Je donnerais n'importe quoi pour rembobiner le film de ma vie jusqu'à mon premier jour d'université ; j'aurais suivi le conseil de ma mère et changé de chambre. Ma mère a eu peur que Steph ait une mauvaise influence ; si seulement nous nous étions rendu compte que ce serait le grossier personnage aux cheveux bouclés, le problème... Qu'il prendrait tout mon être pour le faire valdinguer et le briser en mille morceaux, sur lesquels il soufflerait pour les disperser dans le néant et sous les talons de ses amis. Je n'étais qu'à deux heures de la maison, mais avec tout ce qui s'est passé, j'ai l'impression que j'étais beaucoup plus loin. Je ne suis pas rentrée chez ma mère depuis que les cours ont commencé. Si je n'avais pas rompu avec Noah, je serais revenue bien plus souvent. En passant devant chez lui, je me force à rester concentrée sur la route. Je gare ma voiture dans notre allée et j'en sors à toute vitesse, mais en arrivant devant la porte, je ne sais pas trop si je dois sonner ou pas. Ça me paraît étrange de le faire, mais je ne me vois pas juste pousser la porte et entrer. Comment ai-je pu autant changer depuis que je suis partie en fac ? Quand je me décide à entrer, simplement, je tombe sur ma mère debout à côté du canapé de cuir brun, en robe, chaussures à talons et parfaitement maquillée. Rien n'a changé : tout est propre et organisé. La seule différence est que tout semble plus petit, peut-être à cause du temps que j'ai passé chez Ken. Certes, la maison de mes parents est petite et moche de l'extérieur, mais l'intérieur est bien décoré et ma mère a toujours fait de son mieux pour dissimuler le chaos qu'était son mariage, à grand renfort de peinture, de fleurs et de méticulosité. Une stratégie de décoration qu'elle a poursuivie après le départ de mon père. J'imagine que c'était devenu une manie. Il fait bon dans la maison et des effluves de cannelle viennent me chatouiller les narines. Ma mère est toujours obsédée par les brûleurs de parfum et en dispose dans toutes les pièces. Je retire mes chaussures devant la porte, sachant qu'elle ne tolère pas de neige sur son parquet en bois massif vitrifié. – Tu veux un café, Theresa ? me demande-t-elle avant de me serrer dans ses bras. Je tiens mon addiction au café de ma mère et cet atavisme fait naître un petit sourire sur mes lèvres. – Oui, s'il te plaît. Je la suis dans la cuisine et m'assieds à la petite table, pas trop sûre de savoir comment entamer la conversation. Elle me brusque : – Alors, vas-tu me dire ce qui s'est passé ? Je prends une grande inspiration et avale une gorgée de café avant de me lancer : – Hardin et moi sommes séparés. Son expression est neutre lorsqu'elle me répond : – Pourquoi ? – Il s'est révélé ne pas être celui que je croyais. J'entoure la tasse de café brûlant de mes mains pour essayer de penser à autre chose qu'à la douleur qui m'assaille, et me prépare à entendre la réponse de ma mère. – Et qui croyais-tu qu'il était ? – Quelqu'un qui m'aimait. Je ne suis pas trop sûre de savoir qui était Hardin, mis à part qu'il était lui-même. – Et tu crois que ce n'est plus le cas ? – Non, effectivement. – Qu'est-ce qui te rend si sûre ? – Parce que je lui faisais confiance et qu'il m'a trahie, de la plus ignoble des manières. Je sais que j'omets les détails, mais j'ai toujours cet étrange besoin de protéger Hardin du jugement de ma mère, qui reste de glace. Je me reproche d'être aussi bête, de vouloir prendre en compte ses sentiments alors qu'il ne ferait pas la même chose pour moi. – Tu ne penses pas que tu aurais dû y penser avant d'emménager avec lui ? – Oui, je sais. Vas-y, dis-moi à quel point je suis stupide. Dis-moi que tu m'avais prévenue. – Je t'avais prévenue. Je t'avais dit de faire attention aux garçons de son espèce. Il vaut mieux rester loin des hommes comme ton père. Je suis contente que vous ayez mis fin à cette histoire avant qu'elle ne commence réellement. Les gens font des erreurs, Tessa. Je suis certaine qu'il te pardonnera. Elle boit une gorgée de café, laissant une trace de gloss rose sur le bord de sa tasse. – Qui ? – Noah, bien sûr. Comment fait-elle pour ne pas comprendre ? J'ai juste besoin de lui parler, qu'elle me réconforte, pas qu'elle me pousse encore dans les bras de Noah. Je me lève, l'observe puis promène mon regard tout autour de la pièce. Elle est sérieuse ? Ce n'est pas possible. Je réplique d'un ton cassant : – Ce n'est pas parce que les choses ont mal tourné avec Hardin que je vais me remettre avec Noah. – Pourquoi Tessa ? Tu devrais lui être reconnaissante qu'il t'accorde une seconde chance. – Quoi ? Pourquoi tu ne peux pas t'arrêter un peu ? Je n'ai pas besoin d'être avec quelqu'un à l'heure actuelle, surtout pas Noah. J'ai envie de m'arracher les cheveux. Ou les siens. – Qu'entends-tu par « surtout pas Noah » ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? Il a toujours été bon pour toi depuis votre enfance. Je soupire et retourne sur ma chaise. – Je sais, Maman. Noah compte vraiment pour moi. Mais pas de cette manière. – Tu ne sais même pas de quoi tu parles. Il ne s'agit pas seulement d'amour, Theresa ; il y a aussi la stabilité et la sécurité. – Je n'ai que dix-huit ans. En prononçant ces mots, je réalise que jamais je ne me mettrai en couple avec quelqu'un sans l'aimer, juste pour la stabilité. Je veux être stable et en sécurité par moi-même. Je veux quelqu'un à aimer, quelqu'un qui m'aime en retour. – Quasiment dix-neuf. Et si tu ne fais pas attention maintenant, personne ne voudra de toi. Maintenant, va arranger ton maquillage, Noah sera là d'une minute à l'autre. Elle sort de la cuisine. J'aurais dû savoir que ce n'était pas l'endroit où venir chercher du réconfort. J'aurais mieux fait de rester dormir dans ma voiture toute la journée. Comme promis, Noah arrive cinq minutes plus tard, sans que j'aie pris la peine de retoucher mon apparence. Quand je le vois arriver dans la petite cuisine, je me sens encore plus mal, ce que je ne croyais pas possible. Il m'adresse un chaleureux sourire parfait. – Salut. – Salut, Noah. Il s'approche et je me lève pour le serrer dans mes bras. Son corps est chaud et son pull sent si bon, exactement comme dans mon souvenir. – Ta mère a appelé. J'esquisse un pâle sourire. – Je sais. Je suis désolée qu'elle n'arrête pas de t'impliquer là-dedans. Je ne comprends pas ce qui lui prend. – Moi si. Elle veut que tu sois heureuse, tente-t-il pour la défendre. – Noah... – Mais elle ne sait pas ce qui te rend vraiment heureuse. Elle veut que ce soit moi, même si ce n'est pas le cas. – Je suis désolée. – Tess, arrête de t'excuser. Je veux juste m'assurer que tu vas bien. Il parle gentiment et me serre dans ses bras. – Ça ne va pas bien. – Je vois ça. Tu veux en parler ? – Je ne sais pas. Tu es sûr que ça ne te dérange pas ? Je ne peux pas supporter l'idée de le blesser encore une fois en lui parlant de l'homme pour qui j'ai rompu avec lui. – Oui, certain. – Ok... Il va se servir un verre d'eau et revient s'asseoir en face de moi. J'entame mon récit et je lui raconte absolument tout. Je laisse de côté les détails de notre vie sexuelle, c'est ma vie privée, elle ne regarde que moi. Enfin pas vraiment. Mais pour moi, si. Je n'arrive toujours pas à croire qu'Hardin ait raconté à ses amis tout ce qui s'est passé entre nous... C'est le pire dans cette histoire : le fait qu'il m'ait avoué qu'il m'aimait, qu'il m'ait fait l'amour et, juste après, qu'il m'ait tourné le dos pour se moquer de notre histoire devant tout le monde. C'est encore pire que d'avoir montré les draps. – Je savais qu'il allait te faire du mal, je ne savais pas à quel point. Je vois bien que Noah est en colère. C'est étrange de voir cette émotion sur son visage quand on connaît son sang-froid habituel. Puis il reprend : – Tu es trop bien pour lui, Tessa. Ce garçon est un déchet. – Je n'arrive pas à croire que j'aie été aussi stupide. Je lui ai tout donné, et il n'y a pire sensation au monde que d'aimer quelqu'un qui ne t'aime pas. Noah attrape son verre et le triture avant d'ajouter doucement : – M'en parle pas. Je voudrais me gifler d'avoir dit une chose pareille, de la lui avoir dite à lui. J'ouvre la bouche, mais il m'interrompt avant que je puisse m'excuser. – Ça va, ajoute-t-il en me frottant le dos de la main. Bon Dieu, j'aimerais aimer Noah. Je serais bien plus heureuse avec lui, il ne me traiterait jamais comme Hardin l'a fait. Noah me raconte les nouvelles depuis mon départ, ce qui ne prend pas beaucoup de temps. À mon grand soulagement, il va aller à l'université à San Francisco au lieu de WCU. Le blesser aura au moins permis une chose : lui donner l'impulsion nécessaire pour partir de l'État de Washington. Il me parle de ce qu'il cherche en Californie. Lorsque nous arrêtons de discuter, le soleil s'est couché et je me rends compte que ma mère est restée dans sa chambre tout le temps de sa visite. Je sors dans le jardin et ne peux m'empêcher de me diriger vers la serre dans laquelle j'ai passé la majeure partie de mon enfance. À travers les panneaux de verre, je découvre que toutes les fleurs et les plantes sont mortes. C'est un désastre qui semble coller parfaitement avec le moment présent. J'ai tant de choses à faire, tant de décisions à prendre. Je dois trouver un endroit où vivre et un moyen de récupérer mes affaires dans l'appartement d'Hardin. Je songe sérieusement à tout laisser sur place, mais ce n'est pas possible. Je n'ai pas d'autres vêtements que ceux que j'y ai laissés et, surtout, j'ai besoin de mes manuels. Je mets la main dans ma poche pour allumer mon téléphone et, en quelques instants, ma messagerie est pleine. L'icône de mon répondeur s'affiche. J'ignore les messages téléphoniques et je regarde rapidement les expéditeurs des textos. Tous sont d'Hardin, sauf un. C'est Kimberly : CHRISTIAN M'A DIT DE TE DIRE DE RESTER À LA MAISON DEMAIN. TOUT LE MONDE PARTIRA À MIDI DE TOUTE FAÇON, LE PREMIER ÉTAGE DOIT ÊTRE REPEINT, ALORS RESTE CHEZ TOI. DIS-MOI SI TU AS BESOIN DE QUOI QUE CE SOIT. BIZ. Je suis très soulagée d'avoir ma journée de demain. J'adore mon stage, mais je commence à me dire que je devrais peut-être changer d'université, voire même quitter l'État. Le campus n'est pas assez grand pour éviter Hardin et ses potes, et je ne veux pas subir le rappel constant de ce que j'avais trouvé avec Hardin. Enfin, ce que je croyais avoir trouvé. Le temps de rentrer dans la maison, mes mains sont engourdies par le froid. Ma mère est assise sur une chaise et lit un magazine. Je lui demande : – Je peux rester ce soir ? Elle me regarde brièvement. – Oui. Et demain nous chercherons une solution pour que tu puisses réintégrer la cité universitaire. Elle retourne à son magazine. Sachant que je ne tirerai rien d'autre de ma mère ce soir, je monte dans mon ancienne chambre qui est exactement dans l'état où je l'avais laissée. Elle n'a rien changé. Je ne prends pas la peine de me démaquiller avant de me coucher. Même si c'est difficile, je me force à dormir, rêvant de moments où ma vie était bien meilleure. Avant que je rencontre Hardin. Mon téléphone me réveille au beau milieu de la nuit, mais j'ignore l'appel et, l'espace d'un instant, je me demande si Hardin parvient à dormir ou non. Le lendemain matin, avant de partir travailler, ma mère me dit seulement qu'elle appellera la fac pour les forcer à me donner une nouvelle place en cité U, dans un autre bâtiment, loin du précédent. Je pars avec la ferme intention de me rendre sur le campus, mais au dernier moment, je bifurque rapidement vers la sortie d'autoroute qui mène à l'appartement. Je conduis vite pour m'empêcher de changer d'avis. En arrivant sur notre parking, je vérifie deux fois que la voiture d'Hardin n'y est pas. Lorsque je suis certaine que c'est bon, je me gare et traverse rapidement l'aire de stationnement enneigée. Le temps que je gagne l'entrée de l'immeuble, le bas de mon jean est trempé et je suis gelée. J'essaie de penser à tout sauf à Hardin, mais c'est impossible. Il devait vraiment me détester pour être allé aussi loin dans son entreprise de destruction, et pour m'avoir fait emménager dans un appartement si éloigné de toutes mes relations. Il doit être plutôt fier de lui, à présent, de m'avoir causé une telle douleur. Alors que je triture mes clés pour ouvrir la porte de notre appartement, une vague de panique me submerge, me jetant quasiment à terre. Quand la douleur cessera-t-elle ? Ou au moins diminuera-t-elle ? Je me dirige directement vers la chambre et attrape mes sacs dans l'armoire, entassant pêle-mêle mes habits sans y prendre garde. Mes yeux se posent sur la table de chevet où se trouve une photo d'Hardin et de moi encadrée, souriant avant le mariage de Ken. Dommage que ça n'ait compté que pour du faux ! Je m'allonge sur le lit pour l'attraper et la jeter contre le sol en béton. Le verre éclate en mille morceaux, je saute sur le lit, attrape la photo, la déchire en miettes, sans me rendre compte que je pleure à en étouffer. Je prends mes livres et les empile dans un carton vide. Instinctivement, j'ajoute l'exemplaire des Hauts de Hurlevent ; il ne lui manquera pas et, honnêtement, il me le doit après tout ce qu'il m'a pris. Ma gorge est irritée, pour la calmer je vais dans la cuisine me verser un verre d'eau. Je m'assieds à la table et m'accorde quelques petites minutes pour faire comme si rien de tout ça n'était arrivé. Pour rêver qu'au lieu d'avoir à affronter l'avenir seule, Hardin rentrera bientôt à la maison après ses cours, qu'il me sourira et me dira qu'il m'aime et que je lui ai manqué. Il me soulèvera pour m'asseoir sur le comptoir et m'embrassera avec fougue et aimera... Le bruit de la serrure me surprend au beau milieu de ma pathétique rêverie. Je me lève précipitamment au moment où Hardin franchit le seuil. Il ne me voit pas car il regarde par-dessus son épaule. Il regarde une petite brune en robe-pull noire. – Alors voilà... Il s'arrête net en voyant mes sacs par terre.