_ Tu es réveillée ? Tu as besoin que je t'aide à t'asseoir ?
La voix qui s'était adressée à Anisha dans la pénombre venait de sa droite et paraissait proche d'elle. Des gémissements se faisaient entendre ici et là ainsi que des toussotements et des sanglots.
Désorientée par cet environnement inconnu et angoissant, elle tenta de se redresser. Son corps fourbu et douloureux, lui rappela aussitôt ce qu'il s'était passé dans ce maudit port.
Des bruits de chaînes accompagnèrent ses mouvements et un grognement de mécontentement s'éleva près d'elle, aussitôt qu'elle eut bougé.
_ Elle ne fait que se rasseoir, la défendit la fille qui lui avait parlé à son réveil. Tu peux montrer un peu de patience, non ?
_ Ce n'est rien, intervint Anisha en portant machinalement sa main à son ventre comme pour s'assurer que son enfant à naître allait bien.
_ Nos entraves sont liées les unes aux autres, lui expliqua sa voisine avec douceur, dès que l'on bouge, on tire sur toutes les chaînes.
_ Je vois... Où est-ce qu'on est ?
_ En enfer, répliqua la mécontente qui se tenait à sa gauche.
_ L'écoute pas... Je m'appelle Alva, continua la jeune femme avec un entrain qui détonnait au vu de leur condition, j'ai été vendue par le seigneur terrien où officiait ma mère. Et toi ? Comment tu t'es retrouvée ici ?
Anisha tourna un regard dépité vers elle avant de caler sa tête blessée contre le mur en bois et de déglutir avec peine. Ses craintes se confirmèrent et la situation dans laquelle elle se trouvait, ne lui laissait que peu d'espoir.
_ Désolée, s'excusa Alva un peu mal à l'aise, j'ai tendance à me mêler de ce qui ne me regarde pas. Tu n'es pas obligée de me le dire...
_ J'ai... j'ai été enlevée, soupira la jeune femme en maudissant le sort qui s'acharnait sur elle.
_ Enlevée ?! Ça doit être terrible ?
_ Être vendue ne doit pas être une joie non plus, fit Anisha en cherchant à distinguer les traits du visage de cette fille à l'énergie et au tempérament peu commun.
_ Disons que c'est une situation que j'ai acceptée...
_ Comment tu peux dire que tu as accepté une chose pareille ?
_ Eh bien, j'ai moi-même fait ce choix en quelque sortes. C'est un petit sacrifice en échange du bien-être de ma famille, tu vois ?
Anisha ne comprenait rien à ce que lui expliquait Alva mais à sa voix, elle comprit qu'elle tentait de se donner du courage dans cette épreuve. Ne voulant pas juger hâtivement la légèreté de ses mots, elle prit le parti de ne pas relever.
_ Depuis combien de temps, on est là ? Demanda-t-elle après un silence.
_ Je ne saurai dire... dans cette cale le temps semble passer tellement lentement...
Ils étaient donc bien sur un bateau. Anisha avait tout de même passé toute son enfance dans l'eau ou à proximité, elle savait reconnaître le balancement de la houle.
Cela valait vraiment la peine qu'elle se donne un mal fou à fuir le palais de Montéry et Helias. Si le désespoir ne s'était pas fait aussi pesant sur ses épaules, elle en rirait à gorge déployée.
_ Tu dois avoir soif ? supposa Alva qui ne détournait pas son attention d'elle.
_ Oui, je suis desséchée, en effet.
_ Attends une seconde, je vais demander de l'eau.
Pensant qu'elle allait appeler leurs geôliers, Anisha voulut l'arrêter.
_ En fin de compte, ça peut attendre...
_ Faite circuler la cruche par ici, s'il vous plaît ! s'écria Alva sans l'écouter.
Des bruits de chaînes se firent entendre tandis que la cruche passait de mains en mains. Quelques secondes plus tard, elle arriva jusqu'aux jeunes femmes.
_ Tiens, bois, ça te fera le plus grand bien.
_ Merci...
Anisha prit le récipient qu'Alva lui tendait et le porta aussitôt à sa bouche gercée par le manque d'eau. Il n'y restait pas grand-chose, mais les quelques gorgées qu'elle but furent suffisantes, néanmoins, pour la revigorer quelque peu.
_ Tu peux m'appeler Ani, fit-elle pour cette voisine serviable.
_ Ani ? C'est joli comme prénom ? Tu dois venir de très loin...
La référence à son ethnie lui rappela très exactement la raison pour laquelle elle se trouvait là, et surtout les difficultés auxquelles elle risquait d'être confronté à l'avenir.
Fatiguée et mal en point, elle aurait presque prié pour que la mer se déchaîne et qu'elle emporte ces misérables et elle, dans ses abîmes. Oui, il valait peut-être mieux cela, car les maîtres qu'elles allaient avoir dans un futur proche, seraient sans aucun scrupule, ni pitié.
Après un temps qui parut interminable à Anisha, les pirates accostèrent enfin. La nervosité qui naquit en elle semblait toucher toutes les pauvres âmes qui partageaient sa mésaventure. Même Alva qui s'était montrée plutôt résiliente jusque-là, présentait des signes d'angoisse.
Les timides sanglots qu'elle avait pu entendre par intermittence autour d'elle, devinrent des pleurs et des cris de terreur quand la porte qui menait à la cale, s'ouvrit sur elles.
Sans s'en rendre compte, Alva s'agrippa à son bras et avec une voix sans force, elle demanda :
_ Où penses-tu que l'on nous a emmené ?
Aucune réponse ne put sortir de la bouche d'Anisha. Les hommes, qui s'étaient postés face aux captives avec leurs lampes, le visage sévère et sans la moindre humanité dans le regard, inspiraient une telle crainte, que le silence se fit aussitôt dans la cale.
_ On va vous faire sortir d'ici, annonça l'un des geôliers d'un ton péremptoire, je vous préviens, je ne veux pas vous entendre geindre ou parler. Et celle... qui osera faire un pas de travers ! Verra sa tête rouler à ses pieds ! J'ai été clair ?!
Recroquevillées sur elles-mêmes, les filles ne répondirent que par des gémissements.
Un grand gaillard libéra le bout de la chaîne qui était accroché à une espèce de crochet et tira dessus pour faire lever les captives.
_ Aller ! On se bouge ! Levez-vous et plus vite que ça !
Tel un chapelet humain, elles sortirent de la cale, encadré par ces impitoyables pirates...