– Tessa, qu'est-ce que tu fais ici ? Je tente de faire disparaître les restes de maquillage de mes yeux. Il se retourne vers sa nouvelle copine. – Tu peux nous laisser une minute ? Elle me regarde, hoche la tête puis retourne dans le couloir. – Je n'arrive pas à croire que tu sois là. Il entre dans la cuisine, retire sa veste, il n'est plus vêtu que d'un simple t-shirt blanc qui révèle la peau mate de son torse. Le tatouage sur son ventre, celui représentant un arbre mort aux branches tordues et effrayantes, m'attire. Il appelle les caresses. J'aime ce tatouage, c'est mon préféré. Je comprends maintenant le parallèle entre l'arbre et lui : les deux sont secs, insensibles, et seuls. Au moins, l'arbre a l'espoir de fleurir à nouveau. Pas Hardin. – Je... J'étais en train de partir. C'est tout ce que j'arrive à dire. Il a l'air si parfait, si beau. Quel beau désastre. – S'il te plaît, laisse-moi juste le temps de m'expliquer, me supplie-t-il, et je remarque que les cernes sous ses yeux sont encore plus grands que les miens. – Non. J'attrape mes sacs, mais il me les prend des mains et les repose par terre. – Je ne te demande que deux minutes, Tess. C'est trop long, deux minutes avec Hardin, mais c'est l'opportunité de conclure notre histoire et j'en ai besoin pour tourner la page. Je soupire et m'assieds en essayant de retenir toute réaction qui pourrait trahir la neutralité de mon expression. Hardin est clairement surpris, mais prend la chaise face à la mienne. – Tu es rapidement passé à autre chose. J'emploie mon ton le plus calme en levant le menton vers la porte. Hardin semble alors se souvenir de la petite brune. – Quoi ? C'est une collègue ; son mari est au rez-de-chaussée avec leur fille, un nouveau-né. Ils cherchent un nouvel appartement, elle voulait voir notre... installation. – Tu déménages ? – Non, pas si tu restes, mais je ne vois pas l'intérêt de rester ici sans toi. J'étudie juste les différentes options. Quelque part, je suis légèrement soulagée, mais suffisamment sur la défensive pour me dire que ce n'est pas parce qu'il ne couche pas avec cette brunette qu'il ne va pas s'envoyer quelqu'un d'autre dans les prochains jours. L'entendre parler de déménager, même sans moi, réveille une douleur que je préfère ignorer. – Tu crois que je pourrais faire monter quelqu'un dans notre appartement ? Ça ne fait que deux jours... C'est comme ça que tu me vois ? On peut dire qu'il ne manque pas de culot. – Bien sûr que oui... maintenant ! Je ponctue d'un hochement de tête vicieux. Une expression de douleur traverse son visage, mais l'instant d'après, il soupire, défait. – Où as-tu couché hier soir ? Je suis allé chez mon père et tu n'y étais pas. – Chez ma mère. – Oh ! Ça va mieux entre vous ? Il regarde ses mains et moi je le regarde droit dans les yeux. Je n'arrive pas à croire qu'il ait l'audace de me demander des nouvelles de ma famille. Il esquisse un mouvement pour prendre ma main mais s'interrompt. – Ça ne te concerne plus. – Tu me manques tellement, Tessa. J'ai le souffle coupé, mais je sais à quel point il est doué pour retourner les situations et je m'écarte de lui. En dépit du tourbillon de mes émotions, je ne veux plus craquer face à lui. – Mais bien sûr ! – C'est la vérité, Tessa. Je sais que j'ai foiré puissance mille, mais je t'aime. J'ai besoin de toi. – Arrête, Hardin. Épargne-toi du temps et de l'énergie. Tu ne me mèneras plus en bateau. Tu as eu ce que tu voulais, alors pourquoi n'arrêtes-tu pas les frais ? – Parce que je ne peux pas. Il avance la main vers moi, mais je recule brusquement. – Je t'aime. J'ai besoin que tu me donnes une chance de me racheter. J'ai besoin de toi, Tessa. J'ai besoin de toi. Et tu as aussi besoin de moi... – Non. Ce n'est pas vrai. J'allais bien avant que tu débarques dans ma vie. – Bien, ca ne veut pas dire que tu étais heureuse. – Heureuse ? Parce que tu crois que je suis heureuse maintenant ? Comment ose-t-il dire qu'il me rend heureuse ? Pourtant c'était vrai, j'ai été si heureuse à une époque. – Tu ne peux pas rester assise là et dire que tu ne crois pas que je t'aime. – Je sais que ce n'est pas le cas. Tout cela n'était qu'un jeu pour toi. Je tombais amoureuse de toi et tu m'utilisais. Ses yeux s'emplissent de larmes. – Laisse-moi te prouver que je t'aime, s'il te plaît. Je ferai n'importe quoi, Tessa. N'importe quoi. – Tu m'as prouvé assez de choses, Hardin. La seule raison de ma présence ici, c'est que je me dois d'écouter ce que tu as à dire pour pouvoir tourner la page. – Je ne veux pas que tu tournes la page. Je soupire bruyamment. – Ça n'a rien à voir avec ce que tu veux ! Ce qui compte, c'est comment tu m'as blessée. Il répond, d'une toute petite voix fêlée : – Tu as dit que tu ne me quitterais jamais. Je ne me fais pas confiance quand il est comme ça. J'ai horreur que sa douleur me domine, qu'elle me fasse perdre toute raison. – J'ai dit que je ne te quitterai jamais si tu ne me donnais pas de raison de le faire. Mais tu l'as fait. Maintenant, tout me paraît parfaitement logique. Il était en permanence inquiet de me voir le quitter. Je croyais qu'il était paranoïaque, mais j'avais tort. Tellement tort. Il savait que quand je découvrirai la vérité, je partirai en courant. Je devrais le faire d'ailleurs. Je lui ai trouvé des excuses à cause de tout ce qu'il a subi pendant son enfance, mais maintenant, je commence à me demander s'il ne m'a pas menti à ce sujet-là aussi. S'il ne m'a pas menti sur tout. – Je ne peux plus faire ça. Je te faisais confiance. Hardin, je t'ai fait confiance de tout mon être ; je dépendais de toi, je t'aimais et tu m'as utilisée. As-tu la moindre idée de ce que ça fait ? Que toutes les personnes que je connais se moquent et rient derrière mon dos, toi y compris, toi, la personne en qui j'avais le plus confiance. – Je sais, Tessa. Je sais. Je ne peux pas te dire à quel point je suis dévasté. Je ne comprends pas ce qui ne tournait pas rond chez moi quand j'ai lancé le pari. Je croyais que ce serait facile. Ses mains tremblent dans sa supplique. – Je croyais que tu coucherais avec moi et que ce serait terminé. Mais tu étais tellement entêtée et si... différente que je me suis rendu compte que je pensais tout le temps à toi. Je restais assis dans ma chambre à chercher des moyens de te voir, même juste pour m'engueuler avec toi. Après notre sortie au bord de la rivière, je savais que ça n'avait plus rien à voir avec le pari, mais je n'arrivais pas à l'admettre. J'étais en conflit avec moi-même et je m'inquiétais pour ma réputation. Je sais que c'est tordu, mais j'essaie d'être honnête. Et quand j'ai raconté à tout le monde ce qu'on avait fait, en fait, j'ai dit n'importe quoi... Je ne pouvais pas te faire ça, même au début. Je ne leur ai pas dit ce qu'on a vraiment fait. J'ai inventé des mythos merdiques et ils m'ont cru. Quelques larmes perlent sous mes paupières, il tend le bras pour les essuyer. Je ne bouge pas assez rapidement pour éviter son contact qui me brûle la peau. Je dois rassembler toutes mes forces pour ne pas poser ma joue dans sa paume. – Je déteste te voir comme ça, murmure-t-il. Je ferme les yeux et les rouvre, essayant désespérément de retenir mes larmes. Je me tais tandis qu'il continue : – Je te le jure, j'ai commencé à raconter à Nate et Logan ce qui s'était passé au bord de la rivière, mais ça a commencé à m'énerver, à me rendre jaloux même, rien qu'à l'idée qu'ils sachent ce que j'ai fait avec toi, ce que je t'ai fait ressentir... alors je leur ai dit que tu m'avais fait une... Ouais, bon, j'ai juste inventé des conneries. Je sais que le fait qu'il ait menti à propos de notre intimité n'est pas mieux que de leur avoir raconté la vérité, pas vraiment. Mais pour une raison quelconque, je suis soulagée de savoir que seuls Hardin et moi savons réellement ce qui s'est passé entre nous, les véritables détails de nos instants passés ensemble. Mais ce n'est pas suffisant. Et puis, de toute façon, il est probablement encore en train de me mentir en ce moment. Je ne peux jamais savoir. Et maintenant je suis prête à le croire. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Je réponds en chassant mes larmes : – Même si je te croyais, je ne peux pas te pardonner. Il se prend la tête entre les mains. – Tu ne m'aimes pas ? me demande-t-il entre ses doigts. – Si. Le poids de cet aveu pèse lourdement entre nous. Il baisse les mains et me regarde d'une manière qui me fait regretter d'avoir dit la vérité. C'est pourtant vrai. Je l'aime. Je l'aime trop. – Alors pourquoi ne peux-tu pas me pardonner ? – Parce que c'est impardonnable. Tu n'as pas seulement menti. Tu as pris ma virginité pour gagner un pari, puis tu as montré mon sang sur les draps tachés à plusieurs personnes. Comment pardonner une chose pareille ? Son regard vert perçant n'est que désespoir. – J'ai pris ta virginité parce que je t'aime. Je ne sais plus qui je suis sans toi. Je secoue la tête avec vigueur et détourne le regard. – De toute façon, ça n'aurait pas pu marcher entre nous, nous le savions tous les deux. J'essaie d'alléger ma peine. C'est difficile d'être assise en face de lui et de le regarder souffrir, mais mon sens de la justice me dit que voir sa peine allège la mienne... un peu. – Pourquoi ça ne marcherait pas ? Tout roulait entre nous... – Tout était basé sur un mensonge, Hardin. Et parce que sa tristesse me donne soudain confiance en moi, je poursuis : – En plus, regarde-toi et regarde-moi. Je ne le pense pas, mais voir son visage se décomposer lorsque j'utilise contre lui sa plus grosse faille, ce sentiment d'insécurité sur notre relation, même si ça me tue de le faire, me rappelle qu'il le mérite. Il s'est toujours inquiété de ce que nous projetions quand nous étions ensemble, que j'étais trop bien pour lui et là, je le lui balance en pleine figure. – C'est à propos de Noah ? Tu l'as vu, hein ? Je reste bouche bée devant son audace et ses questions. Ses yeux brillent de larmes et je dois me redire que tout est sa faute. Il a tout cassé. Je lui crie dessus en me levant de table. – Oui, je l'ai vu, mais ça n'a rien à voir. Ton problème, c'est que tu fais ce que tu veux à qui tu veux, tu te contrefous des conséquences et tu imagines que tout le monde sera d'accord. – Non, ce n'est pas ça, Tessa. Lui aussi crie, mais je me tais, exaspérée. Ma réaction le stoppe net, il se lève, regarde par la fenêtre, puis revient vers moi et reprend : – Ok, d'accord, tu as peut-être raison, mais je tiens vraiment à toi. – Bien. Tu aurais dû y penser avant de crâner et de faire état de ta conquête. – Ma conquête ? Putain, t'es sérieuse ? Tu n'es pas une conquête, tu es tout pour moi ! Tu es mon souffle, ma douleur, mon cœur, ma vie ! Il s'avance vers moi. Ce qui me rend le plus triste, c'est que ces mots sont les plus touchants qu'il m'ait jamais dits, mais il les hurle. – Eh bien, c'est un peu trop tard pour ça. Tu crois que tu peux simplement... À mon tour je crie, mais il me prend au dépourvu en passant sa main derrière mon cou pour m'attirer, il écrase ses lèvres contre les miennes. La sensation de chaleur familière de sa bouche me coupe les jambes. Avant de me rendre compte de ce que je suis en train de faire, je le suis dans son baiser. Il gémit de soulagement et j'essaie de le repousser. Il attrape mes poignets d'une main et les plaque contre son torse en continuant de m'embrasser. J'essaie de me débattre pour échapper à son emprise, mais mes lèvres ne sont pas d'accord. Il me force à reculer avec lui jusqu'à ce qu'il butte contre le plan de travail. Son autre main me caresse le cou et m'empêche de bouger. Toute la douleur, toute la peine de mon cœur s'évaporent et la tension dans mes mains se relâche. C'est si mal, mais c'est si bon. Mais c'est mal. Je fais un pas en arrière. Il tente de remettre ses lèvres sur les miennes, mais je détourne la tête avant de lui dire « non ». Son regard s'adoucit et il me supplie : – S'il te plaît. – Non Hardin. Je dois y aller. Il lâche mes poignets. – Tu vas où ? – Je... Je ne sais pas encore. Ma mère essaie de me trouver une nouvelle chambre en cité U. – Non... non... Il secoue la tête, sa voix trahit son inquiétude. Il se passe les mains dans les cheveux. – Tu habites ici, ne retourne pas à la résidence. Si quelqu'un doit partir, ça devrait être moi. Reste ici, s'il te plaît, pour que je sache où tu es. – Tu n'as pas à savoir où je suis. – Reste, répète-t-il. Si j'étais complètement honnête avec moi-même, j'admettrais que je veux rester avec lui. Je veux lui dire que je l'aime plus que je respire, mais je ne peux pas. Je refuse d'être emportée dans notre histoire. Je ne veux pas être cette fille qui laisse les hommes faire tout ce qu'ils veulent d'elle. J'attrape mes sacs et je dis la seule chose qui l'empêchera de me suivre. – Noah et ma mère m'attendent. Je dois y aller. Sur ce mensonge, je franchis le seuil de la porte. Il ne me suit pas et je ne m'autorise pas à tourner la tête pour voir combien il souffre.