/0/23715/coverbig.jpg?v=f439ef1d309791f07c9b413af4308246)
Ils marchèrent toute la nuit.
Kael ne disait rien. Il avançait en silence, les sens en alerte, le regard balayant l'obscurité. Lena trébuchait parfois, trop faible pour suivre son rythme, mais il ne ralentissait pas. Il ne pouvait pas. Pas ici. Pas maintenant. Chaque minute passée en dehors du territoire de la Meute Luna était une invitation à la mort.
La forêt semblait vivante. Les branches s'écartaient sur leur passage, les feuilles frémissaient sous des vents invisibles. Quelque chose grondait dans les profondeurs de ce monde. Quelque chose d'ancien. De menaçant. Même les oiseaux s'étaient tus. Le silence pesait, comme une prière étouffée.
Lena se battait contre la fatigue. Son corps brûlait de l'intérieur. Par moments, elle avait l'impression que sa peau n'était plus qu'un voile fragile, prêt à se déchirer pour libérer ce qui s'éveillait en elle. Elle voulait parler. Demander. Hurler. Mais rien ne sortait. À chaque pas, elle sentait le sol se dérober sous elle, la réalité se tordre, comme si elle ne marchait plus seulement dans cette forêt, mais entre deux mondes.
Au lever du jour, ils atteignirent la limite du territoire.
Lena s'effondra.
Kael la rattrapa avant qu'elle ne touche le sol, la souleva dans ses bras avec une aisance déconcertante, puis franchit la frontière invisible. À peine eurent-ils pénétré sur les terres de la Meute que plusieurs silhouettes émergèrent de l'ombre. Des loups en patrouille. Grands. Méfiants. Armés jusqu'aux crocs.
Kael n'eut pas besoin de parler. Un simple regard suffit.
Ils s'écartèrent.
La meute reconnaissait ses rois, même sans couronne.
Il la porta jusqu'au cœur du territoire, jusqu'à la vieille bâtisse de pierre que les siens appelaient la Demeure. Un bâtiment à moitié enfoui dans les racines et les souvenirs, aux murs tapissés de symboles anciens, aux portes sculptées de runes oubliées.
Il franchit le seuil.
- Appelle Nerya, dit-il d'un ton sec.
Une jeune louve, aux cheveux clairs et à la peau pâle, hocha la tête et disparut dans le couloir. Quelques instants plus tard, une femme entra. Grande. Austère. Les cheveux gris relevés en chignon, le regard acéré. C'était la guérisseuse. L'une des plus anciennes du clan.
Nerya observa Lena sans s'approcher. Elle fronça les sourcils. Puis, lentement, elle tendit la main et effleura le front brûlant de la jeune femme.
Elle recula aussitôt.
- Ce n'est pas une simple Éveil. Son sang... il est scellé.
Kael plissa les yeux.
- Explique.
- Il y a un verrou. Quelque chose d'ancien. Une magie que je n'ai pas vue depuis des générations. Ce sang-là n'a pas coulé librement depuis longtemps. Et maintenant... il exige de renaître.
Elle se pencha de nouveau, posa ses paumes sur le torse de Lena, ferma les yeux. Un murmure s'échappa de ses lèvres. Une invocation. Un chant dans une langue que Kael n'avait pas entendue depuis l'enfance. Les murs semblèrent vibrer.
Puis le silence retomba.
Nerya recula, le visage pâle, le souffle court.
- Ce n'est pas une humaine.
- Je le sais, répondit Kael.
- Elle n'est pas non plus l'un des nôtres.
- Je sais.
- Alors qu'est-elle ? demanda-t-elle, la voix plus grave.
Kael la fixa.
- Une fracture dans l'ordre. Une anomalie dans la prophétie. Et peut-être... notre fin.
Dans un coin de la pièce, Lena ouvrit les yeux. Juste un instant. Ses iris étaient d'un argent liquide. Surnaturels. Brûlants. Puis elle retomba dans l'inconscience.
Mais le lien était scellé.
Kael sentit sa propre essence vibrer. Elle s'enracinait en lui. Elle devenait sa meute. Sa faiblesse. Sa guerre.
Et loin de là, dans la citadelle glacée du Conseil des Ombres, un homme vêtu de noir posa une main sur la carte du monde. Une goutte de sang tomba de son doigt.
- L'Élue est revenue, murmura-t-il.
Que les chasseurs soient réveillés.
Les tambours résonnaient dans l'obscurité.
Loin des bois de la Meute Luna, dans l'échine aride des Monts Cendrés, une procession silencieuse descendait les escaliers d'un ancien sanctuaire. Les torches grésillaient sur les murs de pierre, éclairant des visages couverts de cendres, des corps voilés, marqués de symboles sacrés. Ils avançaient sans un mot, les pieds nus sur la roche froide, suivant l'appel du sang.
Au centre, le Haut-Prêtre du Conseil des Ombres, Drekan, marchait le front haut, le regard perdu dans un horizon invisible. Ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules comme un manteau de nuit, et sa peau semblait sculptée dans la cire funèbre des anciens dieux. Il s'arrêta devant l'autel, s'agenouilla, puis ouvrit le grimoire scellé depuis trois générations.
- Elle est là, souffla-t-il. L'héritière du sang scindé. Celle que même les anciens ne purent détruire.
Un murmure glissa à travers les rangs des acolytes. Un nom oublié. Interdit.
Lena.
Dans la Demeure, Lena dormait toujours. Mais son corps tremblait sous l'ombre d'un feu intérieur. Kael l'observait, debout dans la pénombre, les bras croisés. Il n'avait pas quitté la pièce depuis des heures. Chaque fois qu'il fermait les yeux, il revoyait son visage : cette peur brute, cette douleur qu'elle portait sans en comprendre la source. Et surtout... ce chant.
Il n'y avait pas de mots.
Mais il l'avait entendu. Une vibration dans son esprit, un appel si ancien que même sa bête intérieure s'était figée. Comme si elle reconnaissait en Lena quelque chose de plus ancien que leur meute. Quelque chose d'originel.
Nerya entra à nouveau.
- Son état est instable. Je peux ralentir l'éveil, Kael. Mais je ne peux pas l'arrêter. Elle a été marquée... deux fois.
Il se tourna vers elle.
- Deux fois ?
- Par les nôtres. Et par eux.
Un silence lourd tomba. Il comprit immédiatement. Loups... et vampires.
C'était impossible.
Une abomination pour le Conseil. Une hérésie pour la meute.
- Quelqu'un a voulu cacher ce qu'elle était. L'enfouir. Mais le sceau est en train de se rompre. Et s'il se brise sans guide, elle pourrait... exploser.
Kael s'approcha de Lena. Son visage était pâle, presque éthéré. Pourtant, dans cette fragilité, il y avait une force qui le dérangeait. Une force qui dérangeait même l'instinct.
- Elle ne mourra pas, dit-il simplement.
- Alors tu dois te préparer à choisir, Kael. Entre elle... et la meute.
Il ne répondit pas.
Il sortit de la pièce.
Dans la cour centrale, les membres du clan l'attendaient. Tous l'avaient senti. Le sol tremblait sous leurs pattes, les ombres s'étiraient différemment. La Lune Rouge approchait. Pas comme un présage... mais comme une lame.
Torren, le bras droit de Kael, s'approcha. Vaste comme un ours, tatoué de la tête aux pieds, il renifla l'air et gronda.
- Ça pue le chaos. Dis-moi que tu n'as pas ramené une humaine damnée sous notre toit.
Kael planta ses yeux dans les siens.
- Ce n'est pas une humaine. C'est un feu qu'on a tenté d'éteindre avec du mensonge.
- Et tu comptes jouer avec ? T'attacher à elle ? Kael, c'est peut-être une arme des vampires. Leur dernière carte.
- Je la surveillerai.
- Tu ne surveilles pas une tempête. Tu t'y prépares.
Kael ne répondit pas. Il s'éloigna, mais dans son dos, Torren ajouta :
- Si elle devient un danger, je la tuerai. Même si c'est toi qui te mets sur mon chemin.
Ce soir-là, dans la Demeure, Lena ouvrit les yeux une seconde fois. Et elle vit.
Elle vit la bête qui dormait en elle.
Elle vit les visages du passé, les flammes, le sang, une silhouette de femme hurlant sous la Lune Rouge. Elle vit un homme, yeux d'or, la touchant du bout des doigts, et son propre cœur explosant dans sa poitrine.
Elle vit la guerre.
Et elle sut. Rien ne serait jamais plus comme avant.