Assise sur le bord du lit, ses pieds nus effleurant le tapis épais, elle laissa son regard dériver sur le miroir ancien qui lui faisait face. Sa réflexion la dérangeait. À dix-huit ans, elle ne se reconnaissait toujours pas dans cette image d'elle-même. Une jeune femme au regard perçant, mais toujours emprisonnée par un passé qu'elle peinait à comprendre. La voix d'Anna, sa gouvernante, brisa le silence.
« Vous êtes attendue dans le salon, Mademoiselle. Votre père insiste pour que vous le rejoigniez immédiatement. »
Le ton, bien que respectueux, portait cette pointe d'autorité qu'Anna employait toujours lorsqu'il s'agissait de Victor Lemaire. Élodie hocha la tête, sans un mot. Victor n'était pas réellement son père, mais il était tout ce qu'elle avait. Depuis la disparition brutale de sa mère, il avait pris le contrôle de sa vie, imposant sa présence massive dans chaque détail de son existence. Elle enfila une robe légère, hésita un instant devant la coiffeuse, puis abandonna l'idée de se coiffer. Victor détestait les retards.
Descendant les larges escaliers, Élodie sentit le poids des portraits accrochés le long des murs. Chaque visage semblait la scruter, chargé de secrets qu'elle n'avait pas encore percés. Sa mère, si belle et énigmatique, figurait parmi eux. Le tableau était accroché un peu plus haut que les autres, comme pour souligner son importance. Élodie détourna les yeux. Chaque fois qu'elle croisait ce regard peint, une douleur sourde s'emparait d'elle.
Dans le salon, Victor l'attendait, impeccablement vêtu comme à son habitude. Il tenait un verre de cognac, bien que l'heure soit encore trop matinale pour une telle indulgence. À côté de lui, un homme qu'Élodie ne reconnaissait pas se tenait debout, légèrement en retrait, les mains croisées devant lui. L'homme semblait mesurer Victor, étudiant chacun de ses mouvements avec une attention presque dérangeante.
« Enfin, te voilà, » déclara Victor, sans détourner les yeux de la cheminée. « Aujourd'hui est un jour important. Je veux que tu sois prête. »
Elle fronça les sourcils. Victor adorait les déclarations dramatiques, mais il avait ce don de toujours les envelopper d'un mystère frustrant. « Prête pour quoi ? »
Il pivota, son regard sombre et pénétrant croisant le sien. « Ce soir, nous célébrons ton anniversaire. Ton passage à l'âge adulte mérite une fête à la hauteur de ce que tu représentes. »
Le choix des mots la fit tiquer. Ce qu'elle représentait ? Pas qui elle était, mais bien une sorte de symbole que seul lui semblait percevoir. Elle n'eut pas le temps de répondre. L'homme à ses côtés s'avança légèrement, et Victor, comme s'il se rappelait soudain sa présence, désigna l'inconnu d'un geste ample.
« Voici Gabriel de la Croix. Il m'assistera pour organiser la réception de ce soir. »
Gabriel inclina légèrement la tête, mais Élodie sentit un éclat ironique dans son sourire. Il semblait aussi à l'aise dans ce rôle qu'un renard dans une basse-cour. Elle se força à sourire en retour, mais son instinct lui disait de se méfier de lui.
« Une réception ? Pour qui ? » demanda-t-elle, espérant obtenir plus d'informations.
Victor posa son verre sur le manteau de la cheminée, un geste calculé, et s'avança vers elle. « Pour toi, évidemment. Les notables de la région, quelques alliés importants. Ce sera l'occasion de te présenter sous ton meilleur jour. »
Elle détestait la manière dont il parlait, comme si elle était un objet à exposer. « Et si je n'en ai pas envie ? »
Son ton trahissait une rébellion qu'elle n'avait pas encore totalement assumée. Les yeux de Victor se plissèrent légèrement, mais il ne perdit pas son calme. « Ce n'est pas une question de vouloir. C'est une question de devoir. Ce soir, tout changera pour toi, Élodie. Il est temps que tu comprennes ton rôle. »
Son rôle. Encore cette notion abstraite qu'il évoquait sans jamais l'expliquer. Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais il leva une main pour la couper. « Anna t'aidera à te préparer. Sois à la hauteur. »
Et sur ces mots, il tourna les talons, suivi de Gabriel. Élodie resta figée, la colère et la frustration se mêlant en elle. Chaque conversation avec Victor la laissait avec plus de questions que de réponses. Mais ce n'était pas seulement ses paroles qui la troublaient. C'était ce qu'il ne disait pas, ces silences lourds de secrets.
Dans sa chambre, Anna s'affairait déjà à sortir des robes somptueuses de l'armoire. Élodie s'assit sur le lit, observant la gouvernante sans réellement la voir. Des souvenirs de sa mère refirent surface, des images floues, teintées d'une tristesse qu'elle n'avait jamais vraiment surmontée. Elle se revit, treize ans à peine, debout devant le corps sans vie de sa mère. Personne n'avait jamais expliqué ce qui s'était passé. Une chute accidentelle, avait-on dit. Mais Élodie n'y avait jamais cru.
« Vous avez l'air préoccupée, Mademoiselle, » remarqua Anna en ajustant une robe sur un mannequin.
Élodie hésita, mais la question qui lui brûlait les lèvres finit par s'échapper. « Anna, vous étiez là, ce jour-là, n'est-ce pas ? Quand ma mère est morte. »
La gouvernante se figea, le regard fixé sur l'étoffe entre ses mains. « Oui, » répondit-elle finalement, sa voix à peine audible.
« Alors pourquoi ne m'avez-vous jamais dit la vérité ? »
Anna posa doucement la robe et se tourna vers elle. « Parce que certaines vérités sont trop lourdes à porter, Élodie. Et certaines blessures ne se referment jamais. »
La réponse, bien que sincère, ne fit qu'attiser la colère d'Élodie. Elle se leva brusquement. « Tout le monde me ment dans cette maison. Victor, vous... Même ma mère avait ses secrets. »
Anna baissa les yeux, incapable de soutenir son regard. « Peut-être que ce soir, vous trouverez certaines réponses. »
Élodie quitta la pièce sans un mot de plus. Si des réponses devaient venir, elle les chercherait elle-même. Le reste de la journée passa dans un flou, les préparatifs pour la réception occupant tout le personnel du manoir. Mais malgré l'agitation, Élodie ne pouvait échapper à cette sensation d'être piégée dans une toile invisible, tissée bien avant sa naissance.
Lorsque la nuit tomba et que les invités commencèrent à arriver, elle descendit les marches, vêtue d'une robe argentée qui accentuait la pâleur de sa peau et la profondeur de ses yeux. Tous les regards se tournèrent vers elle, mais elle ne les remarqua pas. Ses pensées étaient ailleurs, perdues dans le mystère de cette maison et de cet homme qui prétendait la protéger tout en la contrôlant.
Victor, impeccable dans son rôle d'hôte, l'accueillit avec un sourire froid. Il la guida à travers la foule, la présentant à des hommes et des femmes dont les noms lui échappaient immédiatement. Mais quelque chose dans l'atmosphère du manoir semblait différent ce soir-là, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle.
Au milieu des rires et des conversations feutrées, Élodie aperçut Gabriel, seul dans un coin, observant la scène avec une intensité qui la mit mal à l'aise. Il la vit, et pour la première fois, son sourire se fit sincère. Mais avant qu'elle ne puisse le rejoindre, Victor l'attrapa par le bras.
« Ne te laisse pas distraire. Il y a des choses que tu n'es pas encore prête à comprendre. »
Elle se dégagea, le regard défiant. « Et quand le serai-je ? »
Il ne répondit pas, mais son silence en disait long. Élodie comprit alors que, quoi qu'il se passe ce soir-là, elle ne serait plus jamais la même.