Je fixais les oiseaux, libres de sillonner le ciel comme bon leur semblait. Une part de moi les enviait, désespérément. Leur liberté me paraissait aussi inaccessible que les étoiles, moi qui étais piégée dans cet enfer doré, contrainte à ne voir les festivités que lors des bals ou des cérémonies où les nobles se pavanent.
Les pages du livre entre mes mains devenaient alors ma seule échappatoire. Chaque mot, chaque ligne, était une porte vers un monde où je pouvais être moi-même, loin des regards et des jugements. Ma mère me manquait terriblement. Elle était tout ce que j'avais de sûr. Forte, douce, aimante, elle avait affronté bien plus que ce que je pourrais jamais supporter. Et pourtant, elle n'avait pas survécu. Une maladie l'avait emportée quand j'avais huit ans.
Mon père, le roi légitime d'Alasia, n'avait jamais eu la chance de me connaître. Mort avant ma naissance, victime d'une embuscade politique, son assassin n'a jamais été retrouvé. Ma mère m'avait souvent raconté son amour pour lui, un amour si puissant qu'il avait défié les attentes royales. Bien qu'il ait dû épouser une princesse, il avait choisi la fille d'un conseiller, sa véritable âme sœur.
Après sa mort, ma mère s'était résignée à se remarier pour protéger le royaume et moi-même. Elle avait choisi Galen, le chef des armées royales. Mais cet homme n'avait rien d'un héros. Vulgaire, infidèle et sans cœur, il avait transformé ma vie en cauchemar. Il avait même épousé sa maîtresse Rita, qui lui avait donné un fils, mon demi-frère Lorin.
Ma mère, quant à elle, n'avait jamais eu d'autre enfant que moi. Elle s'était efforcée de maintenir une façade pour le royaume, mais à l'intérieur, elle souffrait. Lorsque la mort l'avait finalement emportée, j'avais été livrée à ces monstres. Aux yeux des autres, j'étais la princesse chérie d'Alasia, mais dans cette maison, j'étais moins qu'une servante.
Les humiliations avaient commencé doucement : corvées, insultes. Mais lorsque j'avais osé me défendre, les punitions étaient devenues physiques. Enfermer une enfant sans nourriture ni eau était leur méthode préférée. Une fois, j'avais tenté de fuir, mais la tentative s'était soldée par une raclée monumentale, suivie d'un emprisonnement humiliant.
Un jour, j'avais surpris les regards des soldats de Galen sur moi. Ces regards n'avaient rien d'innocent. Mon beau-père les avait arrêtés, mais non pas pour me protéger : il m'avait simplement rappelé que ma valeur résidait dans ma « pureté ». Dès ce jour, je m'étais efforcée d'effacer toute trace de ma présence.
Ma seule consolation était la bibliothèque. Avant de partir, ma mère m'avait enseigné les bases de la lecture et de l'écriture, et j'avais continué seule, trouvant dans les livres une éducation que personne ici ne pouvait m'offrir.
Une légère tape sur mon épaule me ramena à la réalité. Une servante se tenait devant moi, visiblement nerveuse.
- Je... Je suis désolée de vous interrompre, princesse Elira. Le roi vous demande à la cour. Il dit qu'il a une annonce importante.
Je hochai la tête, serrant les dents. Galen ne m'appelait jamais pour de bonnes nouvelles.
Lorsque j'entrai dans la salle du trône, les regards froids du roi et de la reine me transpercèrent. Je m'inclinai, un geste qui me coûtait chaque fois un peu plus de dignité.
- Tu devras te marier avec le roi Théo du Nord. La cérémonie aura lieu dans deux semaines. Tu peux disposer.
Je restai figée, incapable de prononcer le moindre mot. Ce mariage... C'était une condamnation. Le roi Théo était réputé pour sa cruauté et sa tyrannie.
- Vous ne pouvez pas m'imposer ça ! lançai-je enfin, ma voix brisée par la panique.
Galen se leva d'un bond.
- Silence ! Tu es une honte pour ce royaume, Elira. Ce mariage est peut-être la seule chose utile que tu feras de ta vie.
Les mots frappèrent plus fort qu'une gifle. Je détournai le regard, essayant de retenir mes larmes. Au fond, il avait raison. Personne ne pleurerait ma perte.
Je sortis de la salle, le cœur en miettes. Errant dans les couloirs, je laissai mes pas me guider sans but. Les servantes et les gardes s'écartaient sur mon passage, leurs regards baissés.
Je finis par atteindre ma chambre, ce placard minuscule qui me servait de refuge. Assise sur le lit, je fixai le mur devant moi. Mon avenir était scellé, mais au fond de moi, une petite voix chuchotait : « Ce n'est pas la fin. Pas encore. »
Les murmures dans les couloirs du château évoquaient mon sort, mais personne n'osait intervenir. Les domestiques détournaient les yeux, prisonniers de leur propre peur, tandis que quelques rares femmes de chambre osaient me soigner en secret, pansant les plaies les plus graves. Leur pitié silencieuse était tout ce que je recevais, mais elle ne suffisait jamais à alléger le poids de ma douleur.
Mélanie, ma sœur de cœur, était autrefois mon seul refuge. Sa lumière m'avait guidée dans les ténèbres après la perte de ma mère. Nous partagions tout, des rêves secrets aux pleurs nocturnes. Mais son amour et son courage furent sa perte. Lorsqu'elle osa parler de mes souffrances à ses parents, le roi l'apprit et déchaîna sa fureur.
Je me rappelle cette scène comme un cauchemar gravé dans ma mémoire. Il avait convoqué Mélanie et moi dans la grande salle. Sa colère, froide et implacable, brûlait dans ses yeux. D'un geste cruel, il avait tracé une entaille sanglante sur sa joue à l'aide de son épée, un acte de violence qui déshonorait l'arme royale. J'avais crié, supplié, tenté de m'interposer, mais des bras puissants m'avaient retenue.
Mélanie était tombée à genoux, ses mains tremblantes couvrant son visage marqué. Ses parents, terrifiés et soumis, avaient choisi de l'abandonner. Plutôt que de la protéger, ils l'avaient reniée, la bannissant de leur maison et de leur vie. Je n'avais plus jamais entendu parler d'elle, et l'idée qu'elle ait survécu à l'exil semblait trop belle pour être vraie.