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Alors que les trois cavaliers avançaient sur le sentier bordé de palmiers et de grands baobabs, le vent marin commençait à se faire sentir, chargé du sel et du murmure des vagues lointaines.
Le garde menait la marche, tenant fermement les rênes de son cheval, le regard vigilant. Mukengwa chevauchait au centre, son port altier et son regard perdu dans l'horizon. Kashosi, fidèle à son habitude, fermait la marche, observant son roi avec attention, prêt à capter le moindre signe de réflexion ou de préoccupation.
Puis, sans crier gare, Mukengwa brisa le silence.
- Connaissez-vous l'histoire du premier grand siège du royaume des Bakenga ?
Le garde tourna légèrement la tête, intrigué, mais n'osa pas interrompre. Kashosi, quant à lui, fronça les sourcils, réfléchissant.
- Un siège ? demanda-t-il. Je connais bien des batailles, mais vous parlez d'un siège... et d'un premier siège, en plus.
Mukengwa hocha la tête, amusé.
- C'était bien avant ton temps, Kashosi. Et toi, jeune garde, tu n'étais même pas encore une pensée dans l'esprit de tes ancêtres.
Le garde sourit discrètement mais resta silencieux. Il savait qu'il était là pour écouter et apprendre.
Mukengwa inspira profondément, comme pour convoquer les souvenirs d'un passé lointain. Puis il entama son récit :
- Il y a plus de soixante ans, bien avant mon règne, notre royaume était déjà puissant, prospère, envié par nos voisins. Mais cette prospérité attirait les convoitises, et l'un de nos rivaux, le royaume de Mbozi, décida qu'il pouvait s'emparer de nos terres.
Kashosi acquiesça lentement.
- J'ai entendu parler des Mbozi. Un peuple belliqueux, mais qui a disparu aujourd'hui.
Mukengwa continua :
- À cette époque, ils étaient tout sauf faibles. Ils avaient des guerriers féroces, des archers capables de fendre une pierre en deux avec leurs flèches, et surtout... un roi cruel et rusé du nom de Mwengu.
Le garde écoutait attentivement, et Mukengwa vit son regard briller d'intérêt.
- Mwengu savait qu'il ne pouvait pas nous vaincre en combat direct. Nos guerriers étaient trop bien entraînés, nos remparts trop solides. Alors, il a décidé de nous affamer. Il a encerclé la capitale avec son armée pendant plusieurs lunes, empêchant toute nourriture et toute eau de parvenir jusqu'à nous.
Kashosi était captivé.
- Un siège... mais comment notre peuple a-t-il survécu ?
Mukengwa eut un sourire mystérieux.
- C'est là que réside la véritable leçon de cette histoire. Les Bakenga sont un peuple d'ingéniosité et de patience. Plutôt que d'attendre la mort, notre roi de l'époque, mon grand-père, le roi Bahavu, a ordonné que chaque homme, femme et enfant contribue à une ruse.
Il marqua une pause, laissant le suspense s'installer.
- Chaque jour, à la tombée de la nuit, nous faisions un grand festin... en apparence.
Le garde plissa les yeux, confus.
- Un festin ? Mais comment ?
Mukengwa sourit.
- Nous brûlions des herbes odorantes pour donner l'illusion de la viande rôtie. Nous tapions sur les tambours et chantions comme si nous célébrions une victoire chaque soir. Nous faisions semblant de jeter des restes au-delà des remparts, là où l'ennemi pouvait les voir.
Kashosi éclata de rire, impressionné.
- Une illusion de prospérité en plein siège ?
- Exactement, acquiesça Mukengwa. Mwengu et son armée, voyant cela, commencèrent à douter. Ils pensaient que nous avions un tunnel secret pour faire entrer des vivres. Ou pire... que nous étions si nombreux et bien approvisionnés que leur siège ne servait à rien.
Mukengwa reprit d'un ton plus grave :
- Après des semaines de cette mascarade, le moral des Mbozi s'effondra. Les soldats commencèrent à murmurer que les dieux des Bakenga leur donnaient des réserves infinies. Certains désertèrent, d'autres tombèrent malades à force d'attendre en vain. Mwengu, acculé, prit une décision : il leva le siège et s'en alla.
Le garde ouvrit grand les yeux.
- Il est parti... juste comme ça ?
Mukengwa hocha la tête.
- Il n'a jamais su qu'en vérité, nous étions à un jour de la famine. S'il avait attendu un peu plus longtemps, peut-être que l'histoire aurait été différente. Mais la peur et le doute sont des armes plus puissantes que l'acier.
Kashosi secoua lentement la tête, impressionné.
- Votre grand-père était un roi d'une grande intelligence.
- Et c'est ainsi que nous avons remporté la plus grande bataille... sans verser une seule goutte de sang, conclut Mukengwa.
Un silence respectueux s'installa. Le vent soufflait doucement, comme s'il portait encore l'écho de cette ancienne ruse.
Puis Mukengwa reprit les rênes de son cheval et déclara d'une voix posée :
- Souvenez-vous toujours de cela. La guerre n'est pas toujours gagnée par la force des armes. Parfois, c'est l'esprit qui triomphe.
Le garde et Kashosi acquiescèrent. L'histoire du siège des Bakenga resterait gravée dans leur mémoire.
Et alors que la mer apparaissait enfin à l'horizon, un frisson parcourut l'échine de Mukengwa. Il ignorait encore que, bientôt, c'était lui qui devrait user de ruse pour protéger son royaume...
Avant d'arriver tout près de la mer, ils remarquèrent quelque chose d'étrange dans les vagues qui se jetaient sur la côte, quelque chose qui ne se laissait pas facilement identifier.
Mukengwa sentit son cœur s'accélérer lorsqu'il aperçut cette forme indistincte parmi les vagues. La mer n'était pas un endroit étranger à son regard attentif, et pourtant, ce qu'il voyait là n'avait rien d'ordinaire.
- Approchons ! ordonna-t-il d'une voix ferme.
Sans hésitation, ils talonnèrent leurs chevaux, tranchant le vent marin et réduisant rapidement la distance qui les séparait de l'étrange silhouette. Une fois arrivés à la côte, Mukengwa descendit d'un geste rapide, imité par Kashosi et le garde.
Devant eux, étendue sur le sable humide, une jeune fille gisait, inerte. Son corps semblait sculpté par la mer elle-même, sa peau lisse couverte d'un éclat salin, ses longs cheveux sombres collés contre son visage pâle. Son vêtement, un tissu fin et délicat, était imbibé d'eau de mer, collé à sa peau comme un linceul.
Mukengwa s'agenouilla, ses yeux analysant chaque détail. Elle paraissait à peine adulte, vingt ans tout au plus, mais il y avait quelque chose d'étrange en elle... quelque chose qui dépassait la simple surprise de la voir là.
- Elle respire-t-elle encore ? demanda-t-il en se tournant vers Kashosi.
Le conseiller s'agenouilla à son tour et approcha une main tremblante du cou de la jeune fille, cherchant un battement de vie.
- Son cœur bat, mais faiblement, répondit-il.
Le garde, lui, observait la scène avec inquiétude.
- D'où peut-elle bien venir ? Aucun navire n'a été signalé au large...
Mukengwa ne répondit pas. Il posa une main sur le front froid de l'inconnue, puis, sans perdre un instant, il déclara :
- Soulevons-la. Nous ne pouvons pas la laisser ici.
Avec une délicatesse surprenante pour un guerrier, il glissa un bras sous son dos tandis que Kashosi soutenait ses jambes. Ensemble, ils la transportèrent hors de l'humidité du rivage, l'allongeant plus loin sur le sable chaud.
- Essayons de la réanimer, ordonna Mukengwa.
Il lui massa doucement la poitrine, tandis que Kashosi tentait de lui dégager la gorge de l'eau qu'elle avait sûrement avalée. Puis, lentement, un toussotement brisa le silence. Son corps frémit, une inspiration tremblante souleva sa poitrine, et sa respiration, d'abord hésitante, se fit plus profonde.
Mais elle ne rouvrit pas les yeux.
Mukengwa échangea un regard avec Kashosi.
- Elle vit... mais elle est faible, murmura Kashosi.
Le roi se redressa, son regard fixé sur ce corps frêle et mystérieux. Qui était-elle ? D'où venait-elle ? Était-ce une naufragée, une messagère des dieux, ou quelque chose d'encore plus étrange ?
Il n'attendit pas plus longtemps.
- Nous la ramenons à la cour.
- Mon roi... et si c'était un mauvais présage ? risqua le garde.
Mukengwa tourna son regard vers lui, sévère mais non colérique.
- Si les dieux l'ont conduite à nous, alors c'est qu'elle doit être ici.
Kashosi hocha la tête, comprenant que le destin venait de jeter une énigme sur leur route.
Sans un mot de plus, ils hissèrent la jeune fille sur le cheval du garde, la maintenant avec précaution. Puis, sans se retourner, ils prirent le chemin du retour.
Ce que Mukengwa ignorait encore, c'est que l'arrivée de cette inconnue allait marquer un tournant dans l'histoire du royaume des Bakenga... et dans la sienne.
Le voyage de retour vers la cour fut silencieux, rythmé seulement par le souffle des chevaux et le bruit des sabots sur le sol sablonneux. Mukengwa chevauchait en tête, le regard droit, mais son esprit tourmenté par l'énigme que représentait cette jeune fille. Qui était-elle ? Pourquoi la mer l'avait-elle rejetée sur leur côte, comme un secret refusant de rester enfoui ?
À leur arrivée au palais, les gardes de la cour se précipitèrent vers eux, intrigués par la présence de la jeune inconnue. Mukengwa leva la main pour éviter tout tumulte.
- Amenez-la chez le guérisseur, ordonna-t-il d'une voix calme mais ferme. Qu'on lui donne toute l'aide nécessaire.
Kashosi et le garde descendirent de cheval et portèrent la jeune fille à travers les couloirs du palais jusqu'à une hutte isolée, située non loin des quartiers royaux. C'était là que résidait le guérisseur du royaume, un homme nommé Kufuma, connu pour sa sagesse et son savoir ancestral.
Dès qu'ils pénétrèrent dans l'antre du guérisseur, une forte odeur d'herbes et de racines séchées les enveloppa. Des potions dans des calebasses, des amulettes et des statuettes en bois étaient soigneusement disposées sur des étagères rudimentaires.
Kufuma, un homme à la barbe grisonnante et au regard perçant, s'avança vers eux avec la lenteur d'un homme qui avait vu et compris bien des choses. Son visage, marqué par le temps, ne trahissait aucune émotion, mais ses yeux ne quittèrent pas la jeune fille un seul instant.
- Mon roi, murmura-t-il en s'inclinant respectueusement. Que m'apportez-vous donc en ce jour ?
Mukengwa fit un pas en avant et désigna la jeune fille.
- Nous l'avons trouvée sur la plage, rejetée par la mer. Elle respire encore, mais elle n'a pas ouvert les yeux. Je veux que tu fasses tout ce qui est en ton pouvoir pour la ramener à la vie.
Ndaya s'approcha, s'accroupit près du corps inerte et posa ses mains ridées sur le front de la jeune fille. Il ferma les yeux, comme s'il cherchait à percevoir quelque chose au-delà du visible.
- Son souffle est là, mais il est faible, murmura-t-il. Son esprit est entre deux mondes... Elle n'est ni ici, ni ailleurs.
Mukengwa croisa les bras.
- Peux-tu la sauver ?
Kufuma ouvrit les yeux et fixa le roi avec une intensité rare.
- Je ferai tout mon possible, mon roi. Mais cela prendra du temps. Ce n'est pas une simple fièvre ni un mal ordinaire. Cette fille a un lien profond avec l'eau... et il faut comprendre pourquoi la mer l'a laissée en vie.
Kashosi échangea un regard inquiet avec Mukengwa.
- Est-ce un bon présage... ou un avertissement ? demanda le conseiller à voix basse.
Kufuma prit une longue inspiration.
- C'est ce que nous devons découvrir.
Puis, d'un geste assuré, il fit signe aux serviteurs d'installer la jeune fille sur une natte tressée, au centre de la hutte.
- Laissez-moi avec elle. Je vais préparer les remèdes et invoquer les esprits des ancêtres pour qu'ils me guident.
Mukengwa hocha lentement la tête.
- Je te laisse cette responsabilité, Kufuma. Tiens-moi informé de son état.
Le guérisseur s'inclina.
Mukengwa se retourna et sortit de la hutte, suivi de Kashosi et du garde. La nuit commençait à tomber, peignant le ciel de teintes pourpres et dorées.
Alors qu'ils traversaient la cour, Kashosi se rapprocha du roi et murmura :
- Mon roi... si cette fille cache un mystère, alors nous devons être prêts à affronter ce qu'elle apportera avec elle.
Mukengwa fixa l'horizon, son visage impassible.
- Nous le saurons bientôt, Kashosi.
Mukengwa quitta la hutte du guérisseur d'un pas mesuré, son esprit encore troublé par la présence énigmatique de la jeune fille. Pourtant, il savait qu'il ne pouvait pas laisser transparaître son trouble. Le poids du royaume reposait sur ses épaules, mais ce soir, il devait être un mari et un père, et non un roi préoccupé par un mystère que même la mer semblait refuser d'expliquer.
Avant de rejoindre la cour principale, il fit volte-face vers Kashosi et le garde.
- Vous ne direz rien à personne, déclara-t-il d'un ton grave. Pas un mot sur ce que nous avons vu, ni sur ce que nous avons fait aujourd'hui.
Kashosi, qui connaissait bien son roi, comprit immédiatement.
- Nous garderons le silence, mon roi, répondit-il avec un signe de tête respectueux.
Le garde, bien que plus jeune et curieux, ne prit pas le risque de discuter. Il inclina simplement la tête en signe d'obéissance.
Mukengwa les laissa là et pénétra dans le palais. Dès qu'il franchit l'entrée, l'atmosphère changea. L'odeur des mets en préparation flottait dans l'air, des éclats de rire d'enfants résonnaient entre les murs, et la chaleur du foyer royal le submergea.
Dans la grande cour intérieure, sous un vaste manguier qui offrait son ombre bienveillante, Mwabana était assise sur un tapis de soie, observant leurs deux fils, Jérôme et Jérémie, qui jouaient avec de petits boucliers en bois, s'imaginant déjà en valeureux guerriers du royaume.
Dès qu'ils aperçurent leur père, ils s'arrêtèrent net et accoururent vers lui.
- Père ! s'écria Jérôme, l'aîné, en bondissant dans ses bras.
Jérémie, plus jeune mais non moins enthousiaste, agrippa la jambe de son père et leva vers lui des yeux pétillants d'admiration.
Mukengwa sourit, les soulevant tous les deux d'un geste puissant, les faisant tournoyer un instant avant de les reposer à terre.
- Vous devenez de plus en plus forts, dit-il en riant. Bientôt, je n'aurai plus la force de vous soulever !
- Non, père ! protesta Jérémie, hilare. Tu es le plus fort du royaume !
Mwabana, toujours assise, les regardait avec tendresse. Quand Mukengwa croisa son regard, il y lut tout l'amour qu'elle lui portait, mais aussi une pointe de curiosité. Il savait qu'elle se demandait où il avait passé toute la journée.
Mais avant qu'elle ne pose la moindre question, il s'approcha d'elle et s'agenouilla à son niveau.
- Ma reine, tu rayonnes plus que le soleil couchant, dit-il doucement.
Mwabana plissa les yeux, amusée.
- Serait-ce une manière de détourner mon attention, mon roi ?
Mukengwa rit, mais ne répondit pas. À la place, il prit sa main et l'embrassa doucement.
La soirée continua dans une harmonie parfaite. Mukengwa s'installa avec sa famille, joua avec ses fils, partagea un repas en leur compagnie, et s'adonna à des échanges légers avec Mwabana. Il raconta quelques histoires du passé, évitant soigneusement toute mention de l'étrange découverte de la journée.
Personne ne pouvait deviner qu'au fond de lui, une question le hantait encore : qui était cette jeune fille ? Et surtout... pourquoi le destin l'avait-il mise sur son chemin ?