Chapitre 2 Chapitre 2

Ethan

TOUT N'ÉTAIT QUE FLOU tandis que les gens entraient dans l'église pour prendre place sur les bancs. J'avais déjà eu du mal à sortir du lit alors, affronter les gens... Pas question de sourire, c'était encore plus douloureux que de me remémorer les prénoms des membres de ma famille ou ceux de mes amis d'enfance.

À l'entrée de l'église, avec Theadora auprès de lui, Declan tendait une main accueillante aux arrivants, pendant que ma mère et Savanah cachaient leurs visages derrière les voilettes noires de leurs chapeaux.

Chacun s'assit, et Theadora s'installa à l'orgue, baignée d'un kaléidoscope de lumière.

Des notes graves et tristes s'élevèrent, et la cérémonie commença.

Alors que le prêtre entamait son sermon, je perçus des bruits sourds et des chuchotements à l'arrière de l'église, et je me retournai pour voir le retardataire.

Dans l'entrée voûtée se tenait Mirabel, toute vêtue de noir, illuminée par un aveuglant rayon de soleil. Sa longue chevelure ondulée la

nimbait d'un halo de feu, et sa simple présence ajoutait de la vie et une pointe d'électricité à une fort triste journée - non que ce soit intentionnel de sa part.

Elle était devenue la plus indispensable, sinon la plus coupable, distraction de cette tristesse infinie que je n'avais jamais ressentie auparavant.

Car, en toute franchise, je préférais me repasser en boucle cette nuit torride avec elle plutôt que de me laisser submerger par les idées noires liées à la mort prématurée de mon père.

Mirabel et moi ne nous étions plus revus depuis cette nuit-là, une semaine plus tôt. Ce n'était pas faute d'avoir essayé : j'avais passé mon temps à l'appeler, tout en prenant mon poste de PDG de Lovechilde Holdings à Londres.

- Harry Lovechilde était un membre estimé et apprécié de la communauté de Bridesmere, déclara le prêtre. Sans relâche, il s'est assuré qu'aucune famille ne manque de rien, en particulier lorsque les inondations dans la région ont ruiné les récoltes il y a deux ans.

Je me souvenais de cette période. Mon père et ma mère s'étaient disputés sur la suspension des loyers agricoles, ce qui représentait une perte d'un million de livres, comme ma mère n'avait cessé de lui rappeler. Mais pour nous, c'était une évidence : ces familles étaient sur nos terres depuis toujours.

Et maintenant, qu'allait-il se passer ? La question était revenue plus d'une fois sur le tapis. Je me pris la tête dans les mains. Je n'étais pas en état d'envisager l'heure à venir, et encore moins le futur des fermes des environs.

Le prête céda sa place à Declan, qui s'installa derrière la chaire. Mon frère s'éclaircit la gorge, puis parla de notre père, de l'amour qu'il nous portait. Il partagea d'adorables anecdotes, y compris la fois où notre père avait essayé de faire un massage cardiaque à un canard qui s'était écrasé au sol. L'absurdité charmante de cet épisode soutira quelques rires étouffés de l'assistance.

Malgré tous mes efforts, j'étais incapable d'esquisser le moindre sourire. La main de Savanah qui écrasait la mienne et ses pleurs incessants n'arrangeaient rien à mon humeur. Ses sanglots continuels me gagnèrent et j'y succombai, de sorte que je goûtais de nouveau au sel des larmes. La seule fois où j'avais autant pleuré, sur une période plus courte toutefois, c'était à la mort de notre chien. J'avais douze ans.

Declan méritait une médaille pour avoir eu le courage de se tenir derrière cette chaire. Je n'y serais jamais parvenu ; j'avais déjà eu du mal à former une seule phrase cohérente de la semaine.

Ma mère restait assise, le regard absent. À ses côtés, Will était vide de toute émotion. Je ne les comprenais pas. Moi, la seule chose qui occupait mon esprit, c'était la voluptueuse créature du coin qui avait réussi à me rappeler que, malgré ce chagrin qui me paralysait, j'étais un homme de chair et de sang, encore bien vivant.

L'assemblée se leva, s'agenouilla, se releva à nouveau, récitant des prières et entonnant l'hymne joué à l'orgue par Theadora. Enfin, la messe fut dite. Il y eut une autre salve d'embrassades, puis je rejoignis les cinq autres porteurs du cercueil.

Au son d'une mélodie de Bach, je marchai avec lenteur, mes yeux rivés sur mes pieds tandis que nous avancions à pas prudents hors de l'église, puis sur ses marches, et enfin sur la pelouse verte de son cimetière, celui-là même où mes grands-parents reposaient avec les autres Lovechilde. Leurs tombes étaient côte à côte, froides, marquées par le temps. Leur pierre grise reflétait la mélancolie du ciel, où les corbeaux volaient en cercle en croassant. Nous déposâmes le cercueil, et je me reculai.

- Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière, déclama le prête pendant que nous jetions tour à tour une poignée de terre sur le cercueil de mon père.

Ma sœur s'écroula dans mes bras. Je lui tapotai le dos.

- Plus rien ne sera jamais comme avant, sanglota-t-elle.

Je savais exactement ce qu'elle ressentait. Moi-même, je n'étais plus ce fringant jeune homme qui papillonnait de bar en bar. La mort de mon père m'avait jeté dans une sombre grotte d'introspection. Un endroit qui m'était jusqu'alors inconnu.

Est-ce donc à ça que ressemblent les grandes révélations?

Declan et Theadora nous rejoignirent.

- C'était un discours émouvant, assurai-je à mon frère en l'enlaçant avant d'embrasser Theadora sur la joue.

- Je ne sais pas comment tu as réussi à ne pas t'effondrer, renifla

Savanah en essuyant son nez.

- Il fallait bien que quelqu'un s'y colle...

Declan sourit tristement à sa femme, qui le regarda avec amour en prenant sa main dans la sienne.

L'affection qu'ils se portaient crevait les yeux. J'en fus bouleversé.

J'enviai leur complicité et leur soutien mutuel, en particulier dans un moment aussi sombre.

Je complimentai ma nouvelle belle-sœur :

- C'était un morceau magnifique.

- Merci. Je l'ai répété toute la nuit, lança-t-elle avec un petit sourire d'excuse à l'intention de Declan.

- On ne se lasse jamais de Bach, la réconforta Declan.

Il l'embrassa sur la joue avant de se tourner vers moi :

- Alors, comment s'est passé ton premier jour avec l'équipe de Londres ?

Même si j'étais très loin d'avoir la tête aux affaires, j'appréciai le changement de conversation.

- Bien, je crois.

- Le conseil d'administration veut imposer des coupes budgétaires, me confia mon frère. C'était dans la réunion que tu as manquée.

C'était aussi le matin après ma nuit passionnée avec Mirabel. J'étais parti de son appartement après avoir passé la nuit et la matinée à discuter, baiser, boire du thé et re-baiser.

- Cette réunion s'est tenue trop tôt à mon goût. Ça faisait à peine trois jours après la mort de papa. Savanah n'a pas pu s'y rendre non plus.

Declan leva les mains en signe de reddition :

- Hé, je n'y étais pas non plus, et pour les mêmes raisons que toi, c'était trop prématuré. Mais j'ai reçu le compte-rendu. Pas toi ?

Je me frottai la nuque avec un sourire contrit.

- Je ne l'ai pas encore lu, mais il est sur mon ordinateur portable.

Flairant qu'on parlait affaires, ma mère s'immisça dans la conversation :

- J'ai entendu que l'hôtel courrait à sa perte.

Je me tournai vers elle :

- Plus pour très longtemps, si je peux l'en empêcher. Mais faut-il que nous abordions ce sujet maintenant ?

En tant que nouveau PDG de l'hôtel, j'avais des décisions difficiles à prendre, mais je n'étais pas naif au point de croire que tout allait rouler.

Comme tous ces soucis commerciaux me rappelaient à la terre des

vivants et à ce qui m'attendait, je me tournai vers Mirabel, que je surpris à discuter avec Sammy, l'un des ouvriers agricoles du coin.

Elle m'aperçut, alors je lui fis un petit signe de la main. Elle effleura le bras de Sammy puis se dirigea vers moi pile au moment où ma mère se tourna pour me parler :

- Le nouveau spa près de la mare aux canards est en bonne voie. J'ai entendu dire que tu en avais approuvé les plans et qu'il s'étendrait jusqu'à la ferme des Newman.

Évidemment, comble de malchance, Mirabel entendit ce que ma mère venait de dire.

J'eus un brusque éclat de colère :

- Pas maintenant, lâchai-je à ma mère. Papa vient à peine d'être enterré.

Je pivotai vers la chanteuse et la vis me dévisager comme si des cornes m'avaient poussé sur le front et que ma peau était rouge brique.

Elle fronça les sourcils.

- La ferme des Newman a appartenu à ma famille.

Je la pris par le bras pour l'éloigner de l'ouïe supersonique de ma mère.

Mirabel parlait, mais je n'avais en tête que son corps nu, ses tétons sous mes lèvres, sa main sur ma queue dure. Repoussant cette scène lubrique, je dus me rappeler que ce n'était ni le lieu, ni le moment d'avoir des pensées aussi salaces.

Je me perdis dans ses beaux yeux verts en colère au point de presque en oublier mon nom. Jusqu'à ce qu'un désagréable mélange de chagrin, de désir et de remords ne m'extirpât de ce brouillard.

- Je viens de te poser une question.

Elle était de nouveau vindicative, et à mon grand embarras, ma bite se raidit. Pas question de voir mon pantalon se tendre à l'entrejambe alors que j'enterrais mon père.

- C'est un espace commun à tous les membres des propriétés adjacentes, poursuivait Mirabel. Enfants, on y jouait même. Tu t'en souviens?

Je m'efforçai de sourire tant bien que mal.

- Ça fait du bien de te voir, Mirabel. Merci d'être venue. Ça compte beaucoup pour moi.

Je m'interrompis pour la laisser répondre, mais ma diversion dut la surprendre.

- Tu n'as pas répondu à mes textos.

Elle fixait ses pieds, et soudain elle leva la tête et je fus captivé par ce magnifique regard vert.

- J'ai été occupée.

Malgré son faible sourire, je sentais qu'elle était d'humeur morose.

- Les gens s'inquiètent maintenant que ton père n'est plus là.

- C'est compréhensible. Est-ce qu'on peut en discuter autour d'un dîner ? Un de ces quatre ?

Son visage se radoucit.

- Tu as raison. Je n'aurais pas dû te parler de tout ça ici. Encore une fois, toutes mes condoléances pour ton père.

J'effleurai sa main douce et chaude, et une vague de souvenirs de Mirabel dans mes bras me submergea.

- Ta présence ici me réchauffe le cœur, annonçai-je dans un souffle.

Et ne t'inquiète pas, je vais annuler ce projet. Dès lundi.

Elle m'observa avec attention, comme si son regard était un radar à conneries.

Car c'était des conneries. J'avais signé un contrat - un avec un montant conséquent. L'investisseur, qui possédait quelques-unes des parts, était très enthousiaste au sujet de ce projet. Je ne l'imaginais pas changer d'avis, même si je lui offrais deux fois plus pour lui racheter sa

Qu'est-ce que j'aurais pu dire d'autre ? « Désolé, je ne peux donner suite à ce projet parce que j'ai envie de baiser la femme qui s'y oppose? »

- Ne t'inquiète pas. Je vais arranger tout ça. Je te le promets.

Elle acquiesça avec lenteur, me pénétrant de son regard ensorcelant.

Qu'elle fut en colère ou de bonne humeur, Mirabel avait ce don inexpliqué pour dissiper mes pensées les plus noires.

Était-ce là une étincelle entre nous ? Mon cœur en eut l'impression, car mon sang se remit à pulser dans mes veines.

            
            

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