait encore affaibli. Ses traits étaient plus détendus qu'au premier jour, mais son teint restait pâle.
Mukengwa s'approcha doucement et s'agenouilla près d'elle.
- Peux-tu parler ? demanda-t-il d'une voix calme.
Aucune réponse.
La jeune fille ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Seuls ses lèvres tremblantes témoignaient de son effort. Ses yeux se remplirent d'une détresse silencieuse, comme si elle voulait parler mais que quelque chose l'en empêchait.
Kafuma s'avança et posa une main rassurante sur son épaule.
- Mon roi, elle est éveillée depuis hier, mais elle ne peut ni parler, ni se souvenir de quoi que ce soit. Son regard est vide, elle ne reconnaît rien ni personne. Sa mémoire semble avoir été effacée... et sa voix lui a été retirée.
Mukengwa fronça les sourcils.
- Retirée ? Que veux-tu dire, Kafuma ?
Le guérisseur hésita un instant avant de répondre.
- Il ne s'agit pas seulement d'un traumatisme, mon roi, poursuivit Kafuma d'une voix grave. C'est comme si quelque chose-ou quelqu'un-avait pris sa voix et sa mémoire. Ce n'est pas un simple choc, c'est... autre chose.
Mukengwa resta silencieux, son regard plongé dans celui de la jeune fille. Il y voyait une détresse profonde, une lutte intérieure qu'il ne comprenait pas encore. Kashosi et le garde, debout derrière lui, échangèrent un regard inquiet.
- Mon roi, osa murmurer Kashosi, si cette fille a été victime d'un mal surnaturel, devons-nous réellement la garder ici ?
Mukengwa ne répondit pas immédiatement. Il savait que son conseiller, tout sage qu'il soit, parlait par prudence et non par malveillance. Après tout, le royaume des Bakenga avait toujours cru en l'équilibre entre le monde des vivants et celui des esprits. Si cette fille était touchée par quelque chose d'inconnu, elle représentait peut-être un danger.
Mais le roi n'était pas homme à prendre des décisions hâtives.
- Je ne crois pas au hasard, Kashosi, répondit-il enfin. Si la mer l'a rejetée sur nos terres et non engloutie, c'est qu'elle a encore un rôle à jouer parmi les vivants.
Puis, se tournant vers Kafuma :
- Tu as dit que sa voix et sa mémoire lui ont été prises. Peux-tu les lui rendre ?
Le guérisseur prit un instant pour réfléchir, caressant sa barbe blanchie par les années.
- Ce sera long et incertain, mon roi. J'ai déjà essayé plusieurs remèdes, mais aucun n'a fait revenir ni sa voix ni ses souvenirs. J'ai encore d'autres méthodes, mais elles nécessiteront du temps... et de la patience.
Mukengwa observa la jeune fille. Il ne savait rien d'elle, mais son instinct lui dictait qu'elle était plus qu'une simple naufragée.
- Fais tout ce qu'il faut, Kafuma, ordonna-t-il. Elle restera ici jusqu'à ce qu'elle soit complètement rétablie.
- Bien, mon roi, acquiesça le guérisseur en s'inclinant.
Mukengwa se redressa et fit un signe à Kashosi et au garde.
- Nous partons.
Avant de franchir la porte, il jeta un dernier regard à la jeune fille. Ses yeux noirs étaient toujours perdus dans le vide, mais une larme solitaire roula lentement sur sa joue.
Mukengwa serra les dents. Il ne savait pas ce que le destin avait mis sur sa route, mais une chose était certaine : il n'allait pas l'ignorer.
Mukengwa, le regard fixé droit devant lui, traversait d'un pas ferme les couloirs du palais. Son esprit était encore troublé par sa visite chez Kafuma, mais il ne laissa rien paraître. Lorsqu'il atteignit la grande cour, il s'attendait à y trouver ses fils en train de s'entraîner ou de jouer sous le regard bienveillant de leur mère. Pourtant, la cour était étrangement calme.
Il s'arrêta net et balaya l'espace du regard. Mwabana était là, assise sur une chaise en bois sculpté, mais elle paraissait préoccupée. Il fronça les sourcils.
- Où sont Jérôme et Jérémie ? demanda-t-il d'un ton posé mais autoritaire.
Avant que sa femme ne puisse répondre, un des gardes s'approcha et s'inclina respectueusement.
- Mon roi, les princes sont sortis.
- Sortis ? Où ?
- Ils sont allés rendre visite à Mariamu, leur gardienne.
Mukengwa sentit son cœur se serrer.
- Mariamu ? répéta-t-il lentement, comme s'il voulait s'assurer d'avoir bien entendu.
- Oui, mon roi, confirma le garde.
Mukengwa échangea un regard avec Mwabana. L'inquiétude était visible dans ses yeux.
Mariamu... Cette femme qui, pendant des années, avait veillé sur ses fils comme s'ils étaient les siens. Elle leur avait appris leurs premières histoires, apaisé leurs chagrins, accompagné leurs premiers pas. Mais voilà plusieurs mois qu'elle était gravement malade. Les guérisseurs du palais avaient découvert qu'elle souffrait d'un mal inconnu, une maladie que l'on disait contagieuse. Par mesure de précaution, elle avait été isolée loin du palais, dans une petite hutte en périphérie du village, pour éviter qu'elle ne contamine quiconque.
Les enfants l'adoraient. Et visiblement, malgré les interdits, ils avaient trouvé un moyen d'aller la voir.
Mukengwa se tourna immédiatement vers le garde.
- Depuis combien de temps sont-ils partis ?
- Un peu avant midi, mon roi.
L'après-midi était déjà bien avancé. Ils étaient donc restés auprès d'elle pendant plusieurs heures.
- Qui les a accompagnés ?
- Deux serviteurs et un garde, mon roi.
Mukengwa expira lentement. Ses enfants s'étaient mis en danger. Il ne savait pas ce qu'ils risquaient réellement, mais il ne pouvait pas prendre cela à la légère.
- Kashosi, viens avec moi, ordonna-t-il sans attendre.
Le conseiller, qui se tenait non loin de là, hocha immédiatement la tête et emboîta le pas au roi.
- Faites préparer des chevaux, dit Mukengwa en se dirigeant vers la sortie. Nous partons immédiatement.
Mwabana se leva brusquement.
- Mukengwa... ramène-les vite, je t'en prie.
Son ton était suppliant, et malgré sa force habituelle, Mukengwa sentit l'angoisse d'une mère dans sa voix.
- Ils rentreront sains et saufs, promit-il avant de disparaître à grandes enjambées vers l'écurie.
Quelques instants plus tard, lui et Kashosi galopaient à vive allure à travers le village, se dirigeant vers la hutte isolée de Mariamu.
Le cœur du roi battait vite. Était-il déjà trop tard ?
Mukengwa et Kashosi galopaient à travers les sentiers poussiéreux, le vent fouettant leurs visages tandis que leurs chevaux soulevaient des nuages de terre. Le silence entre eux était pesant. Mukengwa n'aimait pas cette angoisse qui lui serrait la poitrine, ce pressentiment que quelque chose de grave s'était produit.
Lorsqu'ils approchèrent enfin de la hutte de Mariamu, un bruit leur parvint, un murmure lointain qui se transforma rapidement en des sanglots étouffés, puis en pleurs ouverts.
Mukengwa tira brusquement sur les rênes de son cheval, le stoppant net. Son regard balaya la scène devant lui. Des villageois étaient rassemblés devant la petite hutte, certains assis à même le sol, d'autres debout, les visages marqués par la tristesse. Des femmes pleuraient à voix haute, leurs bras levés vers le ciel en signe de deuil.
Son cœur se serra.
Kashosi descendit immédiatement de son cheval et s'avança d'un pas prudent. Un vieil homme du village, le regard humide, s'approcha du roi et s'inclina légèrement, malgré le chagrin qui l'écrasait.
- Mon roi... vous arrivez juste après le dernier souffle de Mariamu.
Mukengwa sentit une vague de douleur l'envahir. Il savait que ce jour viendrait, mais pas si tôt. Il descendit lentement de son cheval et s'approcha de la hutte.
Soudain, il les vit.
Jérôme et Jérémie, agenouillés près du corps sans vie de leur gardienne, le visage baigné de larmes.
Mukengwa s'arrêta, observant ses fils en silence. Il ne les avait jamais vus aussi bouleversés. Eux qui étaient toujours pleins de vie semblaient brisés, écrasés par la perte d'une femme qui avait été bien plus qu'une simple servante : une seconde mère.
Jérôme, l'aîné, tenait la main froide de Mariamu entre les siennes, comme s'il refusait d'accepter qu'elle soit partie. Son frère, Jérémie, le visage caché contre son épaule, tremblait sous le poids du chagrin.
Mukengwa s'agenouilla près d'eux.
- Mes fils...
Jérôme releva les yeux vers son père, le regard rempli d'une douleur qu'aucun enfant ne devrait porter.
- Père... elle est partie... nous n'avons même pas pu lui dire au revoir...
Mukengwa posa une main sur son épaule, cherchant les mots justes.
- Elle savait à quel point vous l'aimiez, mon fils. Elle n'avait pas besoin d'un dernier au revoir pour le sentir.
Jérémie, encore secoué de sanglots, balbutia entre deux respirations :
- Elle... elle nous a reconnus avant de partir. Elle a murmuré nos noms... et a souri...
Mukengwa sentit sa gorge se serrer. Il serra ses fils contre lui, leur offrant le seul réconfort qu'il pouvait leur donner en cet instant.
Autour d'eux, les lamentations des villageois continuaient, emplissant l'air d'une tristesse pesante.
Kashosi, debout en retrait, s'approcha discrètement du roi.
- Mon roi, il faut organiser ses funérailles rapidement. Son corps ne pourra pas rester ici longtemps.
Mukengwa hocha lentement la tête. Il se redressa et fit face aux villageois.
- Mariamu était plus qu'une servante du palais. Elle était une mère pour mes enfants, une femme de cœur et de dévouement. Nous lui offrirons les funérailles qu'elle mérite.
Les villageois acquiescèrent dans un murmure respectueux.
Mukengwa se tourna ensuite vers ses fils.
- Rentrez au palais, dit-il doucement. Votre mère vous attend.
Mais Jérôme secoua la tête.
- Non, père. Nous voulons rester... jusqu'à la fin.
Mukengwa observa son fils un instant, puis acquiesça.
- Alors nous resterons ensemble.
Et c'est ainsi que sous le ciel rougeoyant du crépuscule, Mukengwa, ses fils et tout le village se préparèrent à offrir à Mariamu un dernier adieu digne de l'amour qu'elle avait semé dans leurs vies.
La nuit était tombée sur le royaume des Bakenga, enveloppant la terre d'un voile sombre et silencieux. Pourtant, autour de la hutte de Mariamu, la vie battait encore. Des torches vacillantes projetaient des ombres dansantes sur les visages endeuillés des villageois, rassemblés en un cercle solennel.
Le corps de Mariamu avait été soigneusement préparé. Elle était allongée sur un tapis de fibres tressées, vêtue d'un pagne traditionnel aux couleurs douces, ses mains jointes sur sa poitrine. Son visage, malgré la mort, semblait apaisé, comme si elle s'en allait dans un sommeil profond après une vie de service et de tendresse.
Mukengwa se tenait droit, les bras croisés sur sa poitrine, observant en silence. À ses côtés, Jérôme et Jérémie restaient immobiles, les yeux rouges de larmes, mais résolus à accompagner leur gardienne jusqu'au bout. Kashosi, le fidèle conseiller, veillait à ce que tout soit en ordre, supervisant les préparatifs du rituel funéraire.
Soudain, un bruit de pas lourds résonna dans l'obscurité. Les torches tremblèrent légèrement sous l'effet du vent nocturne. Tous tournèrent la tête vers le sentier menant au village.
La reine Mwabana arrivait.
Elle avançait d'un pas déterminé, vêtue d'un long pagne bleu nuit rehaussé de broderies dorées, symbole de son statut royal. Son visage était grave, marqué par l'inquiétude et le deuil. Derrière elle, quatre gardes l'escortaient, leur lance en main, veillant sur leur souveraine.
Lorsqu'elle arriva à hauteur de Mukengwa, elle s'arrêta, scrutant d'un regard perçant la scène devant elle. Puis ses yeux se posèrent sur ses fils.
- Mes enfants...
Sa voix tremblait légèrement, mais elle se força à rester forte.
Jérémie, à peine capable de contenir son chagrin, courut se réfugier dans ses bras. Elle le serra contre elle, caressant doucement ses cheveux. Jérôme, lui, resta droit, les poings serrés, mais ses yeux brillaient d'émotion.
Mukengwa brisa enfin le silence.
- Mariamu nous a quittés il y a quelques heures. Nous nous apprêtions à commencer la cérémonie funéraire.
Mwabana acquiesça lentement.
- C'était une femme de cœur. Elle mérite un hommage digne de son amour et de sa loyauté.
À ces mots, les villageois commencèrent à entonner un chant funéraire, un chant ancien transmis de génération en génération. Une mélodie lente et profonde, empreinte de respect et de tristesse, qui semblait s'élever jusqu'aux étoiles.
(Chant funéraire ancestral du royaume des Bakenga)
1er couplet
Mariamu, douce lumière,
Toi qui veillais sur nos enfants,
Ta voix résonne dans nos cœurs,
Même si le vent t'emporte au loin.
Refrain
Dors en paix, ô mère aimante,
Que la terre te berce doucement.
Sous la lune et sous les étoiles,
Nous chanterons ton souvenir.
2e couplet
Tes mains tissaient des jours meilleurs,
Ton amour était un soleil.
Aujourd'hui, les cieux te réclament,
Mais ton nom vivra pour toujours.
Refrain
Dors en paix, ô mère aimante,
Que la terre te berce doucement.
Sous la lune et sous les étoiles,
Nous chanterons ton souvenir.
3e couplet
Les rivières murmureront ton nom,
Les oiseaux porteront ton écho.
Et quand le vent soufflera dans les arbres,
Nous saurons que tu es là.
Refrain final
Dors en paix, ô mère aimante,
Que la terre te berce doucement.
Sous la lune et sous les étoiles,
Nous chanterons ton souvenir.
Le chant s'éteint doucement, porté par le souffle du vent, alors que les villageois laissent la nuit recueillir leur tristesse et leur hommage.
Les anciens du village prirent alors la parole, racontant la vie de Mariamu, ses années de service au palais, son amour inconditionnel pour les princes qu'elle avait élevés comme les siens.
Puis vint le moment du dernier adieu.
Mukengwa s'agenouilla près du corps et prit une poignée de terre qu'il laissa couler lentement entre ses doigts sur le linceul de Mariamu.
- Que la terre de notre royaume t'accueille avec douceur, murmura-t-il.
Ses fils firent de même, suivis par la reine, puis par chaque villageois présent.
Lorsque la tombe fut refermée, le silence régna un instant. Puis, lentement, les torches furent abaissées, et les premiers tambours commencèrent à résonner. Non pas des tambours de guerre, mais des tambours d'adieu, un rythme lent, profond, qui résonnait dans les cœurs.
Mukengwa passa un bras protecteur autour des épaules de ses fils.
- Il est temps de rentrer.
La reine acquiesça, serrant Jérémie contre elle.
Mais alors qu'ils s'apprêtaient à quitter le village, Mukengwa sentit un étrange frisson lui parcourir l'échine. Un pressentiment sombre, fugace, comme si quelque chose, quelque part, venait d'être mis en mouvement.
Il jeta un dernier regard à la tombe de Mariamu, puis à l'horizon noir. Quelque chose lui disait que cette nuit marquait plus qu'un simple adieu.