Je reste dans la chambre à pleurer jusqu'à ce que mes yeux me supplient d'arrêter. Je finis par m'endormir. Les rêves que je fais sont bizarres, tout y est touffu et j'ai du mal à respirer. Vers 4 h du matin, le sommeil me déserte, je descends du lit et d'un pas lourd, je sors de ma chambre. J'arpente lentement le couloir, m'efforçant de ne penser à rien. Mais c'est chose impossible. Des questions sur mon futur avec le «ice king» Edouard m'engluent dans un état d'angoisse permanente qui je le sens me causera une vilaine gastrite.
La villa est très calme, signe que la marmaille familiale a levé le camp. Maintenant que la veuve a un nouveau maître, ils ont jugé qu'ils pouvaient aller continuer leurs vies les coeurs en paix. Ice king Edouard alias mon nouveau mari a-t-il passé la nuit ici? Quelle question! Bien sûre qu'il a passé la nuit ici vu qu'il est le nouveau maître de maison. Je sécoue la tête en m'entourant de mes bras, encore incapable de digérer ce qui m'est tombé dessus.
Lorsque j'atteins la salle de bain, je me brosse les dents et fais une toilette sommaire avant de me rendre à la cuisine où j'entreprends de me faire quelque chose à manger. Alors que j'attends que les tartines que j'ai placé dans le toaster finissent de dorer, mes pensées s'envolent des d'années en arrière.
J'avais 16 ans et vivais à Kimpese, une toute petite ville dans la province du bas-congo, avec mes parents et mes trois petits frères. Nous avions une vie assez aisée vu que les affaires de mon père qui était commerçant marchaient vraiment bien. Élève brillante, je faisais ma cinquième en section biologie-chimie, option scientifique, dans un lycée catholique de la place et envisageais des études supérieures après l'obtention de mon diplôme d'état (Bac). Et malgré les paroles peu encourageantes de mon père à chaque fois que je lui ramenais mes belles moyennes, je ne me dégonflais pas. Il aimait me répéter que l'école, c'était pour mes frères et pas moi. Que je perdais mon temps, que toute mes chimies et biologies allaient finir dans la marmite et que j'irais bien calculer mes sinus, cosinus et derivés lorsque j'allaiterais mes enfants. Ouvertement, il me disait qu'il aurait dû me déscolariser la minute où j'ai su lire et écrire et qu'il ignorait pourquoi il gaspillait encore son argent à payer mes minervales. Mon père faisait partie de ces hommes «âge-de-la-pierre» qui réfusaient obstinement de voir les femmes comme des égales. Pour lui, toute chose qui sollicitait grandement la matière grise n'était pas pour le sexe faible et tous les mâles de son cercle pensaient comme lui.
- Ça les rend dangereuses et rebelles. Après c'est pour nous pondre des ennuis inutiles, disait-il
Je me souviens de l'après-midi où j'ai appris que j'étais déjà promise au fils d'un ami. Il était installé dans la veranda avec quelques amis, et ma mère qui était occupée à leur préparer leurs plats favoris m'a envoyé m'assurer qu'il y avait encore sur leur table assez de vin, arachides et noix de kola.
- Ah! C'est Kissi que je vois là? s'est étonné l'un de ses amis lorsque j'ai emmergé dans la veranda et les ai respectueusement salué.
- Oui mon cher, c'est bien Kissi, a fièrement répondu mon père.
- En tout cas Philémon, tu as élevé une belle jeune femme. Mais dis donc!
À seize ans, j'étais déjà grande de taille avec des formes de femme bien qu'encore enfant dans ma tête. Je crois qu'à part le sexisme de mon père, mon malheur est aussi né de ce fait. Je suis sûre que si j'avais été chétive et moins belle de visage, il m'aurait laissé tranquille.
- On se fait vieux hein! Si la petite Kissi qui jouait toute nue sous la pluie il y a peu est déjà une femme, c'est qu'on se fait vraiment vieux, a continué l'ami en me détaillant de la tête aux pieds, émmerveillé.
- Phil, fais attention aux petits troubadours hein, belle comme elle est là, je parie qu'ils lui courent déjà après.
- Ils ne vont pas oser. Tout Kimpese connait que le grand Phil ne plaisante pas. S'ils essaient même de rénifler un tout petit peu autour d'elle, ils vont goûter à mon coupe-coupe!
- Ahahahahahahahahahahaha!
- Phil, l'homme fort! Je vois que je dois déjà introduire le dossier de mon fils Etienne. Comme ça, dès qu'il rejoint l'entreprise après l'université, on pourra venir payer la dot. Je lui ai déjà formellement interdit de me ramèner une toubab incivique ici. Et tu sais que le sang de nos deux familles doit être uni. D'amis on doit devenir famille.
Lorsque j'ai entendu cela, mon coeur a fait le tour de toute mon anatomie à la vitesse de la lumière avant d'aller se remettre en place. Le bon monsieur allait introduire le dossier de qui pour venir doter qui?
Ce que j'ignorais c'est que la vraie bombe n'allait pas tarder.
- Mais Grégoire, tu es en retard! a répondu papa tout en croisant confortablement ses jambes.
- Ah oui?
- Mais oui! Il y a longtemps que Vambili a déjà bloqué la place pour son fils. On viendra d'ailleurs la chercher bientôt.
Et kaboum!
J'ai failli tomber à la renverse. Ils ont gaiement continué leur conversation sans faire cas de moi. Mes lèvres me brûlaient de demander à mon père ce qu'il voulait dire par « on a déjà bloqué la place» et «On viendra la chercher bientôt.»
Mais mon père n'était pas le genre à qui on pouvait demander des explications sur ses décisions. Ce n'était pas un père approchable qui riait et discutait avec sa progéniture. Quand tu allais lui poser des questions qui pourraient sonner impolies et audacieuses, c'était à tes risques et périls.
Torturée par le désir d'être éclairée sur ses propos, j'ai couru voir ma mère qui, le regard fuyant, m'a avoué que j'étais promise à un certain Georges.
- Tu ne peux pas le laisser me faire ça, ai-je supplié
- ...
- Parle-lui. Je ne veux pas qu'il me marie si tôt, et de surcroît à un inconnu! Je ne suis pas prête, j'étudie encore. Il peut au moins attendre que je termine mes études.
- Je vais essayer, a-t-elle promis.
Je ne voulais pas qu'elle essaie mais qu'elle arrive à le convaincre d'annuler tout arrangement avec la famille de ce Georges. La semaine suivant cette découverte fut ponctuée d'une angoisse animale. Je broyais du noir à tous les sens du terme. À chaque fois que je demandais à maman si elle avait fait quelque progrès, elle me répondait vaguement, intensifiant mon mal être. L'idée qu'un homme viendrait me ceuillir d'un moment à l'homme pour m'emmener Dieu savait où me térrifiait.
Un matin, ne me sentant pas le coeur à suivre les cours tellement ma dépression avait atteint son pic, j'ai convaincu le chauffeur qui me déposait tous les matins de me déposer à quelques mètres du portail de l'école.
- J'ai envie de marcher un peu, lui ai-je répondu lorsqu'il a cherché à savoir pourquoi.
Vu que j'avais toujours été une bonne fille, il m'a cru et s'est arrêté pour me permettre de désembarquer. La minute où la voiture a disparu, au lieu de continuer vers l'école que je voyais au loin, j'ai arrêté un taxi et me suis rendu en ville où j'ai marché sans but, essayant d'oublier mes déboires. À un moment de mes errances, la soif m'a poussé à entrer dans une petite alimentation afin de m'acheter un rafraîchissement.
Et c'est là que je l'ai vu pour la première fois.
Peau très clair, cheveux coupés ras, assez grand, beau de corps et de visage, il était débout derrière le comptoir et servait un client, alors qu'un homme plus agé derrière lui que j'ai cru être son père était concentré à compter la marchandise sur les étagères. Comme s'il avait senti mon regard sur lui, il a regardé dans ma direction et mon jeune coeur s'est transformé en yo-yo. Et lorsqu'il m'a souri, la terre entière comptait pour du beurre.
- Je peux t'aider? a-t-il demandé, me faisant redescendre sur terre.
La tête encore légère suite à mon voyage éclair vers les étoiles, j'ai rapidement baissé les yeux et ai fébrilement fourragé dans mon sac en balbutiant que je désirais acheter une bouteille de jus ananas.
- Tu vis dans les parages? a-t-il demandé en prenant le billet que je lui tendais.
- Non.
Il m'a regardé droit dans les yeux, me faisant retenir ma respiration. Je n'ai pu respirer que lorsqu'il a tourné les talons pour aller me chercher ce que j'avais commandé. La minute où il est revenu vers moi avec le jus, je l'ai happé de sa main avant de sortir de la boutique d'un pas pressé, ne voulant pas rester une minute de plus en présence de ce jeune homme qui me troublait autant. Il faisait naître en moi des sentiments et des envies qui m'étaient inconnus. À peine j'avais dévalé les quelques marches devant l'alimentation que déjà une main me retenait par le coude et me retournait.
C'était lui.
Il m'avait suivi. Je me souviens m'être sentie flattée qu'il m'ait couru après. Sans me lâcher, il m'a demandé comment je m'appelais. Le souffle court, j'ai répondu:
- Kissi.
- Fétiche, a-t-il murmuré, traduisant mon nom en français.
Un moment pendant lequel nous nous sommes regardé dans les yeux sans parler s'est écoulé. Gourmandement, j'ai bu de mes yeux chaque trait de son beau visage...ce front haut, ces arcades sourcilière bien dessinées, ces yeux où dansaient des reflets noisettes et or, ce nez nubien, cette bouche tout aussi bien dessiné, la ligne virile de ses mâchoires...Moi qui d'habitude très réservée, me suis découverte une audace toute nouvelle.
- Je dois partir, ai-je balbutié en detournant les yeux.
- Tu ne veux pas savoir comment je m'appelle?
- ...Si.
-Ahmed.
- Pardon?
- C'est mon nom. Ahmed. Je vis dans la rue qui suit. L'alimentation est à mon oncle, l'homme qui était avec moi.
-...
- Je peux te revoir?
Mon coeur s'est encore plus affolé à cette question. Il voulait me revoir, mes lèvres me brûlaient de répondre par la positive et j'étais plus qu'heureuse de leur obeïr, mais dans un sursaut de décence, j'ai répliqué par un:
- Non, ce ne sera pas possible.
- Pourquoi?
- Je ne sors pas souvent.
- Fais comme aujourd'hui, sèche les cours, a-t-il dit, le rire dans la voix en détaillant mon uniforme.
Je me suis liberé de son emprise et suis parti. Pas besoin de dire que je l'ai eu dans la tête toute la semaine qui a suivi...et celle d'après. Poussée par quelque chose de plus fort moi, un matin, j'ai répété le même manège avec le chauffeur et me suis de nouveau rendu en ville et cette fois pour un but bien précis.
Le revoir.
Mais à ma grande déception, je n'ai trouvé dans l'alimentation que l'homme qui faisait l'inventaire l'autre fois, celui qu'il m'a confié être son oncle. Trop timide pour demander après Ahmed, je suis ressorti de l'alimentation après avoir acheté quelque chose dont je n'avais pas besoin. Je m'apprêtais déjà à héler un taxi lorsque je me suis souvenu qu'il m'avait dit qu'il vivait dans la rue suivante. Sans réfléchir, je m'y suis rendu, avec en tête de la parcourir dans toute sa longueur, dans l'espoir de le voir devant l'une des maisons qui bordaient l'avenue.
Mon idée a payé.
Je l'ai aperçu appuyé contre un arbre, entrain de parler à deux jeunes gens. Son visage s'est illuminé d'un sourire lorsqu'il m'a vu et est rapidement venu à ma rencontre.
- Je ne croyais plus te revoir, m'a-t-il murmuré
Je lui ai juste souri en réponse, me renoyant dans ses yeux.
Il m'a emmené dans une mangueraie non loin, nous avons pris place sur la pelouse et avons parlé. Il avait 18 ans et faisait sa terminale dans une école technique de la place; je lui ai aussi parlé de moi, omettant quand-même de lui dire que j'étais déjà promise à quelqu'un, je craignais qu'il prenne peur et ne veuille plus me revoir. C'est comme ça qu'a commencé notre petite idylle, j'avais peur de ce qu'aurait fait mon père s'il était venu à découvrir que je voyais quelqu'un, mais ce que je ressentais était de loin plus puissant que la peur. Et tout au fond, le fait de défier son autorité bien que sécrètement, me procurait une grande satisfaction.
Pour ne pas éveiller des soupçons, j'ai mis une croix définitive sur l'école buissonière et me suis organisé pour pouvoir passer du temps avec Ahmed tous les samedis chez un de ses amis qui avait un studio à la cité. Ayant remarqué qu'il n'était pas aussi financièrement libre que moi, je me suis mis à lui passer une grande partie des sous que me remettaient mes parents pour mes besoins. Dans ses bras j'ai expérimenté mes premiers baisers et les délicieuses crampes «bas ventrales» qui les accompagnent. Dans la chaleur de ses bras, j'ai connu mes premières caresses intimes et ai découvert que les bébés n'avaient pas le monopole de la tétée.
Mais après juste trois mois de bonheur, j'ignore par quelle magie, mon père a découvert le pot aux roses. Et cela a sonné la fin de notre histoire. Furieux, il m'a traîné dans l'arrière-cour par les cheveux et m'a versé de l'eau froide avant de me fouetter avec un tuyau en me criant que si j'osais encore lui faire honte en revoyant Ahmed, il allait l'envoyer faire un tour au gnouf et ensuite faire demollir la boutique de son oncle qui était leur seule source de revenue. La morsure du tuyau sur ma peau mouillée était insupportable, j'ai juré que je ne le reverrai plus pour qu'il arrête, mais il a continué à m'arroser des coups et ne s'est arrêté que lorsque son bras n'en pouvait plus. Le soir venu, deux de mes tantes paternelles ont debarqué à la maison. Après m'avoir bien sermonné et poussé la tête dans tous les sens, elles ont vérifié pour voir si j'étais encore pucelle et, Dieu merci, je l'étais encore. Ahmed et moi n'étions jamais descendu en dessous de la ceinture. Mon père m'aurait crucifié au cas contraire.
Pour me punir, il m'a fait arrêter l'école et m'a formellement interdit toute sortie. J'ai pleuré à me rendre malade. Mes condisciples et mes quelques copines qui ont eu le malheur de passer s'enquerir de ma santé vu ma rareté sur la scène, se sont vu chassés comme des bouseux.
Je n'ai plus revu Ahmed. Tout ce qui me restait de lui étaient des souvenirs et trois cartes de photos que j'ai pris soin de dissimuler derrière la coutûre de l'une de mes jackettes. J'ai passé mon dix-septième anniversaire (tombé deux semaines après) dans la tristesse de ma chambre; papa avait decreté qu'il n'y aurait pas de fête pour moi. Maman et l'un de mes petits frères sont sécrètement venu avec un petit gateau et des cadeaux au milieu de la nuit et m'ont souhaité un joyeux anniversaire avant de s'éclipser.
Le mois suivant, on m'a présenté à mon futur mari. Je me souviens comment ce fameux jour, ma mère avait insisté que je m'habille en pagne.
- Mets le vert. Cette couleur fait ressortir ton joli teint, m'a-t-elle dit en m'aidant à choisir entre les trois ensembles en pagne étalés sur mon lit.
- Tu vas vraiment laisser ce Georges m'épouser? lui ai-je demandé dans un souffle en cherchant son regard qu'elle évitait à tout prix que je croise.
Elle n'a pas répondu. Mais je pouvais voir qu'elle était triste. Elle s'est levé et est sorti de la pièce pour revenir quelques minutes plus tard avec des bijoux pour agrementer ma tenue... Je suis restée dans ma chambre jusqu'à ce qu'on vienne m'appeller pour me présenter à Georges qui était là avec ses oncles. C'est toute résignée que j'ai fait mon entrée dans le séjour. Mon futur mari que je voyais pour la première fois était déjà un homme accompli contrairement à Ahmed. De taille moyenne avec une beau teint noir et un regard perçant, il s'est levé à mon approche et, avec la permission de mon père, a deposé un baiser sur ma joue. Je suis ensuite allé m'asseoir sur un pouf dans un coin du séjour, me fondant dans le décor pendant qu'ils discutaient tranquillement des cérémonies qui devaient être organisées dans les prochains jours. Ils décidaient de mon avenir sans que j'aie un mot à dire. À un moment, j'ai levé la tête et ai surpris le regard insistant de Georges sur moi. Je pouvais y lire que je lui plaisais énormement, mais ce n'était pas réciproque.
Trois semaines plus tard, j'étais mariée à la coutûme et faisais désormais partie du clan Vambili. Par cette union, Papa et son ami oncle David étaient désormais «Bokilo» (beaux-parents). La même nuit de la cérémonie, Georges a exercé ses droits d'époux.
Il était tendre et prévenant et m'a rassuré avec des paroles douces alors qu'il m'éffeuillait de mon attirail nuptial traditionnel. Mais cela ne m'a pas empêché de me sentir violée lorsqu'il s'est lentement enfoncé dans mes reins et m'a causé l'une des pires douleurs physiques de ma vie.
Le click sec du toaster qui m'annonce que mes tartines sont prêtes me ramène au présent. Je les retire de la machine et les beurres une à une avant de les placer dans le plateau où attendent une omelette et une grande tasse de café. Je vais prendre place sur la petite table ronde près de la fenêtre qui donne sur le jardin de l'arrière-cour et porte lentement ma tasse de café à mes lèvres en regardant par la vitre le ciel encore bleu sombre en cette heure matinale.
Un mouvement du côté de la paillotte attire mon attention. Je tire mieux le rideau en dentelles de côté et rapproche mon visage de la vitre pour voir de quoi il s'agit; j'arrive à distinguer une silhouette d'homme arpentant lentement l'allée qui de la paillotte conduit vers la maison. Par la carrure, le port de tête et la demarche, je reconnais Edouard. Je détourne rapidement les yeux avant qu'il ne me voie et tire rageusement le rideau.
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