J'en ai parlé à Landon en brossant mes cheveux mouillés. – Ne t'inquiète pas pour ça. Tu as d'autres soucis plus importants, me rassure Landon en me massant le dos. – Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu en arriver là. (Je regarde dans le vague, évitant de croiser le regard de mon meilleur ami.) Il y a trois mois, tout était parfaitement logique. J'avais Noah, qui ne m'aurait jamais rien fait de tel. J'étais proche de ma mère et je savais comment ma vie allait se passer. Maintenant, je n'ai plus rien. Vraiment plus rien. Je ne sais même pas si je dois poursuivre mon stage, Hardin pourrait s'y rendre ou convaincre Christian Vance de me virer, juste parce qu'il le peut. Il n'avait rien à perdre, moi si. Je l'ai laissé tout me prendre. Ma vie avant lui était tellement simple et bien engagée. À présent... après lui... c'est juste... après. J'attrape un oreiller sur le lit et le serre avec force. Landon ouvre de grands yeux et me supplie quasiment : – Tessa, tu ne peux pas renoncer à ton stage ; il t'a volé suffisamment de choses. Ne le laisse pas te prendre ça aussi. Ce qu'il y a de bien à partir d'aujourd'hui, sans lui, c'est que tu peux faire ce que tu veux. Tu peux tout recommencer. Je sais qu'il a raison, mais ce n'est pas si simple. Maintenant, toute ma vie est liée à Hardin, même cette satanée peinture sur ma voiture. Peu importe comment, mais il est devenu le lien qui maintient assemblés tous les éléments de mon existence. Lui absent, il ne me reste plus que les décombres de ce qu'était ma vie. Je me calme et fais un petit signe de tête à Landon, presque à contrecœur, qui sourit un peu et ajoute : – Je vais te laisser te reposer. Il me serre dans ses bras et esquisse un mouvement pour partir quand je l'interromps : – Tu crois que ça va s'arrêter un jour ? Il se retourne. – Quoi ? – La douleur ? je murmure. – Je ne sais pas... J'aimerais penser que oui. Le temps guérit... la plupart des blessures. Il m'adresse son expression la plus réconfortante possible, mi-sourire, mi-froncement de sourcils. Je ne sais pas si le temps me guérira, mais s'il ne le fait pas, je n'y survivrai pas. Le lendemain, faisant preuve d'une maladresse absolue mais d'une politesse sans faille, Landon me force à sortir du lit pour s'assurer que je me rende bien à mon stage. Je prends quelques instants pour laisser un petit message de remerciements à Ken et Karen, présentant une fois encore mes excuses pour le trou qu'Hardin a fait dans le mur. Landon est calme et ne cesse de me regarder en conduisant, il essaie de m'encourager de ses sourires et de petites phrases toutes faites que je dois mémoriser. Mais je me sens toujours terriblement mal. Les souvenirs commencent à s'insinuer dans mon esprit lorsque nous entrons sur le parking. Hardin à genoux dans la neige... Les explications de Zed à propos du pari... Je déverrouille rapidement ma voiture et saute à l'intérieur pour éviter l'air froid. Une fois à l'intérieur, j'ai un mouvement de recul en me voyant dans le rétroviseur. Mes yeux sont rouges et soulignés de larges cernes. Et pour compléter mon look film d'horreur, je suis toute bouffie. J'ai vraiment besoin de plus de maquillage que ce que je croyais. J'entre dans le seul supermarché ouvert à cette heure-ci et achète tout le nécessaire pour cacher mes sentiments. Malgré tout, je n'ai ni la force ni l'énergie nécessaires pour faire un véritable effort sur mon apparence. En arrivant chez Vance, Kimberly suffoque en me voyant entrer : CQFD. J'essaie de faire un sourire, mais elle saute sur ses pieds et contourne son bureau. – Tessa, chérie, tu vas bien ? – J'ai vraiment l'air si mal ? – Non, bien sûr que non, ment-elle. Tu as juste l'air... – Épuisée. Parce que je le suis. Les examens ont été vraiment difficiles, ils m'ont pompé toute mon énergie. Elle m'encourage d'un sourire chaleureux, mais je sens son regard peser sur moi dans le couloir qui mène à mon bureau. Après cet échange, les heures semblent s'étirer à l'infini, jusqu'à ce qu'en fin de matinée, Monsieur Vance frappe à ma porte. Il me sourit : – Bonjour Tessa. J'arrive juste à émettre un « Bonjour » en retour. – Je suis juste passé te dire à quel point je suis impressionné par ton travail. Il est bien meilleur et plus détaillé que celui de la plupart de mes employés actuels. – Merci, c'est très important pour moi. À la seconde où je prononce cette phrase, immédiatement j'entends une voix dans ma tête qui me rappelle que je n'ai décroché ce stage que grâce à Hardin. – Donc, il me semble logique de t'inviter à la conférence qui aura lieu à Seattle le week-end prochain. Ces manifestations sont généralement ennuyeuses, mais le sujet de celle-ci est l'édition numérique, l'avenir du métier, et tout ça. Tu rencontreras beaucoup de monde et apprendras deux trois petites choses. J'ouvre un second bureau à Seattle dans quelques mois et j'ai moi-même besoin de développer mes réseaux. Il rit. – Alors, qu'en penses-tu ? Toutes les dépenses sont à notre charge et nous partons vendredi après-midi. Hardin est le bienvenu s'il souhaite se joindre à nous. Pas à la conférence, mais pour le voyage, précise-t-il d'un sourire entendu. Si seulement il savait ce qui se passe réellement entre nous. – Bien sûr, je suis ravie de venir. Merci beaucoup pour l'invitation ! Je suis incapable de contenir mon enthousiasme, si soulagée qu'il se passe enfin quelque chose de positif dans ma vie. – Parfait ! Je vais demander à Kimberly de te communiquer les détails et de t'expliquer comment faire pour les notes de frais... Il se met à marmonner, et j'en profite pour laisser mes pensées vagabonder. L'idée d'aller à cette conférence me met un peu de baume au cœur. Je m'éloignerai d'Hardin, mais d'un autre côté, ça me rappelle qu'il voulait m'amener à Seattle. Il a souillé toutes les zones de ma vie, jusqu'à l'intégralité de l'État de Washington. J'ai l'impression que les murs de mon bureau se rapprochent et que l'air se solidifie. – Tu te sens bien ? me demande Monsieur Vance, l'air soucieux. – Euh, oui, j'ai juste... Je n'ai pas encore mangé aujourd'hui et je n'ai pas beaucoup dormi la nuit dernière. – Rentre chez toi alors. Tu pourras terminer ton travail à la maison. – Ça va, je... – Non, rentre chez toi. Il n'y a pas d'ambulance dans l'édition ! On se débrouillera sans toi, m'assure-t-il avant de sortir. Je rassemble mes affaires et vérifie la tête que j'ai dans le miroir des toilettes, ouais, je suis toujours aussi horrible. Je suis à deux doigts de monter dans l'ascenseur quand Kimberly m'interpelle : – Tu rentres à la maison ? J'acquiesce d'un signe de tête. – ... Hardin est de mauvaise humeur, je te préviens. – Quoi ? Comment tu sais ça ? – Il vient juste de me faire une scène au téléphone dans son langage le plus fleuri parce que j'ai refusé de te transférer son appel. (Elle sourit.) Même à son dixième essai. Je me suis dit que si tu avais voulu lui parler, tu aurais décroché ton portable. – Merci. Je lui suis profondément reconnaissante d'être aussi observatrice. Entendre la voix d'Hardin au téléphone aurait amplifié cette douleur qui me déchire le cœur. J'arrive à me retenir de pleurer jusqu'à ma voiture. La souffrance est de plus en plus terrible, et je suis seule face à mes pensées et à mes souvenirs, sans rien pour me changer les idées. La douleur est attisée quand je vois sur mon téléphone que j'ai raté quinze appels d'Hardin et que j'ai dix nouveaux messages, que je ne lirai pas. Le temps de me reprendre assez pour conduire, je fais ce que je redoute : j'appelle ma mère. Elle décroche à la première sonnerie : – Allô ? – Maman ? Je sanglote. Le mot même me semble étrange lorsqu'il s'échappe de mes lèvres, mais là, j'ai besoin d'être réconfortée par ma mère. – Qu'est-ce qu'il a fait ? Le fait que tout le monde ait la même réaction montre à quel point Hardin est un danger pour l'humanité et combien j'ai été inconsciente. Je n'arrive pas à formuler la moindre phrase cohérente. – Je... Il... Je peux rentrer à la maison ce soir ? – Bien sûr, Tessa. Je t'attends dans deux heures. Elle raccroche. Mieux que ce que je redoutais, mais pas aussi chaleureux que je l'espérais. J'aimerais qu'elle soit comme Karen, aimante et tolérante à l'égard de mes défauts. J'aimerais juste qu'elle s'adoucisse, juste assez pour que je sente le réconfort d'une mère, une mère aimante et apaisante. En entrant sur l'autoroute, j'éteins mon téléphone avant de faire quelque chose de stupide, genre écouter un des messages d'Hardin.