Chapitre 2 02

Le couloir était vide. Trop vide. Pas un bruit, pas une voix, pas un souffle d'air pour troubler la parfaite immobilité des murs. Sasha avança, les pas résonnant comme des battements de cœur précipités, chaque écho lui rappelant qu'elle était encore en vie, mais terriblement seule dans cet instant suspendu.

Ses doigts tremblaient encore. Pas de peur. D'adrénaline. De colère peut-être. Ou des deux. Elle s'efforçait de reprendre le contrôle, de ramener son esprit à des considérations plus simples, plus tangibles : marcher, respirer, ne pas penser. Mais les images gravées dans la pièce refusaient de s'effacer. Chaque souvenir, chaque murmure la hantait encore, comme si la magie avait creusé un sillon sous sa peau.

Lorsqu'elle tourna à l'angle, elle faillit percuter une silhouette massive. Un bras se tendit, l'attrapa par les épaules pour l'empêcher de tomber.

- Tu devrais faire attention, murmura une voix grave.

C'était lui. Le loup-garou du groupe des Tueurs. Le lunatique. Celui qui ne parlait jamais, qui disparaissait des dortoirs sans explication et qui la regardait toujours comme si elle représentait une énigme à résoudre.

- T'es partout toi, grogna-t-elle malgré elle.

Il ne répondit pas immédiatement. Son regard glissa sur son visage, s'attardant une seconde de trop sur ses yeux rougis. Il savait. Ou il pressentait. Ces types-là, ceux qui vivaient dans l'instinct, dans les odeurs, dans les vibrations du corps... ils sentaient tout.

- Ils t'ont fait passer l'Épreuve, dit-il enfin.

Elle détourna les yeux.

- Et alors ? Ça te regarde ?

- Non. Mais eux, oui.

Il fit un geste vague en direction du plafond, comme pour désigner l'ensemble de l'école, ses couloirs, ses secrets, ses pièges.

- Tu ne devrais pas leur montrer que ça t'atteint.

Elle haussa les épaules, passa à côté de lui sans le regarder.

- Merci du conseil, loup solitaire. Mais je n'ai pas l'intention de leur montrer quoi que ce soit.

Il la suivit sans bruit, son pas parfaitement fluide malgré sa carrure.

- Tu sais ce qu'ils cherchent chez nous ? Il n'attendit pas sa réponse. Des fissures. Juste ça. Les petites brèches où ils peuvent s'insinuer, tirer, déformer, tester. Si tu craques, tu n'es plus utile. T'es une menace. Et ils éliminent les menaces.

Elle s'arrêta. Lentement, elle tourna la tête vers lui.

- Pourquoi tu me dis ça ?

- Parce que tu m'as l'air plus dangereuse que tu le crois.

Elle soutint son regard. Un long silence s'installa entre eux. Pas hostile. Pas tendre non plus. Juste cette tension étrange, comme une corde tendue entre deux âmes qui se reconnaissent sans savoir pourquoi.

Puis il se détourna.

- J'te laisse. Si tu veux éviter les fouines, ne prends jamais le couloir des statues après minuit. Elles ne sont pas que décoratives.

Il s'éloigna sans bruit. Sasha le regarda disparaître, sans comprendre pourquoi son cœur battait un peu plus vite qu'il ne devrait. Était-ce la magie résiduelle ? L'effet de l'Épreuve ? Ou quelque chose d'encore plus profond, de plus dérangeant ?

Quand elle entra enfin dans sa chambre, elle s'effondra sur son lit sans même retirer ses bottes. Le plafond lui parut immense, comme si le bâtiment tout entier retenait son souffle autour d'elle. Elle ferma les yeux.

Et dans l'ombre de ses paupières closes, elle vit à nouveau la silhouette qui l'avait observée derrière la vitre.

Et un mot s'imposa dans son esprit. Un mot qu'elle n'avait jamais entendu, mais que son sang semblait reconnaître.

Asynde.

Et elle sut que ce nom-là changerait tout.

Le lendemain matin avait un goût de fer et de poussière. Sasha s'éveilla en sursaut, le souffle court, le cœur battant dans ses tempes comme un tambour de guerre. La lumière blafarde filtrait à travers les rideaux tirés, et pendant quelques secondes, elle crut encore être prisonnière de l'Épreuve, encore enfermée dans ce cercle de silence où ses propres souvenirs la poignardaient de l'intérieur. Mais ce n'était qu'un rêve. Un résidu. Une trace.

Elle resta là, figée, incapable de bouger. Le mot résonnait toujours dans son crâne. Asynde. Aucun professeur, aucun élève, aucun livre n'avait jamais mentionné ce nom. Elle l'aurait juré. Et pourtant, c'était comme une lueur dans l'obscurité, une clé enfoncée dans une serrure rouillée, prête à faire basculer des portes interdites.

Elle se redressa lentement, les muscles engourdis, l'esprit embrumé. Dans le miroir fendu de sa chambre, son reflet paraissait plus pâle, plus cerné. Il y avait quelque chose dans ses yeux... une lueur qui n'y était pas la veille. Comme si une part d'elle-même s'était réveillée sans permission.

Lorsqu'elle entra dans la salle commune des Tueurs, les regards se tournèrent aussitôt vers elle. Certains pleins de méfiance, d'autres de curiosité perverse. Mais le plus dangereux, c'était le silence. Celui de ceux qui savaient. Ceux qui avaient vu. Ceux qui, désormais, attendaient sa chute.

Une silhouette s'approcha d'elle. Ce n'était pas le loup. C'était une fille. Grande, fine, les cheveux noirs coupés au ras du crâne, les yeux d'un bleu presque blanc. Son uniforme était parfait, comme s'il avait été cousu directement sur elle.

- Sasha, c'est ça ? dit-elle d'une voix douce mais tranchante.

Elle acquiesça sans répondre. L'autre sourit.

- Moi c'est Maëlys Vernan. Assistante de section. Officiellement. Officieusement, on dira que je m'assure que personne ici ne joue un double jeu.

Elle se pencha légèrement, comme pour lui confier un secret.

- Et toi, tu as l'air d'aimer les masques.

Sasha se força à ne pas réagir.

- Je suis juste une nouvelle, rien de plus.

Maëlys rit doucement, mais son regard restait fixe, glacial.

- Bien sûr. C'est ce qu'on dit tous. Au début.

Elle recula, croisa les bras derrière son dos.

- Tu devrais faire attention à ce que tu dis dans ton sommeil. Parfois, les murs écoutent. Et parfois, ils parlent.

Et elle s'éloigna comme une ombre, laissant derrière elle un frisson d'incompréhension. Sasha resta debout, pétrifiée. Elle avait parlé dans son sommeil ? Non. Impossible. Mais si...

Plus tard dans la journée, au détour d'un couloir bordé de vitraux sombres, elle surprit une conversation entre deux professeurs. Ils ne la virent pas. Elle était restée dans l'ombre, silencieuse.

- ...elle ne le sait pas encore. Mais si le nom a ressurgi, alors il est déjà trop tard, disait l'un d'eux.

- Et sa mère ? Elle était censée effacer toute trace. On lui avait confié cette mission précisément pour ça.

- On ne peut pas effacer ce qui fait partie du sang.

- Tu penses que c'est elle ? La dernière ?

- Je pense... que ce nom ne revient jamais sans raison.

Puis le silence. Le bruit de pas qui s'éloigne. Sasha resta figée, le cœur au bord de la gorge.

La dernière ?

Elle sortit à l'air libre comme on quitte un piège. Le vent caressa son visage, mais rien ne pouvait dissiper l'angoisse qui, désormais, se lovait dans son ventre comme un serpent.

Elle était suivie. Elle le sentait. Plus encore : elle était observée. Par les élèves. Par les professeurs. Par quelque chose de plus ancien encore, de plus enfoui.

Et quand elle tourna les yeux vers la forêt qui bordait l'école, elle crut apercevoir, là-bas entre les arbres, deux yeux rouges, brillants, immobiles.

Le nom revint. Encore.

Asynde.

Et cette fois, il n'était plus seulement un mot.

Il était une présence.

La nuit tomba sans douceur. À Saint Maxime, les couloirs semblaient se refermer sur eux-mêmes dès que le crépuscule s'installait. Les vitraux lançaient sur les pierres des reflets mouvants, comme des âmes piégées entre les dimensions. Sasha ne ferma pas l'œil. Elle resta là, assise dans son lit, les bras entourant ses jambes, fixant l'obscurité comme si elle espérait y trouver une réponse. Ou une faiblesse.

Ce mot, ce nom, ce poison : Asynde. Il revenait en boucle dans son crâne, pulsant comme un avertissement. Et ces regards sur elle, les paroles murmurées entre deux portes, les silences appuyés... tout s'enchaînait avec une logique qu'elle ne maîtrisait plus. Elle ne comprenait rien, mais tout en elle hurlait que quelque chose se préparait. Quelque chose de plus grand, de plus ancien qu'elle.

Au petit matin, un morceau de parchemin attendait sur son bureau. Elle ne l'avait pas entendu glisser. Aucun bruit. Juste cette feuille, posée là, tremblante sous une brise invisible. Dessus, une simple phrase, tracée à l'encre noire :

« Tu ne peux pas fuir ce qui t'a conçue. »

Elle mit une seconde à respirer. Une autre à se lever. Elle déchira le papier, mais trop tard : les mots s'étaient imprimés en elle. Un avertissement. Ou une menace.

En classe, ce fut pire.

Le professeur de Magie des Traces, un vieil homme à la peau cireuse nommé Maître Léonard Tavas, s'arrêta devant elle en plein cours. Il n'avait jamais daigné la regarder depuis son arrivée. Cette fois, il la fixa longuement, comme s'il lisait au travers d'elle.

- Mademoiselle Dorne, dit-il lentement, savez-vous pourquoi certaines lignées ont été effacées de l'histoire magique ?

Sasha ne répondit pas. Elle sentit tous les regards converger.

- Parce qu'elles étaient trop puissantes pour être laissées libres, poursuivit-il, les yeux toujours rivés aux siens. Elles ont été dispersées, dissimulées... parfois même assassinées. Mais parfois, une branche survit. Une pousse ignorée. Et là, tout recommence.

Il se détourna brusquement, sans autre explication. Mais Sasha avait compris. Il parlait d'elle. Ce n'était pas un hasard. Ce cours, cette phrase, ce regard. Il savait.

À la pause, elle voulut confronter sa mère. Mais celle-ci était introuvable. Le bureau de direction, vide. Personne n'avait vu Mélina Dorne depuis l'aube.

Elle tourna en rond pendant des heures, le souffle court, l'angoisse dans la gorge comme un nœud. Elle tenta même d'interroger Maëlys, qui la congédia d'un simple sourire.

- On m'a toujours dit que les enfants devraient poser moins de questions quand leurs mères ont trop de choses à cacher.

Et elle s'éloigna.

C'est le loup qui la trouva, plus tard, alors qu'elle s'était cachée dans la serre abandonnée, celle que plus personne n'utilisait depuis l'incendie de l'an dernier. Il n'y dit pas un mot, ne fit aucun bruit. Mais Sasha sentit sa présence. Il la fixait, là, debout entre les plantes calcinées.

- Pourquoi tu me regardes comme ça ? cracha-t-elle, la voix plus fragile qu'elle ne le voulait.

Il haussa à peine un sourcil, puis murmura :

- Parce que j'ai déjà vu ça. La peur de devenir ce qu'on déteste.

Elle recula.

- Tu ne sais rien de moi.

- Non. Mais je sais lire les ombres. Et les tiennes... elles n'ont rien d'ordinaire.

Il fit un pas, elle fit un bond en arrière.

- Reste loin de moi.

Mais il s'arrêta là, les bras croisés.

- Tu devrais apprendre à choisir tes alliés avant qu'il ne soit trop tard.

Puis il quitta la serre comme il était venu. Silencieux. Insondable.

Sasha, elle, resta seule, au milieu des ruines végétales, avec le goût amer d'une vérité qui commençait tout juste à gratter sous sa peau.

Ce soir-là, elle fit un rêve. Ou plutôt... une vision.

Elle se voyait, plus jeune, dans une forêt. Sa mère lui criait de courir. Mais derrière elle, il n'y avait rien. Pas de poursuivants. Seulement des murmures. Des voix chuchotant son nom. Et au centre de la clairière, une femme vêtue de noir. Les yeux bandés. Elle tendait la main vers Sasha.

Et dans l'air... cette voix, grave et douce à la fois :

« Asynde... réveille-toi. »

Sasha se réveilla en hurlant. Et ce soir-là, elle comprit que ce n'était plus une fuite.

C'était le début d'un appel.

            
            

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