Il y avait des endroits dans le manoir que Victor n'avait jamais explicitement interdits, mais leur simple mention suffisait à provoquer chez lui un silence glacé. Ces zones semblaient appartenir à un autre monde, figées dans une sorte de mystère impénétrable, et l'aile est était sans doute la plus énigmatique. Depuis qu'elle était enfant, Élodie avait entendu les domestiques chuchoter à propos de cette partie de la maison, mais leurs voix baissaient toujours d'un ton dès qu'elle approchait. Ce matin-là, l'envie de comprendre ce qui se passait derrière ces murs devint trop forte.
Elle errait dans les couloirs, pieds nus pour éviter que le moindre bruit ne trahisse sa présence. Son instinct la guidait plus que sa raison. Ce n'était pas une exploration impulsive ; c'était un besoin viscéral de percer les secrets qui l'étouffaient depuis des années. L'aile est semblait déserte, l'air y était plus lourd, comme si la poussière elle-même s'accrochait au silence. Puis, au détour d'un couloir, elle aperçut une porte qu'elle n'avait jamais remarquée auparavant. Massive et ornée d'un verrou, elle semblait défier quiconque de s'en approcher.
Un murmure lui parvint, ténu mais distinct. Ce n'était pas son imagination, elle en était certaine. La voix semblait lointaine, presque spectrale, comme si quelqu'un parlait de l'autre côté de la porte. Le cœur battant, elle posa doucement sa main sur la poignée, espérant que le verrou ne serait qu'un leurre. Mais la porte refusa de bouger. Frustrée, elle colla son oreille contre le bois, essayant de saisir quelques mots. Rien. Le murmure avait cessé. Tout ce qu'elle entendait désormais, c'était le martèlement de son propre cœur.
Alors qu'elle reculait, une étagère près de la porte attira son attention. Les livres qu'elle contenait étaient poussiéreux, oubliés, sauf un. Un volume dépareillé, à la reliure usée, semblait avoir été manipulé récemment. Elle tendit la main et le tira de son emplacement. Sous la couverture fanée, il ne s'agissait pas d'un livre ordinaire mais d'un journal intime. En ouvrant les premières pages, son souffle se coupa. La fine écriture élégante appartenait à sa mère.
Le monde sembla vaciller un instant. Elle tourna fébrilement les pages, découvrant des mots, des phrases, des dessins qui brouillaient davantage les contours de ses souvenirs. Ce n'était pas un simple journal ; il était rempli de symboles, d'annotations étranges, presque ésotériques, et, surtout, de mentions répétées du nom de Victor. La manière dont sa mère écrivait à son sujet la troubla profondément. Les phrases étaient empreintes de fascination mais aussi de peur.
*"Victor sait plus qu'il ne le montre. Chaque décision semble calculée, comme si nous jouions tous un rôle dans un plan qu'il est seul à comprendre."*
Un autre passage, entouré de gribouillages nerveux, fit monter un frisson glacé le long de sa colonne. *"Il m'a promis que le secret resterait enfoui, mais à quel prix ? Et si Élodie venait à découvrir la vérité ?"*
Le claquement d'une porte, quelque part au loin, la sortit de ses pensées. En refermant le journal, elle sentit une résolution naître en elle. Sa mère avait voulu protéger quelque chose, peut-être même protéger *quelqu'un*. Et Victor semblait être au centre de tout cela.
Elle retourna dans sa chambre, le journal dissimulé sous son cardigan, le cœur battant. Chaque page qu'elle avait lue soulevait davantage de questions qu'elle n'apportait de réponses. Mais elle ne pouvait pas simplement se taire. Pas cette fois. Elle devait confronter Victor, même si cela signifiait affronter son regard froid et ses réponses cryptiques.
Elle attendit le soir. Le manoir semblait plonger dans une quiétude trompeuse, mais elle savait qu'il était là, dans son bureau, comme toujours. La porte était entrebâillée, et le faible éclat de la lampe révélait sa silhouette, penchée sur une pile de documents. Elle n'attendit pas d'être invitée à entrer.
« Il faut qu'on parle. »
Il leva la tête, surpris par l'intrusion, mais son expression se durcit presque instantanément. « Élodie. Ce n'est pas le moment. »
Elle s'avança malgré sa protestation, brandissant le journal comme une preuve irréfutable. « Qu'est-ce que c'est ? Pourquoi est-ce que je trouve ça caché dans une aile où je ne suis pas censée aller ? »
Son regard se posa sur l'objet, et pour la première fois, elle vit une fissure dans son masque. Un éclat de reconnaissance passa dans ses yeux, suivi par quelque chose qui ressemblait à de l'agacement. « Où as-tu trouvé ça ? »
« Ça n'a pas d'importance. Ce qui importe, c'est que tu expliques pourquoi ma mère écrivait sur toi comme si tu étais à la fois son sauveur et sa menace. Et qu'est-ce qu'elle voulait dire par 'le secret' ? »
Victor se leva lentement, dominant la pièce de toute sa hauteur. « Tu n'aurais jamais dû lire ça. »
« Mais je l'ai fait. Alors maintenant, explique-moi. »
Il croisa les bras, son visage impassible, mais elle remarqua une tension dans sa mâchoire. « Ta mère... était une femme complexe. Elle avait ses propres démons, ses propres luttes. »
« Arrête. Ne parle pas d'elle comme si tu ne savais pas exactement ce qu'il s'est passé. Elle écrivait sur toi, Victor. Elle disait que tu cachais quelque chose, que tu faisais partie de... je ne sais pas, d'un plan ? »
Il s'approcha, son ombre s'étirant sur elle comme une menace silencieuse. « Tu te lances dans des choses que tu ne peux pas comprendre, Élodie. Tout ce que ta mère a fait, elle l'a fait pour te protéger. Et ce que je fais, je le fais pour la mémoire de cette promesse. »
« Et moi, je suis censée te croire sur parole ? »
« Oui, » répondit-il, le ton plus tranchant que jamais. « Parce que si tu continues à fouiller, tu risques de déterrer des vérités qui ne pourront jamais être enterrées à nouveau. »
Elle le regarda, choquée par la froideur de ses paroles. Mais derrière cette façade glaciale, elle pouvait percevoir une lutte intérieure. Il y avait quelque chose qu'il ne voulait pas dire, quelque chose qu'il était prêt à protéger à tout prix.
« Ce n'est pas fini, » lança-t-elle en tournant les talons. « Tu ne pourras pas m'empêcher de découvrir ce que tu caches. »
Elle quitta la pièce, laissant Victor seul dans la pénombre. Mais elle savait que cette confrontation n'était que le début. Les réponses qu'elle cherchait étaient peut-être plus proches qu'elle ne le pensait, mais elles risquaient aussi de tout bouleverser.