- Je...Je vais rester, coassé-je en m'essuyant le visage avec un bout du grand foulard noir attaché négligemment en mode hijab autour de ma tête.
Je dois avoir l'air vraiment pitoyable. Ô comme je les hais! Je hais ces hommes en face de moi, tous autant qu'ils sont. Je les hais de me faire me sentir si petite et impuissante, d'avoir si habilement réussi à m'attacher les mains derrière le dos en un rien de temps, de m'humilier ainsi. Je me sens de nouveau devenir cette jeune Kissi de 16 ans, mariée contre son gré, ses choix et opinions foulés aux pieds. Et moi qui croyais avoir regagné ma liberté. Je croyais avoir enfin gagné le droit de vivre ma vie comme je l'entends, sous l'ombre de personne!
Mais me voici en passe de changer de mains comme un vieil objet. De l'autorité de mon père, je suis passé trop tôt sous celle d'un mari. Et après le décès recent de ce dernier, je suis sur le point de passer sous celle d'un autre de la même famille, chantage aidant.
Et quel autre?
Je l'ignore. Ça va se passer comme à la tombola? Je lève mes yeux que je sens déjà bien rouges et bouffis et regarde vers le fond de la pièce où sont assis frère et cousins que je dévine être mes potentiels maris. Il m'obsèrvent tous, impassibles.
Lucien, le grand frère de défunt Georges, héritera-t-il de moi? Et vu qu'il est déjà marié, deviendrai-je la vulgaire séconde épouse? La matabishe? (bonus)
Ou peut-être les oncles me donneront-ils à Xavier? Oh Seigneur, pas lui, je vous en supplie Seigneur, pas lui! Il pue tout le temps des aisselles et sent fort les pieds. Il concurrencerait un putois sans effort. Rien qu'imaginer un tel homme entrain de transpirer sur moi me donne des envies de suicide.
Entrerai-je plutôt sous l'autorité du cousin Jerôme que je vois sourire démoniaquement dans son fauteuil? Eeeh Dieu eeeh! Surtout pas celui-là! Il est connu dans la famille pour sa violence et ses indélicatesses envers la gente féminine. Un triple goujat.
Serait-ce le cousin Eli? Le coureur des jupons patenté. Une fois, je l'ai entendu crier haut et fort lors de la fête d'anniversaire d'un neveu l'honteuse phrase: « Là où il y a trou, il y a goût». Avec un tel pervers, je risque fort de mourir avec de l'herpès plein les fesses ou rongée par d'autres sales maladies sexuellement transmissibles.
Qui aura le paquet de séconde main que je suis? Jacques? Olivier? Kaza? Mamadou?
- Que dis-tu Kissi? fait la voix gutturale de l'oncle David, interrompant net mes angoissantes interrogations.
J'essuie encore bien larmes et morve et lève un peu le menton en m'asseyant avec le dos bien droit, dans un essaie de me donner une allure plus digne dans ma défaite. Et quelle courte guerre c'était!
- Je reste.
- Que dis-tu? Parle plus fort ma fille. Mes pauvres oreilles ne sont plus aussi jeunes.
- Je reste. Un autre homme de la famille peut...peut me prendre, articulé-je à haute voix, arrivant à peine à cacher ma grimace de dégoût tellement le «Un autre homme de la famille peut me prendre» m'écorche la langue.
- Ah! Je confirme aujourd'hui la véracité du dicton qui dit que l'insensé en nous parle souvent plus vite que le sage en nous.
- Hum, acquiescent les autres vieux moutons avec des petits sourires narquois qui me donnent envie de courir chercher un couteau afin de peler ces ignobles sourires de leurs visages.
- Kissi ma fille, dis-moi, t'ai-je forcée à rester? demande l'oncle.
Bien sûr que tu m'as forcée, espèce de manipulateur!
- Non Oncle, dis-je, les mâchoires serrées.
- Je t'ai attachée?
- Non oncle.
- Tu restes de ton..., ajoute-t-il, laissant sa phrase en suspens pour que je la complète.
- De mon plein gré, oncle.
- Bien, dit-il en faisant signe aux "potentiels maris" d'approcher.
Ils se lèvent tous et avancent vers le patriarche.
- Je crois qu'il serait juste de commencer par le grand-frère propre de mon défunt fils. Lucien, la femme est là. Parle-nous.
Je me crispe sur ma chaise et me tords les doigts pour m'empêcher de crier.
- Tonton David, je ne pourrai pas hériter d'elle, fait Lucien en se grattant la tête, l'air gêné.
Ouf!
Je viens d'échapper à la quéquette du grand frère. Mon soulagement s'évapore lorsque je jette un oeil à la queue des candidats qui est encore bien longue.
- Et pourquoi? s'enquiert le patriarche
- Entre mon boulot extrêmement prenant et mon épouse, les gosses...ce ne sera vraiment pas possible pour moi de gérer une autre femme.
- Lucien, dis seulement que tu as peur de ta femme oui! Je parie qu'elle t'a bien ménacé avant la réunion-ci, lance un oncle.
- Quand on vous dit de n'épouser que des femmes de notre peuple, est-ce que vous nous écoutez? Tu es allé ramasser une moutétéla (une tribu du congo) qui a grandi à Kinshasa! Voilà comment elle te commande, renchérit un autre.
- Chers oncles, Edina n'a en rien influencé ma décision. Je suis désolé de vous décevoir mais je ne peux vraiment pas prendre Kissi.
- Pas de problème fils. Tu peux aller te rasseoir, fait calmement l'oncle David avant de se tourner vers le prochain candidat qui n'est personne d'autre que Jerôme, le goujat.
Il se tient là, pimpant dans son tuxedo sur mesure avec des mocassins luisants. On croirait un croque-mort.
- Alors Jerôme, que nous dis-tu, fils?
Le cousin Jerôme me regarde deux sécondes et me sourit, l'air de savourer mon angoisse. Lorsqu'il ouvre la bouche pour répondre, quelqu'un frappe à la porte, interrompant net sa réponse.
- Qui est-ce? demande oncle David
La poignée bouge puis la porte s'ouvre, laissant entrer un jeune homme grand et athlétique. Il est tout de noir vêtu et arbore une mine très triste. En le voyant entrer, tonton David se lève, va à sa rencontre, les bras bien ouverts.
- Oh Fils! Edouard, tu es enfin là! s'écrie l'oncle en l'étreignant paternellement.
- J'ai fait de mon mieux tonton, il fallait transferer le billet d'avion et tout, répond le nouvel arrivant d'une voix enrouée.
Edouard est le frère qui vient directement après Georges. Il assistait à une conférence des chirurgiens à Ottawa lorsqu'est survenu le décès brutal de son grand frère.
- Nous ne pouvions plus attendre, il nous fallait l'enterrer. L'accident a fait tellement de dégâts, fait l'oncle en reculant d'un pas, ses mains ridées encore posées sur les épaules d'Edouard qui a la tête baissée et me semble pleurer en silence.
L'oncle le dirige vers un siège sur lequel il se laisse choir lourdement avant de prendre son visage dans ses mains. Même s'il ne produit aucun son, les mouvements saccadés de ses épaules indiquent qu'il laisse libre cour à sa douleur que je sais profonde, car il était très proche de son grand frère qui de son vivant a énormement fait pour lui. De cinq ans le cadet de mon feu mari et résident à la capitale, il ne manquait jamais de passer à la maison lorsqu'il était sur Matadi, et ce, toujours avec les bras chargés des cadeaux pour les filles qui l'adorent et l'appellent affectueusement tonton Eddy. Pendant ses passages et toutes ces autres fois où nous avons été portés à nous côtoyer, il s'est toujours montré très distant et inexplicablement glacial envers moi, ne me parlant que si vraiment nécessaire. Bien qu'adorable avec mes enfants, sa froideur limite impolie envers ma personne m'a poussé à developper pour lui de l'antipathie. Ses airs de prince et ses regards hautains m'horripilaient plus que tout. Je me disais que c'était sûrement parcequ'il avait fait des grandes études en Europe qu'il se prenait pour le nombril de la terre.
Lucien quitte son fauteuil et va se tenir près de son petit frère sur l'épaule de qui il pose une main réconfortante. Pendant un moment, tous les hommes dans la pièce maintenant silencieuse semblent m'oublier, sauf Jerôme à qui l'interruption d'Edouard semble avoir beaucoup déplu.
- Pouvons-nous continuer tonton? dit-il en enfonçant nerveusement une main dans la poche de son pantalon
- Ah, Jerôme, c'est quoi? Tu es pressé comme ça pourquoi? s'exclame tonton David
- Mais j'étais sur le point de répondre avant qu'il ne débarque, insiste Jerôme.
- Et ça fait quoi? D'ailleurs, comme Edouard est là, je n'ai plus besoin de ta réponse. Il est le petit frère direct de notre très regretté Georges et n'est pas encore marié. C'est à lui qu'incombe la tâche de prendre le relais.
Quoiiiii? Oh seigneur!
Je vois Edouard sursauter et lever vivement son visage en tirant de sa poche un mouchoir avec lequel il s'essuie rapidement la figure.
- Prendre quel relais? s'enquiert-il d'une voix calme bien qu'il soit très surpris.
- Tu hérites de la veuve et des filles de feu Georges, répond l'oncle David
Les yeux écarquillés, Edouard regarde fixement son oncle comme s'il s'attendait à ce qu'il crie "Poisson d'avril!" mais à son grand désappointement, rien ne vient. Le vieux est aussi sérieux qu'une crise cardiaque. Je reste crispée sur ma chaise, me sentant de plus en plus humiliée et amoindrie par le fait qu'on me présente d'un homme à l'autre tel une marchandise à valeur réduite.
- Il faut que quelqu'un de notre sang s'occupe des biens laissés pour les filles. Tu ferais honneur à ton grand-frère en prenant les rennes après lui, ajoute l'oncle David
- Mais, j'ai une fiancée! proteste Edouard
- Petite amie tu veux dire?
- Peu importe, on est dans une relation sérieuse.
- Edouard, la fameuse petite amie devra comprendre et respecter nos traditions. Elle t'aime, n'est-ce pas? Eh ben, elle va devoir faire de la place à Kissi et les filles. Mon coeur me convainc que c'est toi qui dois la prendre. C'est ce que veulent les ancêtres et tu sais que tu ne peux pas contredire les aïeux!
Edouard se passe une main sur le visage, visiblement dépassé. En entrant dans cette pièce, je doute qu'il s'attendait à une telle bombe.
- Tu la prends, c'est désormais ta femme. Edouard Tatika Vambili, c'est ton oncle sorti du même côlon que ton feu père qui te parle. Kissi est désormais sous ton autorité. Où tu iras, elle ira, déclare solennellement l'oncle David
Ma tête se met soudain à tourner comme une toupie, ma vue se brouille alors que je tombe au ralenti de ma chaise et vais faire coucou au sol tapissé. J'ai le temps d'entendre des exclamations, des jurons et des pas précipités avant de commencer à tomber en chute libre dans un trou noir.
•
Lorsque je reviens à moi, je me retrouve dans mon lit avec maman et Mam' Liliane à mes côtés. Mon bras me fait un peu mal et il me semble que j'ai une bosse sur le front. Aidée par les deux femmes, je me mets en position assise et frissone lorsque toutes les informations emmagasinées avant mon évanouissement se reclassent rapidement dans ma tête. Je me tourne vivement vers ma mère et agrippe son bras de mes deux mains.
- Est-ce vrai que j'appartiens maintenant au petit frère de Georges? C'est vrai?
- C'est un homme correct, il saura s'occuper de toi et des filles, répond doucement ma mère.
Coup de massue. Je n'ai pas rêvé la cauchemardesque scène du bureau. Je ne l'ai pas rêvé, c'était bien réel. L'histoire se répète.
- C'est injuste. Pourquoi me font-ils ça? Pourquoi?
- Je ne vois rien de terrible dans cette décision, fait mama en prenant ma main.
Je la regarde avec colère et retire violemment ma main de la sienne.
- Bien sûr que tu n'y vois rien de terrible, Mama. C'était pareil quand tu as laissé papa me donner en mariage alors que je n'avais même pas encore 18 ans! Tu ne t'es pas battu pour moi. Tu n'as rien fait! D'ailleurs, personne ne s'est jamais battu pour moi. Personne! Je dois toujours tout subir! crié-je en laissant couler des larmes de colère et de dépit.
- Kissi, je n'av...
- Ne me parle pas, je ne veux pas t'entendre! la coupé-je
- Kissi, je t'interdis de parler à ta mère sur ce ton! intervient Mam' Liliane en se levant, fâchée.
Je baisse la tête et continue de pleurer en silence.
- Tu crois que tu es la première à qui une telle chose arrive? Tu m'as demandé à quel âge on m'a épousé? Le mari que j'ai aujourd'hui, n'est-ce pas c'est un cousin de mon feu premier mari?
- ...
- Ce n'est pas parcequ'on ne te raconte pas nos vies en détails que tout y est gai, tu comprends? Crois-tu que ta mère ne brûlait pas de te protéger? Ne crois-tu pas qu'elle l'aurait fait si elle pouvait?
-...
- À toi au moins les oncles ont donné le choix entre partir et rester. Et tu as choisi de rester pour les enfants. Alors, porte ta nouvelle croix et arrête d'essayer de nous faire nous sentir coupable.
Ceci dit, elle prend mama par la main et ensemble, elles quittent la pièce, me laissant seule à me noyer dans mes larmes.
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