La vie m'avait brisée en mille morceaux, et je ne voyais plus qu'un avenir sombre, où ma survie dépendait d'un mariage forcé avec un homme que je redoutais autant que je haïssais.
Je me réveille brutalement, le souffle coupé, et me précipite vers un coin de la grange, là où une vieille bassine rouillée me sert de poubelle. Le contenu de mon estomac s'y déverse, m'arrachant des frissons de dégoût. Ma main tremblante effleure mon front, brûlant comme un fer rouge.
Cela fait maintenant deux semaines, deux longues semaines d'enfer depuis que j'ai été renvoyée ici, dans cette grange répugnante, après avoir frôlé la mort. Pas une seule journée durant cette période je n'ai été traitée comme une personne. Non, j'ai été reléguée au rang de bête, partageant la même nourriture pourrie que les chèvres et les vaches.
L'odeur pestilentielle des lieux est insoutenable, mêlée à celle des fruits avariés et des excréments qui s'accumulent dans les coins. À chaque gorgée de cette eau brunâtre qu'ils osent appeler potable, un haut-le-cœur me secoue. Mais je serre les dents. Je dois survivre. Pour eux. Pour Alasia.
Mes blessures, déjà mal soignées, s'aggravent. La fièvre consume mes forces, et les coupures sur mon corps commencent à suppurer. La peau rougie autour des plaies est un mauvais présage, et l'odeur nauséabonde qu'elles dégagent me confirme qu'elles sont infectées. Tout cela pourrait finir par m'emporter, je le sais. Mais mourir ici serait une défaite.
En début d'après-midi, le bruit métallique des lourds verrous de la grange me tire de ma torpeur. Une lumière vive s'infiltre brusquement à travers l'ouverture de la porte, m'aveuglant temporairement. Une ombre imposante se dessine dans le faisceau lumineux. C'est lui. Mon beau-père. Avec sa suite de gardes, il s'avance lentement, l'air hautain.
L'un des soldats s'approche et déverrouille la chaîne rouillée qui me maintient attachée depuis des jours. La sensation de liberté soudaine est presque étrangère. Je masse doucement ma cheville, meurtrie par les liens. Les marques bleuâtres sur ma peau sombre témoignent des sévices que j'ai endurés.
- Quelle puanteur atroce... Je ne sais pas comment tu fais pour y survivre. Quoique, tu le mérites, rétorque mon beau-père d'un ton méprisant.
Je serre les poings, une colère sourde m'envahissant. Il vit dans le luxe du palais, tandis que moi, je pourris dans ce trou à rats.
- Dépêche-toi, Elira. On ne va pas passer la journée à attendre une gamine désobéissante comme toi.
Je me redresse, mes jambes tremblantes menaçant de céder sous mon poids. Une vague de vertige me frappe, mais je me force à tenir bon.
- Pourquoi maintenant ? Pourquoi me libérer aujourd'hui ?
Il me fixe un instant, un sourire mauvais aux lèvres.
- Aujourd'hui, c'est ton grand jour, idiote. Le roi des royaumes du Nord est arrivé. Vous serez mariés dans quelques heures.
Ses mots résonnent dans ma tête comme un coup de tonnerre. Mes jambes cèdent, et je me retrouve à genoux. Le garde près de moi m'attrape brutalement avant que je ne touche le sol.
Sans attendre, ils me traînent hors de la grange, m'ignorant lorsque je tente de résister. L'un des soldats glisse discrètement une lame contre mon flanc, me forçant à marcher. Une douleur sourde s'installe, mais je n'ai pas le courage de riposter.
Nous passons rapidement devant l'entrée principale du palais. Des chevaux luxueusement harnachés et des hommes en armure brillante se tiennent près des portes. Ce sont les envoyés du roi du Nord. Leur prestance contraste cruellement avec mon état pitoyable.
On me traîne jusqu'à une pièce reculée, sombre et froide. Quelques bougies vacillent faiblement, projetant des ombres inquiétantes sur les murs de pierre.
- Quelqu'un est là ? dis-je d'une voix rauque.
Seul l'écho de mes mots me répond. Mon cœur s'emballe lorsque je sens une main glacée m'agripper le bras et me tirer dans une autre salle, plus éclairée. Une dizaine de femmes s'affairent autour de moi, leurs gestes rapides et précis.
Face à un miroir couvert de buée, je contemple mon reflet. Ce que je vois me fait monter les larmes aux yeux. Mon visage est creusé par la fatigue, mes yeux ternes sont dénués de toute lumière.
Les domestiques me dépouillent de mes haillons avant de me laver, sans ménagement. L'eau glaciale me coupe le souffle, mais je me laisse faire, trop épuisée pour protester. Après un bain rapide, elles m'enroulent dans un peignoir et commencent à travailler sur mon apparence.
Peu à peu, je ne reconnais plus la femme dans le miroir. Ma peau est nettoyée, mes cheveux arrangés en un chignon sophistiqué, et des bijoux scintillants ornent mon cou et mes poignets.
Pourtant, malgré cette transformation, mon cœur est lourd. Derrière ce masque de princesse, je reste une captive, destinée à être sacrifiée sur l'autel de la politique.
Quand elles ont enfin fini, je fixe mon reflet. Une pensée amère me traverse l'esprit : quitter ce royaume ne m'apportera pas la liberté que j'espérais. En réalité, je vais simplement d'une prison dorée à une autre, plus froide et bien plus dangereuse.
« Mère, Père, je sais que vous veillez sur moi depuis là-haut. Si je suis en train de faire une erreur irréparable, je vous en prie, donnez-moi un signe... » Je murmure ces mots tout en fixant mon reflet trouble dans le miroir.
Avec l'aide des servantes, je parviens à me lever malgré mes blessures. Elles me conduisent vers la robe de mariée, et je reste figée en découvrant le vêtement devant moi : une robe blanche, immaculée, mais au décolleté plongeant, dévoilant une partie de mon buste. Ce n'est pas une tenue que j'aurais jamais imaginé porter.
« Je refuse de porter ça ! C'est hors de question ! » m'exclamai-je, indignée.
C'est peut-être une coutume ici, mais cela va à l'encontre de mes croyances. Dans ma culture, le blanc est réservé aux veuves et symbolise le deuil, un présage funeste pour une journée censée représenter une union.
« Princesse Elira, je vous supplie, cessez de vous opposer et mettez cette robe. Vous devez être séduisante pour votre mariage, » insiste une servante, visiblement inquiète.
« Je serai séduisante dans une tenue respectant mes traditions, pas dans cet accoutrement. Jamais je n'abandonnerai mon identité pour plaire à cet homme, » rétorquai-je fermement.
La tension monte davantage lorsque la porte s'ouvre brusquement. La reine entre, suivie de mes demi-sœurs, leurs visages marqués d'une jalousie à peine dissimulée. Leur regard de mépris me transperce, mais je refuse de baisser les yeux.
« Pourquoi n'est-elle pas encore prête ? » demande la reine d'un ton glacé.
« Votre Majesté, la princesse Elira refuse de porter la robe, » répond une des servantes, tremblante.
La reine s'approche, son visage empreint de colère froide. « Si tu ne portes pas cette robe, crois-moi, tu ne survivras pas à la nuit. »
« Mais cette robe est indécente ! Comment pourrais-je descendre l'allée dans un tel état ?! »
« Épargne-nous ton petit jeu dramatique. Telle mère, telle fille. La même misérable arrogance... »
Ses mots acérés transpercent mon cœur. Ce n'est pas la première fois qu'elle insulte ma mère, mais aujourd'hui, cela semble encore plus cruel. Malgré ma rage, je finis par céder. Le silence oppressant m'étouffe tandis que j'enfile la robe. Pour la première fois, je ressens une humiliation qui dépasse toutes les brimades passées.
La robe épouse parfaitement ma silhouette, mettant en valeur des formes que je m'efforce de cacher en couvrant le décolleté avec ma main. Le tissu fluide descend jusqu'à mes pieds, mais malgré sa beauté, je ne peux m'empêcher de la haïr.
Enfin seule dans la pièce, les larmes que je retenais coulent silencieusement. Mon beau-père entre sans prévenir, brisant mon maigre moment de répit. Ses yeux, d'habitude remplis de mépris, brillent maintenant d'une lueur dérangeante.
« Tu ressembles tellement à ton père, » dit-il d'une voix sournoise. « Mais dans cette robe... tu me rappelles ta mère. Une beauté fascinante. Si elle n'avait pas été aveuglée par cet homme, peut-être aurions-nous pu être heureux. »
Un frisson me parcourt. Son regard glisse sur moi avec une insistance dégoûtante.
« Ma mère n'aurait jamais pu aimer un homme aussi répugnant que vous, » répliquai-je, la voix tremblante mais remplie de défi. « Mon père était un vrai roi, un protecteur pour son peuple. Vous, vous n'êtes qu'un usurpateur, indigne même de prononcer son nom. »
Furieux, il lève la main pour me frapper, mais cette fois, je l'arrête en plein geste. Une nouvelle force bouillonne en moi.
« Vous n'oserez pas abîmer votre précieuse marchandise, n'est-ce pas ? Après tout, mon futur mari ne voudrait pas d'une épouse marquée, » lui lançai-je avec mépris.